
Sanny, 17 ans, allemand, fan de Hitler. Le 16 janvier au bar Golden Lion, le jeune homme travaille au milieu de symboles prisés des suprémacistes blancs : croix de fer, soleil noir (ersatz de la croix gammée) et revue officielle du parti néonazi NPD. | © Espen Rasmussen/VII-REA pour Paris Match
75 ans après la libération d’Auschwitz, des nostalgiques du IIIe Reich réapparaissent dans toute l’Europe.
Les paires de baskets écrasent la boue glacée d’un chemin dans une forêt de sapins. « Regardez, c’est joli ici, non ? » Dans un nuage de vapeur, Sanny pointe du doigt le donjon de la Wartburg qui s’élève au loin. Le château fut le théâtre des joutes de troubadours qui inspirèrent à Wagner le thème de son opéra « Tannhäuser ». À ses pieds, dans la vallée de Hörsel, s’étend la ville d’Eisenach, en Thuringe, une bourgade de 40 000 âmes plantée au cœur géographique de l’Allemagne. Jean-Sébastien Bach y naquit en 1685. Opel y construit ses voitures aujourd’hui.
Sanny, 17 ans, y cultive ses idées politiques pour demain. Il a les cheveux gominés, les joues roses, l’élégance d’un jeune dandy. Il est affable et, soixante-quinze ans après la libération du camp d’extermination d’Auschwitz, dans un sourire sans effronterie, il se dit néonazi. Pas de boots à ses pieds, mais des New Balance. C’est la marque préférée des néonazis depuis qu’un dirigeant de la société américaine a salué la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle. Des chaussures de Blancs, pensent-ils. La bande s’est retrouvée plus tôt à la gare d’Eisenach, point de rendez-vous avant de se lancer dans une « marche de l’hiver » dans la forêt alentour. Une balade pour mieux se connaître.
« Antifas » et « néonazis » s’affrontent dans la ville depuis deux ans
Ils portent presque tous un duvet d’adolescent et des doudounes The North Face. Oubliez la face escarpée des montagnes. Ils ont opté pour une traduction littérale : « Visage blanc ». Car Manuel, 16 ans, apprenti en cuisine, Janne, taillé comme un frigo allemand, 18 ans, menuisier, Dennis, 20 ans, chanteur dans un groupe de « métal teutonique guerrier», et tous les autres grimpeurs ont un rêve commun : préserver la blancheur de l’Allemagne. Sauver leur « race ». Ils sont entrés en contact via le groupe Junge Revolution (Jeune révolution), créé par Sanny sur Facebook. Et ont accepté le principe d’une marche.
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« On s’est retrouvés à 9 heures du matin, parce que les gauchistes dorment à cette heure-là », a dit le jeune leader. Quatre policiers et un chien les observaient dans le hall déserté. « Antifas » et « néonazis » s’affrontent dans la ville depuis deux ans. Une nouvelle bagarre a éclaté la semaine dernière. Un blessé. En Thuringe, en octobre 2019, l’AfD (Alternative für Deutschland), le parti anti-migrants, est arrivé deuxième, devant la CDU d’Angela Merkel. Dans son sillage, le NPD (Parti national-démocrate), historiquement néonazi, s’épanouit.
Les réfugiés et ceux qui les aident sont les plus exposés.
« On compte 24 000 sympathisants néonazis en Allemagne, 11 000 à 13000 sont des militants et un bon millier sont organisés », explique Fabian Wichmann, membre de l’association Exit Deutschland, une structure qui aide les néonazis repentis à se réinsérer. « Un chiffre stable, ils n’ont jamais disparu de la scène politique. Mais depuis deux ans et la forte montée de l’AfD, l’équivalent du Rassemblement national en France, la tension monte. Et on n’avait pas connu ça avant. » La police observe une augmentation des attaques contre les migrants. Selon l’Office fédéral de police criminelle, si les crimes antisémites sont stables en Allemagne, ceux commis contre les Turcs, les Arabes, les Africains ou les gitans grimpent en flèche : 193 en 2001, 1664 en 2018. La plupart d’entre eux visent des musulmans.

« Les réfugiés et ceux qui les aident sont les plus exposés », confirme l’officier Laura Bossman. À Halle, en octobre, deux personnes ont été assassinées. Plus tôt, en juin, l’homme politique promigrants Walter Lübcke, membre de la CDU, a été tué lui aussi. Dans la gare d’Eisenach, les jeunes néonazis relativisent cette violence et refusent d’y adhérer. « Ces gens utilisent le nationalisme pour exprimer leur folie », résume Sanny. Au complet, les huit jeunes hommes ont pris un bus vers la campagne. Ils ont payé sagement leur billet. « Ce n’est plus à la mode d’être droit et honnête », a soufflé Lanne.
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Tous racontent à demi-mot une mise au ban, des instants de bascule, le rejet, la honte et finalement, la haine
La plupart n’ont pas encore leur permis de conduire. Ni même le droit de voter. Pour Sanny, ça sera le NPD. Pour d’autres, l’AfD. Les frontières sont poreuses. Le discours, très similaire. Sanny est devenu national-socialiste à l’âge de 13 ans, en 2015, quand l’Allemagne a accueilli des centaines de milliers de réfugiés syriens. « Je n’ai rien contre les musulmans s’ils vivent chez eux », dit-il. Sa mère, de gauche, l’a mis à la porte un an plus tard. Tous racontent à demi-mot une mise au ban, des instants de bascule, le rejet, la honte et finalement, la haine. Sanny a été renvoyé de plusieurs écoles à cause de ses idées politiques, il a aussi été arrêté par la police dans sa classe. « Les flics m’ont ramené chez moi et ont recherché des croix gammées [interdites en Allemagne] sous mon lit ! » Après être passé dans plusieurs groupes, il a fini par créer son mouvement. « Comme ça, je suis mon propre chef. »
Il dit observer la frustration des jeunes en Allemagne, « qui sentent que quelque chose ne tourne pas rond, sans pouvoir poser des mots dessus ». Il leur répond sur sa chaîne YouTube (2 000 abonnés, 100 000 connexions) en déclinant les théories néonazies dans une version bon chic, bon genre. « Avant, le national-socialisme était une sous-culture, maintenant on devient plus mainstream, c’est plus facile de faire passer les idées quand on ne fait pas peur. »
Le premier ennemi, ce sont les « politiques qui ne pensent qu’à eux et ne s’occupent pas du peuple »
La pureté biologique est chez lui, comme chez les autres, une obsession: « Regardez les États-Unis et le Brésil, ce sont les pays avec le plus de mixité et le plus de violence aussi. Inversement, l’Islande ou le Japon, les plus purs, ne connaissent pas de violence. »

Les huit progressent sur le chemin tortueux. On ne veut pas les questionner tout de suite sur les camps, les millions de victimes de l’idéologie qu’ils défendent. On leur demande quel est leur principal ennemi. Surprise : pas de diatribe sur les Juifs, ni même les musulmans, qu’ils renverraient quand même « chez eux » s’ils étaient au pouvoir. Non, le premier ennemi, ce sont les « politiques qui ne pensent qu’à eux et ne s’occupent pas du peuple ». La sente devient escarpée. On marche à la queue leu leu.
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« Le national-socialisme, ce n’est pas une idéologie, tente Sanny. C’est une manière de vivre et de voir le monde qui change en fonction des époques. Les Juifs ne sont plus un problème important. C’est plutôt l’immigration. Ma grande peur, c’est que dans cent ans notre culture soit perdue. » Ils n’ont pas lu Claude Lévi-Strauss, qui réfuta les idées de Gobineau selon lequel la dégénérescence vient du métissage. Mais ils connaissent Renaud Camus et sa thèse du grand remplacement. « Même le christianisme, il n’est pas d’origine européenne, finalement, c’est la même chose que le judaïsme et l’islam, lâche Dennis. Nos vraies racines, elles sont nordiques. »
La meilleure façon de défendre son idéologie est de l’innocenter de ses crimes
Dennis se considère comme un fils d’Odin, un paganiste, comme Himmler, le chef de la Gestapo. « Et puis, poursuit-il, on en a marre de visiter Auschwitz à l’école, de devoir s’excuser éternellement. Vous vous excusez pour Napoléon, vous ? » Puisqu’ils ont parlé d’Auschwitz, on leur demande clairement leur avis sur le sujet. Rires gênés. C’est « une mauvaise question. » Aucun d’entre eux ne veut s’exprimer : « Si on vous dit ce que l’on pense, on risque la prison », répondent-ils. Manière de reconnaître qu’ils sont tous négationnistes, un délit en Allemagne. « Ce sont les vainqueurs de la guerre qui racontent l’histoire », dit Lanne. Qu’importe l’immense travail des historiens, les documents, les preuves, les témoignages. La meilleure façon de défendre son idéologie est de l’innocenter de ses crimes. Fin de balade. La bande reprend le chemin du centre-ville. Sous sa casquette noire de tankiste de Panzerdivision, Lanne joue au guide et sa gentillesse placide est déconcertante.
« Ici, c’est la maison où Luther a traduit la Bible en allemand. » Quand soudain on lui demande ce qu’il pense vraiment de Hitler, il se lance comme s’il courait sur des braises: « Il a sorti l’Allemagne de la pauvreté après la crise des années 1930, il lui a permis de retrouver son orgueil après le traité de Versailles. Je suis d’accord avec ce qu’il a dit sur les races et la biologie, sauf que je ne pense pas qu’il y a des races supérieures. Il y a des races bonnes pour certaines choses, les Noirs courent plus vite que les Blancs par exemple. » « “Mein Kampf”, je l’ai lu, c’est ennuyeux, renchérit Dennis. Mais le national-socialisme n’a pas besoin de livre. Les choses changent tout le temps et on s’adapte. »
Hans dénonce le libéralisme culturel, les gays, le féminisme, l’immigration. « Oui, je suis un nazi, vous pouvez l’écrire ! »
La bande nous emmène à la rencontre de deux de leurs amis. Sur une gouttière, un sticker est collé : « Quartier nazi ». Voilà Hans et Franz, plus fermés et durs. Ils déboulent dans un drôle d’uniforme : casquette Nike, pantalon de survêtement Adidas noir, veste The North Face, baskets New Balance et… petit sac Wotanjugend en bandoulière, du nom d’un groupe néonazi russe responsable de profanation de tombes juives et musulmanes et d’au moins quatre agressions. « Le premier ennemi, c’est le capitalisme », lâche Hans, 22 ans, ouvrier dans le bâtiment. On lui fait remarquer son accoutrement. « Les ouvriers de New Balance sont tous américains », répond-il. Ils nous demandent de changer leurs prénoms. Vérifient la carte de presse.
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Ils pratiquent les arts martiaux dans une salle de sport nationaliste. Les « antifas » ont attaqué la salle la semaine dernière. Ils s’entraînent pour le combat. Hans dénonce le libéralisme culturel, les gays, le féminisme, l’immigration. « Oui, je suis un nazi, vous pouvez l’écrire ! » À une heure de route de la ville, la petite troupe se rend à Kloster Vessra, dans le magasin-restaurant Golden Lion tenu par Tommy Frenck, un trentenaire tatoué et musculeux. Le néonazi de l’imaginaire collectif. Il reçoit sa clientèle à biceps ouverts. « Ici, on est les bienvenus, entre Blancs. On vient six fois par an », explique Lanne. Les jeunes hommes commandent des cafés… au lait. Sanny a été recueilli par Tommy Frenck. Il habite à l’étage et joue les serveurs en attendant sa majorité. Le décor pullule d’objets à la gloire du IIIe Reich, bouteilles de liqueur à l’effigie des héros de la Wehrmacht, tee-shirts floqués de Stuka en piqué ou encore, pour les enfants, de « Licornes aryennes », des maquettes de char, des livres de guerre, un fatras à l’esthétique néonazie affirmée.
On en a marre, tellement marre d’avoir honte d’être allemand.
« L’adulation du IIIe Reich, c’est une manière de s’approprier le côté fort, puissant, de l’armée de l’époque, explique Falk Isernhagen, nazi à 14 ans, repenti dix ans plus tard. C’est comme se dire “Fils d’Odin”. Juste une façon adolescente de se rendre “cool”. » Les babioles de Tommy Frenck se vendent comme des petits pains. « Mon chiffre d’affaires augmente de 20% tous les ans depuis cinq ans », se réjouit le taulier qui doit ruser pour contourner la loi allemande : interdiction de vendre des svastikas, les runes qui forment le sigle de la SS, des objets à la gloire d’Adolf Hitler. Alors, sur le flocage d’un tee-shirt, il élimine les voyelles du nom du dictateur. « I love HTLR ». Le tour est joué.
Tommy Frenck voulait être pompier, mais les autres pompiers de la caserne locale ne voulaient pas de lui. Il se rembrunit quand il raconte cette anecdote. La frustration et l’isolement comme carburant de la rage. Lui aussi est obsédé par la pureté de la race : « Bientôt, il n’y aura plus d’Européens si on détruit notre identité biologique. On est comme les Indiens d’Amérique. » Lanne l’écoute et opine du chef. « Et puis on en a marre, tellement marre d’avoir honte d’être allemand… » Pour l’historien Wolfgang Benz, spécialiste de l’antisémitisme et du national-socialisme, ni Tommy Frenck et ses tatouages nazis, ni Sanny et ses amis, ne sont les vrais dangers qui menacent l’Allemagne : « Les néonazis, c’est exotique, bien pour les photos, mais ce n’est pas le centre du problème. La nouveauté, en Allemagne, c’est l’extrême droite qui diffuse dans le milieu bourgeois. Voilà le danger: la perte du centre et le fait que l’extrême droite est maintenant dans tous nos Parlements. »
On n’aura pas compris la leçon d’Auschwitz tant qu’on n’aura pas intégré que le problème n’est pas de dire du mal des Juifs, mais de dire du mal de quiconque.
Pour le Pr Benz, l’AfD est plus dangereux parce que beaucoup plus subtil. Ses idées nationalistes font leur chemin chez les médecins, les avocats. « J’ai 79 ans. Je suis l’extrême droite en Allemagne depuis des décennies. Le national-socialisme, c’est ma spécialité. Chaque fois, ces quarante dernières années, qu’un journaliste étranger est venu me voir en me demandant : “Alors, ça y est, ça recommence ?”, je répondais “non, désolé, c’est stable, ça reste très minoritaire”. Mais pour la première fois, depuis deux ans, j’ai perdu cette confiance. L’AfD n’est pas un phénomène temporaire et cette fois-ci les musulmans sont la cible. On n’aura pas compris la leçon d’Auschwitz tant qu’on n’aura pas intégré que le problème n’est pas de dire du mal des Juifs, mais de dire du mal de quiconque. Si on n’a pas saisi cela, on n’a rien compris. »

Tandis que le groupe de Sanny s’éparpille dans la nuit de Thuringe, à Berlin, Falk Isernhagen, l’ex-nazi, a refait sa vie et ne regrette rien de ses années brunes. Il n’a gardé aucun ami de cette époque. Il raconte qu’on ne se déradicalise pas après un déclic. Au contraire, on protège farouchement son idéologie. « Rien n’est logique, mais ce n’est pas grave : tu le rends logique dans ton esprit. » Il faut des années, de nombreuses et minuscules prises de conscience avant, un jour, parfois, d’ouvrir les yeux. Aujourd’hui père d’un enfant, Falk n’a qu’une angoisse, trouver les mots pour lui expliquer son passé : « Il n’a que 1 an et demi et je me torture déjà. Comment lui raconter tout ça ? »