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Alain Rodier, le crime organisé, sa puissance y compris sur les Etats

21 Jan

dda7a12a[1]Le crime organisé est aujourd’hui un fait incontournable qui ne peut plus être nié comme l’ont fait beaucoup de responsables politiques par le passé. En effet, longtemps, ils ont littéralement refusé l’évidence en prétendant que c’était juste un sujet digne d’être développé dans les romans de gare et dans des films à succès. Même de nos jours, la presse parle de la « fin des mafias » quand elle n’en nie pas l’existence même. C’est une erreur grotesque car le crime organisé est, au contraire, en pleine expansion et menace directement la vie des Etats démocratiques en s’attaquant désormais à leur économie.

C’est la puissance financière considérable des Organisations criminelles transnationales (OCT) qui leur permet d’être de plus en plus redoutables. Bien que des statistiques soient extrêmement difficiles à réaliser dans ce domaine – car, par définition, les profits du crime restent camouflés – l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime que 2,1 trillions (soit 2,1 milliards de milliards de dollars), hors évasion fiscale, soit 3,6% du PIB mondial, ont des origines pour le moins « douteuses ». Ils seraient, pour l’essentiel, issus des trafics de drogues, de migrants clandestins, d’armes, de contrefaçons, d’espèces protégées, de bois, d’or, d’étain, du racket, de la traite des êtres humains, etc.

L’argent du crime investit l’économie légale

Une partie importante de l’argent sale issu des profits tirés des différentes activités du crime organisé est redirigée vers des investissements respectables sur les marchés financiers. En conséquence, une part de la dette publique de nombreux Etats est désormais détenue, en partie, par des organisations criminelles sous forme d’obligations et de bons du Trésor. Certains de ces pays se retrouvent ainsi placés sous la houlette de créanciers dont certains dépendent de groupes criminels. En outre, ces derniers exercent une influence occulte sur la politique macro-économique des gouvernements grâce à leurs actions sur les marchés.

Afin de pénétrer discrètement l’économie légale, le crime organisé s’est infiltré dans un certain nombre de banques d’affaires, de cabinets juridiques, de sociétés de courtage et de transports qui lui apportent à la fois leur expertise et une couverture légale très appréciée. Il investit également en bourse dans les marchés spéculatifs de matières premières et de produits dérivés, en utilisant de multiples sociétés écran.

Enfin, les OCT bénéficient à plein de la mondialisation et de la crise économique planétaire en injectant des fonds gagnés de manière illégale dans des entreprises qui ne parviennent plus à emprunter auprès des établissements financiers devenus frileux. A terme, les « parrains » du crime organisé seront en mesure de racheter de nombreuses sociétés ayant pignon sur rue, ce qui leur donnera la respectabilité qu’ils recherchent à tout prix[1].

Ce que l’on qualifiait autrefois d’économie souterraine est désormais intimement lié à son homologue officielle, le sort de cette dernière étant parfois rendu partiellement dépendant du crime organisé. Par exemple, la contrefaçon qui était artisanale dans les années 1990, atteint aujourd’hui un niveau industriel. Elle met directement en danger l’existence de certaines PME occidentales, plus fragiles que les grandes entreprises[2]. Comme le pouvoir d’achat moyen des consommateurs occidentaux est en train de baisser progressivement du fait de la crise, ces derniers n’hésitent plus à se tourner vers des denrées à bas coûts dont la provenance est parfois plus que douteuse. Cela se fait, non seulement au détriment des industries nationales, mais aussi et peut-être surtout, en faisant courir des risques mal estimés aux acquéreurs de ces produits. En effet, n’étant soumises à aucun contrôle de qualité, les contrefaçons peuvent présenter un véritable danger pour leur sécurité. Ce n’est pas trop grave quand il s’agit de montres[3] ou d’habits de luxe, mais c’est une autre histoire quand ce sont des jouets destinés à de jeunes enfants ou des plaquettes de freins pour automobiles. Cela peut même atteindre des sommets d’inconscience avec les faux médicaments distribués à profusion sur les marchés africains[4] ou avec les pièces de rechange destinées à l’industrie aéronautique. Certes, les avions assurant les vols internationaux sont régulièrement contrôlés, mais il n’en est pas de même pour les lignes intérieures de certains Etats en voie de développement. La série de catastrophes que connaissent les avions civils[5] et militaires iraniens peut éventuellement s’expliquer par ce fait. Car Téhéran, qui est placé sous embargo international, est obligé de se fournir auprès de son allié chinois qui ne peut que lui proposer des pièces de rechange contrefaites dont la fiabilité est sujette à caution.

Le crime organisé, ennemi public numéro 1

Même si les OCT restent peu visibles en surface, la « une » des journaux étant dans ce domaine plutôt consacrée aux faits divers, elles sont aujourd’hui l’ennemi numéro 1 des démocraties occidentales, bien avant les mouvements terroristes qui n’ont pas la puissance nécessaire pour réellement mettre en péril le fonctionnement des Etats. En effet, à la différence des groupes terroristes qui cherchent à faire connaître leur cause en se livrant à des actes de violence spectaculaires, les OCT agissent dans le plus grand secret. Dans le monde underground, la discrétion est indispensable à la bonne marche des affaires, surtout quand ces dernières présentent un caractère prohibé. D’autre part, une fois qu’une OCT est parvenue à infiltrer l’économie légale, elle devient très peu repérable et surtout, indéracinable car une action ferme à son égard entraînerait automatiquement la mort de la structure économique pénétrée.

L’exemple de la Côte d’Azur est très parlant à cet égard. Lutter fermement contre les OCT (essentiellement d’origines italienne, russe et corse) dans cette région amènerait la disparition de milliers d’emplois dans les domaines aussi variés que ceux du tourisme, de la restauration, de l’immobilier, des loisirs, etc. Quel responsable politique oserait mener une telle action qui serait nuisible à terme pour l’emploi et l’activité de la région ? De plus, tout élu qui s’y risquerait perdrait vraisemblablement ses mandats aux élections qui suivraient. C’est un des paradoxes de la difficulté des systèmes démocratiques à pouvoir lutter efficacement contre les OCT.

Les forces de sécurité et la justice ont aussi bien du mal à cerner les OCT, ce qui les rend encore plus redoutables. Autant il est aisé de définir qui est l’ennemi quand il s’agit de mouvements terroristes, autant les membres d’une OCT restent discrets. Comparativement, tous les mouvements terroristes de la planète sont beaucoup moins nocifs car ils n’ont pas la capacité de sérieusement remettre en cause le fonctionnement d’un Etat. Par contre, même s’ils ne veulent pas le pouvoir pour le pouvoir, les OCT ont une capacité de nuisance d’autant plus grande qu’elles n’apparaissent pas directement car elles prennent la précaution de mettre en avant des hommes de paille qui sont à leur solde. Elles ne recrutent plus uniquement dans les bas-fonds. En effet les universités forment des étudiants dont les compétences sont très appréciées. En échange, ces derniers trouvent dès la sortie de leurs études des postes extrêmement rémunérateurs.

Pourquoi le crime organisé s’est-il si bien développé ?

Depuis la fin de l’empire soviétique, la mondialisation et la balkanisation des Etats passés de 72, fin 1945, à 194, en 2012, ont largement contribué à l’essor de la criminalité transnationale. Jusqu’au début des années 1990, les organisations criminelles étaient généralement cantonnées dans leur sphère géographique d’origine, si l’on excepte les mafias italiennes qui avaient déjà fait des métastases en Europe occidentale et aux Etats-Unis. La chute du rideau de fer a permis aux différentes organisations de se répandre sur l’ensemble de la planète, se livrant parfois des guerres locales mais, le plus souvent, nouant des alliances avec leurs homologues étrangères. Elles ont réalisé une sorte de « marché commun » mondial du crime organisé. De plus, la multiplication des Etats qui a entraîné de facto une diminution de leurs pouvoirs régaliens par manque de moyens et d’expérience, a grandement favorisé leur essor.

Le succès du crime organisé est aussi dû en grande partie aux sommes importantes qu’il consacre pour soudoyer des hommes politiques, des fonctionnaires et toutes les personnes qui peuvent lui être utiles. La corruption couplée à la menace (« plata o plomo » : de l’argent ou du plomb) est le cocktail détonnant qui lui permet de s’affranchir des nombreux obstacles qu’il peut rencontrer dans sa marche vers la puissance. Dans un monde où les salaires sont souvent très bas (plus la rémunération est basse, plus la corruption est aisée) et où les autorités n’interviennent qu’après qu’un crime ne soit commis (la menace est d’autant plus efficace que les personnes visées sont sans protection possible), cette méthode semble être totalement imparable.

Un élément annexe et non prévu est venu amoindrir les capacités de lutte contre le crime : la guerre déclenchée contre le terrorisme (Global War On Terrorism/GWOT). En effet, des moyens policiers et judiciaires considérables ont été consacrés à lutter contre ce phénomène après les attentats du 11 septembre 2001 survenus aux Etats-Unis. Cela a diminué d’autant les moyens des services qui étaient consacrés précédemment à combattre le crime de droit commun. A titre d’exemple, le FBI, obéissant aux ordres politiques donnés à l’époque, a fait passer la lutte contre le crime organisé au sixième rang de ses préoccupations. Des centaines d’agents fédéraux ont quitté leur poste où ils combattaient le crime organisé pour être affecté à l’antiterrorisme. Inutile de préciser que les truands implantés aux Etats-Unis en ont aussitôt profité.

D’ailleurs, il est extrêmement difficile de mener une lutte efficace contre les OCT. Si le crime organisé ne connaît pas de frontières, ce n’est aujourd’hui pas le cas pour les systèmes policiers et judiciaires, malgré les efforts consentis ici et là. En effet, malgré les déclarations d’intention qui ne manquent pas, les paradis fiscaux existent toujours et permettent de blanchir une partie des colossales sommes d’argent gagnées indûment par les OCT. Ces paradis fiscaux ne sont d’ailleurs pas uniquement situés dans les îles des Caraïbes mais existent également beaucoup plus près de chez nous. Les micro-Etats trouvent dans cette activité le moyen de subventionner leur économie. Sans cet apport, ils ne survivraient pas car leurs ressources légales sont limitées. Certains pays sont déjà tombés sous la coupe d’OCT : Kosovo, Monténégro, Guinée Bissau, etc. Il n’est pas dit que des pays plus importants ne se retrouvent pas à leur tour sous l’influence du crime organisé dans les années à venir. En effet, des ex-pays de l’Est sont déjà très « limite ». Beaucoup de questions se posent à propos de la Guinée, du Mozambique, des Etats albanophones, du Mexique et de pays d’Amérique centrale.

Quand des OCT parviennent à faire main basse sur un Etat, les conséquences sont dramatiques car elles ont alors accès aux papiers d’identités officiels, aux représentations diplomatiques qui offrent de nombreuses facilités en matière de transports et d’extraterritorialité[6], ainsi qu’au domaine bancaire.

La lutte contre le crime organisé

Le combat contre le crime organisé passe par trois démarches incontournables : le renseignement ; la sensibilisation des responsables politiques et économiques ; la répression.

– En ce qui concerne la recherche de renseignements, l’infiltration ou le recrutement de sources à l’intérieur des structures mafieuses est extrêmement difficile à réaliser. En effet, les membres des cellules de base – souvent familiales – se connaissent tous. Les nouveaux venus sont traités avec méfiance ou, plus souvent encore, directement rejetés. Il y a toujours la solution des Italiens : les repentis. Encore faut-il avoir les moyens de gérer ces « témoins de justice » qui se voient menacés dans leur vie et dans celle de leurs proches. Par contre, une piste intéressante peut être explorée. Toute OCT a besoin de structures externes pour mener à bien ses activités : des cabinets d’avocats, de conseils (financiers et fiscaux), des promoteurs, des notaires, des sociétés de transports, etc. Il est possible, dans leur cas, de les pénétrer ou même, de créer les structures qui pourraient attirer les criminels comme du papier à mouches. C’est dans ces structures que des informations intéressantes peuvent être recueillies puis exploitées.

– En ce qui concerne la sensibilisation des responsables, chose que tente de faire à son modeste niveau cet article, des ONG « antimafia » peuvent être d’une grande utilité. Elles sont bien présentes en Italie mais pas assez développées dans le reste de l’Europe en général et en France en particulier, malgré l’effort de quelques bénévoles[7]. Les medias peuvent également jouer un grand rôle dans cette sensibilisation dans la mesure où ils se livrent à des enquêtes objectives et fouillées. Il faudrait pour cela qu’ils ne se contentent pas de relater les faits divers mais tentent de les replacer dans un contexte plus général.

– Enfin, la répression doit frapper ce qui est le plus sensible chez les criminels : l’argent[8]. Pour cela, les législations doivent permettre la confiscation pure et simple des biens mal acquis. Mais s’attaquer au « matériel » est loin d’être suffisant. Il faut aussi s’en prendre aux auteurs et pas seulement aux seconds couteaux. Les filières doivent être remontées et les responsables dénoncés. Etant données qu’elles sont internationales, les coopérations policière et judiciaire devraient intensifiées[9]. Même au niveau national, la coordination doit devenir la règle. En France, il n’existe pas de structure interministérielle qui coordonne réellement les opérations de la police judiciaire, des douanes et de la gendarmerie. En conséquence les saisies effectuées restent ponctuelles et n’affectent le plus souvent que les exécutants de base. Les responsables sont rarement inquiétés car non identifiés formellement.

*

La criminalité organisée transnationale représente donc un danger phénoménal pour l’économie mondiale. Elle a été fortement aidée par le libéralisme sauvage prôné par nombre d’économistes et repris par des responsables politiques. A la décharge de ces derniers, il faut bien reconnaître que leur marge de manœuvre est de plus en plus étroite, les Etats étant désormais interdépendants en raison de la mondialisation. Il est d’ailleurs légitime de se poser la question : qui commande qui ? Autre question intéressante : qui se cache derrière ce que l’on appelle les « marchés »[10] ?

Il n’en reste pas moins que la défense des sociétés contre les exactions commises par les OCT reste de la responsabilité des politiques. Cela entre dans le cadre des missions régaliennes de tous les gouvernements. A eux de prendre leurs responsabilités avec courage, quitte à le payer lors d’élections ultérieures. Ce sont eux qui sont les « donneurs d’ordres »[11] : la police et la justice ne pourront être efficaces que si les instructions données sont claires et énergiques.


  • [1] Les mafieux recherchent la « respectabilité » afin de faire fructifier leurs affaires, mais surtout pour satisfaire leur ego surdimensionné.
  • [2] Encore que certaines grandes entreprises commencent à aussi en souffrir. Ainsi, le TGV d’Alsthom est fortement concurrencé par les sociétés chinoises China Northern Railway (CNR) et China Southern Railway (CSR).
  • [3] Les Rolex sont les montres contrefaites les plus appréciées. Les copies sont aujourd’hui d’excellente facture, l’examen attentif d’un spécialiste étant nécessaire pour distinguer le vrai du faux.
  • [4] 30% des médicaments vendus en Afrique seraient des contrefaçons. Au mieux, ils sont inefficaces.
  • [5] En dix ans, l’Iran a connu une quinzaine de catastrophes aériennes ayant causé plus de 900 morts.
  • [6] Les valises diplomatiques qui ne peuvent être contrôlées par les douanes ; les porteurs de passeports diplomatiques qui sont couverts par leur immunité, les locaux (ambassades, consulats, résidence de l’ambassadeur) qui sont inviolables, etc.
  • [7] Voir l’organisation FLARE qui a une branche en France emmenée par Fabrice Rizzoli, par ailleurs chercheur au CF2R.
  • [8] On peut douter de l’efficacité réelle des saisies effectuées par la justice italienne qui est pourtant en pointe dans ce domaine. En effet, ces saisies seraient en moyenne de 729 millions d’euros par an alors que l’évaluation de leur chiffre d’affaire tournerait entre 130 et 180 milliards d’euros. Les truands incluent peut-être ces pertes dans la rubrique « manque à gagner ».
  • [9] Dans le domaine de l’échange de renseignements et, dans une moindre mesure dans celui de la lutte opérationnelle, la coopération internationale est relativement bonne en Europe occidentale ainsi qu’avec les Américains. Elle démarre avec l’Europe centrale. En revanche, elle reste totalement insuffisante avec l’Extrême-Orient en général et avec la Chine en particulier.
  • [10] Le rôle des OCT dans la crise économique mondiale reste mystérieux. Si le crime organisé n’est pas à son origine, il n’empêche qu’il semble bien en profiter.
  • [11] Pour la justice qui est indépendante, il y a la possibilité de faire promulguer les lois adéquates. Les juges sont ensuite là pour faire appliquer le Droit tel qu’il a été défini par la représentation populaire.
 
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Publié par le janvier 21, 2013 dans civilisation, Economie

 

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