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Lettre de Pablo Picasso sur l’art : « Je ne cherche pas, je trouve ».

26 Oct

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1926

On me prend d’habitude pour un chercheur. Je ne cherche pas, je trouve.

On veut faire du cubisme une espèce de culture physique. On voit tous les jours des tas de gens décrépits qui se donnent pour des « costauds » ; ils prétendent arriver à la puissance en réduisant tout à un carré.

Mon œuvre parfaitement logique, mon œuvre à laquelle je consacre tous mes efforts, ne leur sert qu’à faire quelque chose d’artificiel, dénué de toute réalité.

Voyez, par exemple, X… En voilà un qui est vraiment « arrivé ».

Vers 1900, son père lui dit : « Mon fils, tu iras à Paris apprendre l’Art nouveau. » Il obéit. Arrivé à Paris, il se mit à faire de l’Art nouveau presque aussi bien que les grands magasins du Printemps.

Vous pouvez facilement imaginer combien me sont insupportables tous ces gens qui singent mon art, mes travaux et jusqu’à mes tics.

Quelques adeptes de l’école surréaliste ont surpris dans mon album des croquis et des dessins à la plume, où il n’y avait que des points et des lignes. Le fait est que j’admire beaucoup les cartes d’astronomie. Elles me semblent belles en dehors de leur signification idéologique. Donc, un beau jour, je me suis mis à dessiner un tas de points, réunis par des lignes et des taches qui me semblaient suspendues dans le ciel. J’avais l’idée de m’en servir plus tard, en les introduisant, comme un élément purement graphique, dans mes compositions. Mais voyez ces surréalistes ! Comme ils sont malins ! Ils ont trouvé que ces dessins répondaient exactement à leurs idées abstraites !

Un jour, j’ai raconté à Jean Cocteau une histoire qui m’est arrivée en 1925. Des amis voulaient m’emmener à l’Exposition internationale des arts décoratifs, cette monstrueuse manifestation du mauvais goût, non dénuée, toutefois, d’une certaine valeur instructive. Ils me disaient : « Vous verrez, Picasso, vous verrez que c’est vous qui êtes responsable de toute cette architecture ! Vous vous y retrouverez vous-même, vous reconnaîtrez le travail de vos mains. » Il est probable qu’en parlant ainsi ils croyaient me faire plaisir.

Imaginez Michel-Ange qui vient dîner chez des amis et qu’on accueille en lui disant : « Nous venons de commander un très beau buffet Renaissance, inspiré par votre Moïse. » Vous voyez d’ici la tête de Michel-Ange !

Quelle manie de s’inspirer continuellement de l’œuvre des contemporains ! Je ressens un malaise presque physique chaque fois que je m’aperçois que l’on m’imite.

L’art décoratif ne ressemble en rien à la peinture de chevalet, à la création d’un tableau. L’un est utilitaire, l’autre est un noble jeu. Le fauteuil, c’est un dossier auquel on s’appuie. C’est un ustensile. Ce n’est pas de l’art.

En 1906, l’influence de Cézanne, ce Harpignies de génie, pénétra partout. L’art de la composition, de l’opposition des formes et du rythme des couleurs se vulgarisa rapidement. Deux problèmes se posaient à moi. Je comprenais que la peinture avait une valeur intrinsèque, indépendamment de la représentation réelle des objets. Je me demandais s’il ne fallait pas représenter les faits tels qu’on les connaît plutôt que tels qu’on les voit. Comme la peinture possède sa beauté propre, on peut créer une beauté abstraite pourvu qu’elle demeure picturale.

Pendant de longues années, le cubisme n’avait d’autre objet que la peinture pour la peinture. Il rejetait tous les éléments qui n’entraient pas dans sa réalité sensible.

Le mathématicien Princet qui assistait à nos discussions esthétiques eut l’idée de créer une géométrie spéciale pour les peintures. D’ailleurs, cette idée n’est pas tellement originale, puisque toutes les académies admettent la géométrie de Léonard de Vinci.

La couleur n’est efficace que dans la mesure où elle représente un des éléments constitutifs du volume. Tout le monde sait qu’une surface blanche paraîtra toujours plus grande qu’une surface noire de même dimension. C’est élémentaire, c’est même puéril. Néanmoins, cela n’empêche pas les imbéciles de vouloir en déduire immédiatement des lois et des règles générales pour venir m’expliquer l’art de peindre.

Pour moi, un tableau n’est jamais une fin, ni un aboutissement, mais plutôt un heureux hasard et une expérience. Dans le domaine des formes, la couleur constitue un étalon de mesure. Nous n’avons aucune envie de nous embourber dans la géométrie scientifique et, cependant, quelques observations volontaires ne manquent pas de se livrer, à ce sujet, à toutes sortes de recherches théoriques. Tant pis pour eux. Ainsi périssent les faibles…

Les peintres cubistes, stupéfaits de leurs propres travaux, se mirent à échafauder des théories pour les justifier. Cependant, le cubisme n’a jamais eu de programme. Un tableau peut représenter l’idée des choses ; il peut, d’autre part, représenter l’aspect extérieur des choses, sans leur porter atteinte.

En effet, on ne copie jamais la nature, on ne l’imite pas davantage, on laisse des objets imaginés revêtir des apparences réelles. Il ne s’agit pas de partir de la peinture pour arriver à la nature : c’est de la nature à la peinture qu’il faut aller. Il y a des peintres qui transforment le soleil en une tache jaune, mais il y en a d’autres qui, grâce à leur art et à leur intelligence, transforment une tache jaune en soleil.

Les éléments tirés de la nature servent à la variété du tableau. C’est ainsi que nous approchons de l’idéal des grands maîtres qui, guidés par leur propre conception, représentaient les apparences naturelles des choses.

Je crois qu’à la source de toute peinture on trouvera une vision organisée subjectivement, ou bien une illumination inspirée, dans le genre de celle de Rimbaud. Je n’attache aucune importance au sujet, mais je tiens énormément à l’objet. Respectez l’objet !

Ne brouillez jamais ni l’aspect ni l’ordre de vos pensées les plus intimes.

[…] Henri Rousseau n’est pas un cas spécial. Ce n’est qu’une mentalité particulière à son degré de perfection. La première toile de ce peintre, que j’ai eu l’occasion d’acquérir, produisit sur moi un effet étonnant.

Je suivais un jour la rue des Martyrs. Un marchand à bric-à-brac était en train d’étaler des toiles le long du mur de sa boutique. Un portrait attira mon attention. C’était une tête de femme, au regard sévère et pénétrant, limpide et résolu : un regard de femme française. La toile était énorme. Je demandai le prix. « Cent sous, me répondit le marchand. Vous nettoierez la toile et vous pourrez travailler dessus. »

C’est le portrait psychologique le plus vrai de l’Ecole française.

[…] L’art de transition n’existe pas : il y a des peintres bons ou mauvais, et c’est tout. Des journalistes curieux et des amateurs de peinture viennent nous voir pour tirer de nous des vérités dogmatiques ou des définitions qui pourraient leur expliquer notre art, en mettant en relief sa valeur pédagogique, valeur que je nie catégoriquement. Nous faisons de la peinture. Voudraient-ils que, par-dessus le marché, nous soyons des fabricants de vérités et de maximes ?

Il est vrai qu’on publie des anthologies de pensées d’Ingres et de Delacroix ; cela donne des frissons. Quelle pensée de Delacroix peut être mise en balance avec son Sardanapale ?

Qu’est-ce que l’art ?

Si je le savais, je me garderais de le révéler.

Je ne cherche pas, je trouve.

( Source: Picasso, Propos sur l’art, Ed. Gallimard, 1998 ; Image : Herbert List / Magnum Photos )

 
2 Commentaires

Publié par le octobre 26, 2013 dans expositions, textes importants

 

2 réponses à “Lettre de Pablo Picasso sur l’art : « Je ne cherche pas, je trouve ».

  1. Didier LAROCHE architecte

    octobre 26, 2013 at 8:33

    texte fabuleux, un grand merci pour l’avoir communiqué !

     

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