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La voie de passage du gauchisme au néo conservatisme par lemoine

16 Jan

 voici un premier texte qui pose un fait bien connu, à savoir le passage du gauchisme à la droite, l’expression convenue était être passé du col Mao au Rotary club. mais là aussi il faudra savoir faire un bilan réel. Il y a les nouveaux philosophes mais aussi ceux qui ont résisté comme Linhardt, Badiou et d’autres. (note de danielle Bleitrach)

image 1Dans les années soixante-dix apparut une série d’intellectuels qui avaient comme caractéristique commune au départ d’être classés à gauche voire à l’extrême gauche et qui se sont mués très rapidement en intellectuels de droite. Ils sont passés du gauchisme au néo conservatisme. Cette trajectoire, ce cheminement, ne s’explique ni par l’opportunisme ni par leur personnalité. Pour le comprendre il faut le replacer dans un contexte de classe.

Effectivement, toute production intellectuelle ne peut être comprise qu’en la replaçant dans le contexte socio-économique, politique et culturel de son époque. Or, ces intellectuels étaient les représentants les plus en vue d’une classe, la petite bourgeoisie intellectuelle, qui s’est trouvée dans une situation bloquée dans l’Europe du sud (c’est-à-dire en France, Espagne, Portugal et Grèce). Elle n’a pas pu, comme ses homologues de l’Europe du nord trouver sa place tout naturellement dans les appareils d’État, qu’il s’agisse de l’université, la recherche ou même dans la classe dirigeante par le biais des partis sociaux-démocrates et des syndicats.

Pourtant cette classe n’avait jamais été aussi numériquement importante aussi bien en pourcentage de la population que qualitativement. Cette classe donnait le « la » en matière d’innovations culturelles mais elle était sur le plan politique réduite à l’impuissance.  Cela explique sa radicalisation. Seul un changement radical pouvait lui offrir des perspectives.

En France il y avait la Vème République, un régime centralisé, autoritaire, technocratique, sous la direction d’un dirigeant plébiscité bien qu’issu d’un coup d’État. Ce dirigeant très « vieille France », le général de Gaulle, régnait sur une assemblée largement monocolore qui ne laissait aucun espace politique à cette nouvelle classe montante. Une constitution taillée sur mesure assurait la pérennité de son pouvoir et réduisait à l’impuissance toute opposition.

Du côté de la classe ouvrière, la porte était également fermée dans la mesure où un fort parti communiste et des syndicats puissants occupaient le terrain et n’avaient nul besoin des services d’une intelligentsia qu’elle produisait déjà en son sein. Ainsi, la classe intellectuelle était-elle sans contact aucun avec les classes populaires et était tenue à l’écart par la bourgeoisie capitaliste. Ses représentants les plus éminents n’étaient, selon l’expression d’un des leurs (Jacques Julliard) que « les intellectuels organiques de leur propre classe ».

Enfermée dans le ghetto de l’université, bloquée par le mandarinat, cette classe intellectuelle s’est radicalisée. Cette radicalisation a conduit à mai 68 (au mai 68 étudiant à distinguer du mai 68 ouvrier). Tout en utilisant la peur créée par un déchainement « révolutionnaire » qu’elle savait mettre en scène, la classe dirigeante capitaliste a bien compris ce qu’était l’enjeu des événements. Selon le témoignage du sociologue Jean-Pierre Garnier, le premier ministre du Général de Gaulle, Georges Pompidou, a bien vu que mai 68 était la révolution d’une jeunesse aisée, cultivée, qui aspirait au pouvoir mais qui ne pouvait pas réaliser ses aspirations. Il a vu que la solution n’était pas la répression contrairement à ce que croyait le Général de Gaulle (lequel était prêt à faire appel à l’armée et au général Massu) mais qu’elle exigeait un jeu politique subtil. Soutenu par le ministre de l’éducation et par le ministre de l’intérieur, il a fait comprendre à de Gaulle que les gens qui étaient en train de brandir des portraits de Che Guevara, de Lénine ou de Mao, réclamaient « du pouvoir » mais pas « le pouvoir » et qu’il fallait répondre à leur demande pourvu qu’ils veuillent bien infléchir suffisamment leur discours.

image 2La voie leur a été ainsi ouverte pour la conquête des appareils culturels sous le sceau de la « nouvelle société » ou du « libéralisme avancé ». Ils ont su comprendre cela et donner des gages sur lesquels je reviendrai. Un des effets les plus immédiats de la nouvelle politique du pouvoir a été la création de l’Université de Vincennes, qui tout à la fois permettait de créer des postes et de laisser libre cours à l’expérimentation tout en cantonnant les plus déterminés dans une espèce de champ clos. Grâce à des prêts bancaires largement ouverts, d’autres ont pu se lancer dans la presse (création du journal Libération), dans la librairie (la FNAC) et plus généralement dans toutes les industries culturelles.

La voie du pouvoir s’est encore ouverte plus largement après mai 81 sous la houlette de Jack Lang. Les révolutionnaires d’hier sont alors devenus les intellectuels dominants. Ils ont acquis une place prépondérante dans les médias à tel point qu’on pourrait parler, en paraphrasant Eisenhower, de complexe médiatico-intellectuel. Ils se sont ainsi trouvés mués en porte-paroles de la classe dominante et ont dû adapter leurs discours à cette nouvelle situation.

Il leur a fallu, dans cette situation inédite, devenir les producteurs d’une idéologie justifiant l’ordre établi. Cela a donné lieu à des « retournements de veste » acrobatiques dont le plus spectaculaire a été l’avènement de « la nouvelle philosophie » : une philosophie plus que médiocre mais fondée sur le support de la presse dite de gauche (Libération – Le Nouvel Observateur) et sur la télévision. Cela a fait des gens qui ont réussi cette métamorphose des gens extrêmement influents qui ont réussi à formater l’opinion publique tout en agissant sur les dirigeants capitalistes avec le « new management ».

Relayé très largement par les médias qu’ils contrôlaient, leur discours anti-marxiste (dit anti-totalitaire) est parvenu à rendre obsolètes les concepts marxistes qui permettaient aux classes populaires d’exprimer leurs souffrances, leurs revendications et de se mobiliser. Le rôle des nouveaux intellectuels est ainsi devenu fondamental dans la mobilisation de la classe dirigeante pour défendre ses intérêts. A tel point qu’on a pu voir un ancien dirigeant maoïste devenir conseiller du MEDEF !

Les tenants de ce qu’on appelle aujourd’hui « la pensée 68 » n’ont pas peu contribué à l’affaiblissement des organisations ouvrières. On peut même dire qu’ils ont très activement occupé le flanc gauche d’une offensive concertée. Leur activisme forcené, mais sans base sociale réelle, complaisamment relayé par les médias, leur a permis d’acquérir un poids intellectuel et culturel considérable. On se souvient par exemple comment les gesticulations de la Gauche Prolétarienne, comme l’attaque des magasins Fauchon, étaient illustrées au journal télévisé comme une épopée révolutionnaire. Leur dénonciation tonitruante des directions syndicales en faisait les ténors dans le concert d’imprécations contre le nouvel épouvantail agité sous le nom de « totalitarisme ». Elle s’est soldée par un rapprochement avec la CFDT au moment où celle-ci opérait son recentrage. De là sont sorties des trajectoires divergentes et erratiques dont la seule constante était une dénonciation virulente du Parti Communiste inspirée tout à la fois par des thèmes libertaires et par leur antithèse absolue sous la forme de la révolution culturelle chinoise.

Pour ne retenir que les plus sérieux, des nouveaux philosophes à Lyotard le retournement a été complet : ce dernier par exemple, après avoir joué le rôle de l’aiguillon de gauche du socialisme, est allé jusqu’à annoncer qu’il voterait pour Giscard d’Estaing contre Mitterrand. Plus subtilement, Foucault se sert des thèses néolibérales et s’appuie sur elles pour promouvoir les luttes secondaires contre les luttes de masse. Il fait de l’esprit de parti une menace contre la démocratie et accompagne la dépolitisation en cours en valorisant les questions sociétales.

Deleuze fait de la critique de l’idée de totalisation une arme contre le marxisme. Il rejoint Foucault dans la critique de l’engagement. Critique de la totalisation, critique de l’organisation et critique de la représentation, convergent pour définir un nouvel espace politique : celui de la micro politique. La classe ouvrière est désormais présentée comme apathique, réactionnaire, toujours prête à céder au fascisme. A l’intellectuel, allié des exploités, se substitue le penseur qui ne parle que pour lui-même et procède à une critique généralisée de la « représentation ». Deleuze peut ainsi dénoncer les « instances dites représentatives à la PC ou à la CGT ». Il théorise avec Guattari le refus des organisations partisanes et syndicales classiques et se fait le promoteur d’un militantisme décalé et l’apologiste utopiste des « subversions douces » : «A travers un décentrement systématique du désir social, des subversions douces, d’imperceptibles révolutions [… ] finiront par changer la face du monde, par le rendre plus souriant ce qui, avouez-le, ne serait pas un luxe ». Tous deux se font les chantres du « devenir minoritaire » c’est-à-dire de l’action groupusculaire et locale qui devrait toujours être préférée à l’action de masse. Ils objectent emphatiquement aux politiques majoritaires, quelles qu’elles soient : les minorités révolutionnaires « parce qu’elles portent un mouvement plus profond qui remet en question l’axiomatique mondiale ». Et pour couronner cette invitation à se saborder adressée aux organisations ouvrières, ils défendent le libéralisme comme voie pour accélérer la fin du capitalisme. Il faut, selon eux : « Non pas se retirer du procès, mais aller plus loin, ‘accélérer le procès’ », ce qui consiste à toujours plus déréguler les flux financiers et marchands.

Mais ces subversions, ces dérégulations, c’est le libéralisme qui a menées et nous savons où elles ont abouti. Les organisations ouvrières ont été effectivement ramenées au niveau de l’action groupusculaire. Chacun a joué sa partition pour atteindre ce but, mais qui peut s’en féliciter ?

*

Trois événements internationaux ont facilité ce virage général à droite : la parution de l’archipel du Goulag de Soljenitsyne en 1974, la crise des SS 20 entre les États-Unis et l’URSS, la crise des Boat peoples consécutive à la fin de la guerre du Vietnam.

A vrai dire, le livre de Soljenitsyne, traduit en 1974, n’a pas eu d’effets dans l’immédiat. Son auteur paraissait trop clairement être un réactionnaire qui militait pour la réhabilitation du général Vlassov qui avait trahi son pays en s’alliant à Hitler. Le même Soljenitsyne soutenait le général Pinochet bourreau du Chili. Ce n’est que vers 1977 que son livre a pu être utilisé comme un thème majeur de la lutte contre le nouveau danger : le totalitarisme.

La crise des SS 20 déployés en Europe de l’Est en réplique aux menaces de l’OTAN a été le second alibi du retournement d’une classe intellectuelle qui savait ne pouvoir prospérer qu’en rompant avec toute forme de marxisme. Elle a permis le passage de la critique de l’impérialisme américain à celle de l’URSS.

Enfin, le troisième prétexte à la volteface a été l’affaire des boat peoples. A la fin des années soixante-dix quelques centaines de milliers de personnes ont fui le Vietnam communiste dans des conditions dramatiques. Cela a donné lieu à une mobilisation sans précédent des intellectuels en France et dans d’autres pays d’Europe. La situation étant attribuée à la répression communiste et non à la misère d’un pays sous embargo menacé par son puissant voisin.

*

image 3J’ai repris  l’idée de Jean-Pierre Garnier que la clairvoyance de Georges Pompidou avait facilité le passage des intellectuels gauchistes à la droite. Il me faut maintenant revenir sur ce point pour faire valoir certains aspects du gauchisme aujourd’hui complétement occultés au profit d’une imagerie complaisamment répandue – aspects qui permettent de comprendre que le gauchisme n’a pas été manipulé mais s’est prêté avec zèle au marché qui lui était proposé.

La politique initiée par Georges Pompidou a eu d’autant plus de succès que le gauchisme le plus extrême s’y est prêté. Ses dirigeants ont bien compris le marché qui leur était proposé et ont clairement fait la preuve qu’ils étaient prêts à donner des gages. Cela s’est joué autour de la liquidation du mouvement étudiant et en particulier du syndicat étudiant l’UNEF. Les deux acteurs de cette affaire ont été, d’une part, la Gauche Prolétarienne maoïste dont les dirigeants ou les sympathisants occupent les premières place aujourd’hui dans les médias et, d’autre part, les trotskystes de la IVème internationale Lambertiste dont les militants sont aujourd’hui très bien placés dans le PS (voir Jospin et Moscovici).

Je peux d’autant mieux parler de ces deux moments du passage du gauchisme au service du pouvoir que j’en ai été le témoin direct. Ce que j’ai a raconter à ce sujet est suffisamment éclairant pour devoir être dit en détail.

Le premier moment de la liquidation du mouvement étudiant est le fait des maoïstes. Il se situe en 1970 à l’université de Nanterre. On y voit l’organisation maoïste la Gauche Prolétarienne faire ce que n’auraient pas pu réussir les groupes d’extrême droite.

Voici les faits : nous sommes en 1970 à la fac de Nanterre. A la rentrée de septembre, l’université était sous tension. Les halls étaient occupés par des tables tenues par une multitude d’organisations allant de l’extrême droite à la gauche la plus écervelée. De violentes bagarres éclataient régulièrement, des « tribunaux populaires » siégeaient, les cours étaient régulièrement interrompus par des « prises de parole » dictées par l’urgence d’une révolution imminente. Des cars de CRS, toujours plus nombreux, stationnaient aux entrées ; leurs occupants n’avaient pas le droit d’en descendre. Ils enrageaient la journée entière sous les quolibets des étudiants qui passaient. L’atmosphère était explosive.

Au début décembre le groupe maoïste, la Gauche Prolétarienne, est arrivé avec toutes ses troupes pour organiser un meeting. Les leaders, entourés de leurs gardes, sont arrivés vers 14 heures. Sur la pelouse quatre individus masqués avaient posé une nappe et préparaient des cocktails Molotov en faisant semblant de ne pas voir une équipe de télévision qui les filmait, cachée sur les toits. Il était clair que quelque chose de grave se préparait. J’étais alors membre du Conseil d’Administration de l’UNEF mais non connu comme tel. Je suis donc parti aux nouvelles. Dans l’amphi qu’ils avaient investi les leaders gauchistes étaient à la tribune. Geismar tenait un discours véhément et excitait ses troupes au combat. Il y avait un nombre invraisemblable de flics ; il était impossible que les organisateurs ne le sachent pas. J’ai rapidement rendu compte de ce que j’avais vu ; après une courte discussion nous avons décidé d’évacuer le campus de crainte que certains ne profitent de la confusion pour nous faire un sort. Pendant que les autres partaient je suis allé à la fac de lettre où se trouvaient encore certains de nos militants. Je devais les avertir et leur demander de quitter le campus au plus vite. Je venais juste de les retrouver quand les premiers heurts ont éclatés. On entendait les clameurs et les explosions, de la fumée montait. Nous avons quitté précipitamment le campus en allant à l’opposé, vers la bibliothèque.

Le reste, je ne l’ai pas vu, je ne l’ai appris que les jours suivants par les étudiants qui se sont trouvés pris dans l’affrontement. Les CRS ont été lâchés au moment où les participants au meeting sortaient en masse pour en découdre. L’affrontement a été bref mais extrêmement violent. En à peine un quart d’heure les CRS ont balayé tout le campus. Les gauchistes, vrais et faux, se sont réfugiés dans les bâtiments. Des centaines d’étudiants s’y sont trouvés piégés avec eux. Les CRS ont alors été regroupés au centre du campus et formaient un carré. Il s’abattait sur eux une pluie de projectiles. Toutes les chaises, toutes les tables ont été cassées et leur étaient lancées des fenêtres. Cela a duré jusqu’au soir (très précisément jusqu’à l’heure du journal télévisé). A ce moment ils ont reçus l’ordre de charger. Les portes ont volées en éclat et ça a été la curée. Les choses ont si mal tourné que les gardes mobiles ont été appelés pour s’interposer et calmer la fureur meurtrière des CRS.

On m’a raconté que la résidence universitaire a été investie. Un jeune qui avait été au lycée avec moi et qui n’était pour rien dans cette affaire a vu la porte de sa chambre défoncée. Il a été roué de coups et s’est retrouvé avec le foie éclaté. Ses études se sont arrêtées là.

Le lendemain, la fac était déserte. Il ne restait pas une chaise, pas une table pas un pupitre. Les portes et les fenêtres étaient brisées. La fac était déserte, dévastée. On m’a dit que quelqu’un avait ouvert des vannes dans les sous-sols et qu’un transformateur avait été inondé. Cela aurait pu provoquer un incendie. La présidence a annoncé que tous les cours étaient suspendus jusqu’aux vacances de Noël et que le rentrée de janvier était retardée jusqu’à une date indéterminée.

Notre réunion a été courte : s’en était fini des franchises universitaires, il était inutile de tenter de s’en réclamer. Depuis le moyen-âge l’université était lieu d’asile, la police ne devait pas y pénétrer. Mais comment défendre cela quand elle était le lieu d’une bataille rangée. Les cours ont repris à la mi-janvier dans une atmosphère morne : plus de propagande, plus de tracs, plus d’interventions. Les étudiants ne voulaient plus rien en entendre.

Il est clair que la malfaisance gauchiste ne s’arrêtait pas au domaine des idées. Ils ont contribué très fortement à l’affaiblissement des organisations étudiantes et rendu ainsi un service remarqué au pouvoir. Après le saccage de la fac, les étudiants ne voulaient plus rien entendre. Ils avaient une aversion totale pour tout ce qui ressemblait à une organisation politique ou syndicale. Ils voulaient de l’ordre, des vigiles, des contrôles. Chaque organisation était victime de cela à proportion de son audience. La plus affaiblie était l’UNEF même si elle ne cessait de répéter qu’elle condamnait les violences et n’y avait absolument pas participé.

Ainsi affaiblie, coupée de la masse des étudiants, l’Unef était prête pour la deuxième étape de sa liquidation : la scission organisée par les Trotskystes.

Cela s’est passé en 1971. Pour le raconter je dois d’abord camper le décor : les différents groupuscules gauchistes et anarchistes qui s’étaient disputé le contrôle de l’UNEF perdaient toute influence. Les étudiants les supportaient de moins en moins. En janvier, les rocardiens sont mis en minorité et quittent le syndicat (en laissant un énorme trou financier). Un congrès doit être organisé pour élire un nouveau bureau. Deux listes sont en compétition : la tendance « renouveau » animée par l’UEC et la tendance « unité syndicale » d’obédience trotskiste. Le rapport est d’environ 5 à 1 c’est-à-dire que la tendance « renouveau » est cinq fois plus nombreuse que la tendance trotskiste. Elle devait donc l’emporter et la question est celle de la place de la minorité.

Une réunion est organisée dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Je revois la scène : je suis dans la salle. Un type avec des béquilles est assis à côté de moi. Sur la tribune il y a Guy Konopnicki pour la tendance renouveau, entouré des deux leaders trotskistes : Serac et Berg. Les deux sont très élégants, ils ont des airs de cadres supérieurs : costumes anthracites et manteaux bleus, cravates et boutons de manchette brillants. Je m’étonne qu’ils puissent être étudiants. Ils semblent plus proches de quarantaine que de leurs vingt ans.

Je ne sais rien de Sérac. Mais Charles Berg continue à faire parler de lui. Son vrai nom est Charles Stobnicer mais il se fait appeler aujourd’hui Jacques Kisner ; il est réapparu vers 1980 comme producteur de cinéma et scénariste. Vous aurez beau chercher, vous ne trouverez nulle part sa date de naissance, ni aucune biographie sérieuse le concernant. Il dirige alors l’AJS qui est la reconstitution d’une des organisations dissoutes en 68 pour sa particulière violence(le CLER). L’AJS se présente comme le mouvement de jeunesse de OCI (lequel se fait appeler aujourd’hui le POI et se prétend la véritable IVème internationale). Le dirigeant suprême est un certain Lambert (mort en 2008, de son vrai nom Pierre Boussel). Ses partisans le présentent comme un ancien compagnon de Trotski. En fait c’est un permanent de FO, qu’il a représenté à la direction de la Sécurité Sociale depuis sa création. (FO a été créée sous l’impulsion de la CIA, il faut s’en souvenir).

Berg est donc à la tribune. C’est un orateur extrêmement brillant. Il se lance dans un long discours, commence doucement, puis hausse le ton à chaque nouvelle stance pour finir sur un ton véhément, qui passe à la fureur quand il se met à hurler : « on tue, on tue ».

image 5Konopnicki plonge aussitôt sous la table et se retrouve entre ses gardes du corps. Le type à côté de moi se met à faire tournoyer ses béquilles et frappe tous ceux qui sont à sa portée. Des coups pleuvent de partout. Nous nous réfugions dans un coin de la salle car les portes sont barrées par le service d’ordre trotskiste. Un énorme malabar bloque à lui tout seul la porte du fond. Cette situation périlleuse m’a paru durer un siècle.

Pendant ce temps, les trotskistes investissent le siège de l’UNEF rue Soufflot. Ils font ouvrir le coffre par un serrurier (de leurs amis) et détruisent les listes d’adhérents et tous les documents qui pourraient établir qu’ils sont minoritaires, accessoirement ils s’emparent des espèces qui s’y trouvaient. Ils font paraître un communiqué dans la presse qui prétend que la direction du syndicat leur a été confiée

Pour compléter son coup de force, l’AJS a pris la contrôle de la MNEF de la même façon et avec l’aval, là aussi de la justice. L’affaire a été encore plus simple. La réunion devait se tenir dans un gymnase de Nanterre. Le service d’ordre de l’AJS nous en a interdit l’accès avec l’appui des CRS (qui veillaient à ce qu’aucune violence ne soit commise !). La suite on la connaît et l’on sait ce qu’ils ont fait de la MNEF !

La droite ne pouvait rêver plus efficaces supplétifs. Elle avait la preuve qu’elle pouvait compter sur eux pour mettre hors d’état le mouvement étudiant et accessoirement le mouvement ouvrier. Pompidou avait vu juste et sa politique pouvait être poursuivie. Elle l’a été avec les résultats que l’on sait. Consulter l’annuaire des dirigeants gauchistes des années 70, c’est consulter l’annuaire des soutiens de l’OTAN et des chantres du néo conservatisme aujourd’hui ! Le passage de ces intellectuels de l’extrême gauche au néo conservatisme n’est pas le fruit d’aberrations individuelles, c’est le fruit d’une politique.

 
15 Commentaires

Publié par le janvier 16, 2016 dans Uncategorized

 

15 réponses à “La voie de passage du gauchisme au néo conservatisme par lemoine

  1. Xuan

    janvier 16, 2016 at 4:47

    Les cinq têtes des principaux dirigeants communistes, Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao Tsé toung étaient arborées sur les banderoles du PCMLF, dont les objectifs étaient fondamentalement opposés à ceux anticommunistes des mao spontex, trotskistes, et cie. et dont cet article – parfaitement juste par ailleurs – ne dit pas un mot.

    Très rapidement la GP a retiré quelques figures, assimilant Mao à l’anti autoritarisme, ce qui est une ânerie, Mao n’ayant jamais renié son appréciation principalement positive de Staline.
    Les motivations de ce courant de pensée gauchiste relevaient essentiellement de l’hédonisme et de la volonté d’une partie de la petite et moyenne bourgeoisie de se faire une place correspondant à ses ambitions et à son éducation « vous êtes la future élite de la société ».

    Mais il faut s’interroger aussi sur la dérive opportuniste et révisionniste du P »C »F, sans laquelle le gauchisme n’aurait jamais pu se développer de cette façon.
    Qui aurait été chercher les figures de la révolution si le parti révisionniste ne les avait pas lui-même jetées à la poubelles, en commençant par Staline ?
    On ne fera pas l’économie de l’autocritique sur la question du révisionnisme.
    Heureusement, l’illusion des « forces de gauche » en a pris un coup dans l’aile, à quelque chose malheur est bon. Maintenant il reste à balayer les scories de la « démocratie avancée » et autres fariboles pour revenir aux fondamentaux

     
    • leca

      janvier 17, 2016 at 2:40

      Xuan a raison

       
      • leca

        janvier 17, 2016 at 10:54

        mais dire qu’en quelque chose malheur est bon et qu’il ne reste plus qu’à revenir au fondamentaux c’est beaucoup d’optimisme

         
  2. Xuan

    janvier 16, 2016 at 5:04

    L’article fait également l’impasse sur la restauration du capitalisme en URSS et sa transformation en social-impérialisme. On ne peut pas comprendre le renversement idéologique mondial si on fait l’autruche sur cette question.

     
    • leca

      janvier 17, 2016 at 2:41

      Xuan a tort

       
      • leca

        janvier 17, 2016 at 10:59

        Xuan évoque ici l’URSS après Staline et non pas l’URSS après Eltsine. Et bien non, elle n’était pas fasciste (social ici veut dire social en parole), ni impérialiste, ni traitre; Elle était révisionniste ce qui est une tendance idéologique dans le mouvement ouvrier. Les camardes chinois sont partis eux d’une bonne analyse pour dériver de plus en plus vers l’antisoviétisme le plus abscon..

         
  3. Xuan

    janvier 16, 2016 at 5:21

    Oui, j’ai l’esprit d’escalier, désolé. L’auteur de cet article, « alors membre du Conseil d’Administration de l’UNEF mais non connu comme tel » réclamait pour les étudiants « des moyens pour étudier »!
    Il va sans dire qu’en mai 68, même si la situation n’était pas révolutionnaire, un tel mot d’ordre ne relevait absolument pas d’une ligne communiste, alors que la manifestation du 13 mai réclamait unanimement le départ de De Gaulle « dix ans ça suffit »!

     
    • lemoine001

      janvier 16, 2016 at 7:48

      L’UNEF était et a toujours été une organisation syndicale. En tant que telle, elle n’a jamais eu vocation à faire la révolution. Elle ne se contentait pas de réclamer selon la caricature gauchiste « des gommes et des crayons ». Elle se souciait du rapprochement avec les organisations syndicales ouvrières. Elle portait les revendications telles que l’allocation étudiante. Elle avait pour objet aussi la question du logement étudiant etc.

      L’association des résidents la FRUF ajoutait à cela une action culturelle et le souci du lien social chez les résidents.

      Faire la révolution, c’est bien mais cela ne consiste pas à agresser les militants syndicaux sous prétexte de lutte contre la « bureaucratie ». Ni à cracher à la figure des professeurs, pratique très prisée des nervis de la GP (qui comptait quelques virtuoses capables d’atteindre leur cible à cinq mètres). La GP n’a jamais menacé le pouvoir. En revanche, elle constituait un réel danger pour les militants syndicaux et politiques étudiants.

      Si la chute de l’URSS n’est pas évoquée, c’est qu’elle est intervenue bien après le virage à droite des gauchistes des années 70. Il était effectué déjà au début des années 80.

      Pour ce qui concerne le PCMLF, c’était une organisation invisible dans le milieu étudiant qui ne jouait aucun rôle. Personnellement, je ne connaissais pas Robert Linhart même de nom. J’ai fait sa connaissance il y a quelques années. S’il lit cela, je le salue et je lui rappelle qu’il devait faire paraitre un deuxième volume de ses écrits qu’on attend toujours. Il serait bien aussi qu’il produise sa version des luttes de cette époque, ce sera non seulement utile mais ce sera j’en suis persuadé une œuvre littéraire majeure au style étincelant.

       
    • leca

      janvier 17, 2016 at 2:43

      Des gommes ,des crayons vive la révolution
      Un seul moyen, le programme commun

      Bon là c’est nous qui avions tort

       
  4. lemoine001

    janvier 16, 2016 at 8:18

    Pour illustrer ce qu’était réellement la GP : soi-disant Mao Spontex ! mais vrais fascistes, je peux évoquer d’autres souvenirs :

    Quelques temps après les faits que j’ai relatés, les mêmes gauchistes sont revenus à Nanterre. Pour une raison que j’ignore, ils ont agressé à coup de barres de fer le délégué syndical CGT du personnel du restau U et l’ont laissé pour mort. Le malheureux avait huit fractures du crâne. Il ne s’en est jamais remis et est resté invalide. Naturellement, la police n’a pas identifié les responsables de cette agression.

    A la rentrée suivante, ils sont revenus à nouveau et ont attaqué la résidence. Ils cherchaient le leader des étudiants communistes (Pierre Zarka). Il est parvenu à leur échapper mais tous les militants ont dû quitter la résidence. Cela a considérablement affaibli l’association des résidents (l’ARCUN). Je dois rappeler ou plutôt faire connaitre que l’ARCUN était sur Nanterre l’organisation la plus puissante (et de loin) car près de 80% des résidents en étaient membres. (Marianne pourra confirmer cela; Je crois qu’elle était à la résidence à ce moment)

     
  5. leca

    janvier 17, 2016 at 3:23

    Merci à Lemoine pour son excellent article que Danielle publie plus haut. Quelques souvenirs aussi:
    sur les AG de l’UNEF,C’était effectivement très tendu entre Renouveau et ID. Berg très bon orateur mais mal habillé. Konopnicki courageux, ne lâchant pas la tribune (Konop quand il a quitté le parti a brièvement milité dans un groupe trotskyste comme quoi..Il le raconte lui même dans un de ses livres car il est devenu un très bon écrivain). Violence généralisée , Un jeune communiste s’était fait éclater le nez par une barre de fer..De toutes façons ça cognait pas mal.
    Sur Linhart:. C’était le leader de l’UJCml; Hamon et Rotman rapportent qu’au debut de 68 il a un éclair de lucidité et dans un état pre dépressif, il se rend au siege du PC ou de l Huma avertir que ce mouvement est un complot contre la classe ouvrière.
    J’ai souvent pensé comme lui que 68 suit totalement le scenario des révolutions de couleur ou des printemps arabes apparues vingt cinq ans plus tard: leaders ultra médiatisés sortant de nulle part, manifs et occupations sans autre but que susciter la répression, gouvernement alternatif coaché par les US (mendes:rocard mitterand) faux parti de gauche radicale sauce Tsipras: le PSU,
    Pourquoi ça n’a pas immédiatement marché: l’intervention de la classe ouvrière organisée.
    Mais ça a marché à long terme et nous en sommes à la situation d’aujourd’hui.

     
  6. Reitnomud

    janvier 17, 2016 at 12:01

    Ne serait-ce pas plutôt 68 qui aurait servi de base expérimentale pour les scénario des différentes révolutions de couleur et autres printemps arabes ? Par les contre-révolutionnaires ultra-libéraux bien sur…

     
    • leca

      janvier 17, 2016 at 8:57

      Oui

       
    • hypathia09

      mars 25, 2017 at 11:58

      Bonsoir il semble que se soit le résultat de l’influence de la culture américaine a travers le comité pour la culture libre qui a touché tous les pays occidentaux ..France comprise :https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/CIA-RDP86S00588R000300380001-5.PDF En s’appuyant sur la gauche dite anti-stalinienne donc trotskyste, le Congrès pour la culture a influencé les intellectuels de l’époque. Avec des figures majeures, les grandes fondations américaines ont pesé sur la culture et les individus : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00651570/document
      L’histoire de l’agent Irvin Brown et ces associés est connue, ils ont bien réussi a saboter la gauche dite « communiste » en favorisant les partis de gauche anti-communistes, ou les syndicats comme la CFTC ou CFDT FO et l’UNI qui ont bien été financé par l’ACLU. Ce syndicat américain a aussi financés Solidarnosc en Pologne avec les Rockfeller, Soros, et autres milliardaires « philanthropes ». Il fallit casser l’Urss par ces mouvements qui ont finit par trahir ces peuples attendant d’être libérés, et de nos jours qu’ont -ils gagné ? Certes de la liberté individuelle mais une crise sans précédent. Ils doivent émigrer pour pouvoir vivre, ont rejoint l’Europe avec ces défauts plus que ces présumés qualités. Ou les anciens gauchistes mao-spontex ou autres ont donné les néoconservateurs qui dominent à l’heure actuelle…Voilà le résultat chez eux comme chez nous …

       
  7. Xuan

    janvier 17, 2016 at 1:27

    Merci pour ces précisions. Une tendance idéologique a des conséquences matérielles, politiques, économiques, sociales, etc.

    Par contre parler de révolution colorée est prématuré pour mai 68. Les révolutions colorées servent les intérêts impérialistes des USA et ont été conçues par eux, tandis que le mai 68 étudiant et lycéen – tout en reflétant les aspirations des mêmes catégories petites-bourgeoises – mêlait de nombreux courants de pensée dont aucun ne dominait, excepté les trois têtes d’affiches pour la télé Sauvageot, Geismar et Cohn Bendit.

    A part l’épisode du 22 mars, Mai 68 a commencé par des échauffourées entre anti impérialistes et Occident.
    Le 28 avril 1968, les GPA (branche paramilitaire du l’UJCML) attaquent à Paris l’exposition sur les « crimes » des Vietcongs organisée par le Front uni de soutien au Sud-Viêtnam dirigé par Roger Holeindre qui se tient, 44, rue de Rennes, au siège de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale. Le 3 mai Occident intervient à la Sorbonne qui est évacuée.
    Les Comités Vietnam de base diffusaient ‘le Courrier du Vietnam’ même dans les lycées. C’est une composante anti fasciste, anti raciste et anti impérialiste de mai 68 qui s’est rapidement tournée contre le régime gaulliste, et aspirait sincèrement à une action révolutionnaire des masses, à l’unité de la classe ouvrière et du mouvement étudiant dans l’esprit de « servir le peuple ». Ce sont eux, issus de l’UJCML qui ont rejoint le PCMLF au lendemain de 68. Ce dernier créé fin 67 n’existait pas dans le mouvement étudiant effectivement.

    Par contre que le scénario des révolutions de couleur ait repris des aspirations collectives et des ambitions individuelles de mai 68 à des fins démagogiques, c’est assez probable, mais là il faudrait suivre le parcours de la gauche US pour en avoir le cœur net.
    Ce qui est sûr c’est que la « nouvelle gauche » en France, les groupes trotskistes infiltrés dans le PS et la social-démocratie traditionnellement anti communistes ont affiché leur atlantisme dans les années 80 et se sont reconnus dans les révolutions colorées, qu’ils continuent de soutenir avec la plus grande énergie.
    Les « nouveaux philosophes » sont apparus dès le milieu des années 70 [« la cuisinière et le mangeur d’hommes, réflexions sur l’État, le marxisme et les camps de concentration » – Glucksmann]

     

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