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La machine infernale du capitalisme tardif selon Frederic Jameson par Danielle Bleitrach

18 Déc
La machine infernale du capitalisme tardif selon Frederic Jameson par Danielle Bleitrach

charlie chaplin: les temps modernes

Si Lénine est toujours au purgatoire… Il y a incontestablement un retour à Marx.

Evidemment Lénine a eu le mauvais goût de prendre le pouvoir.. En fait si l’on suit l’analyse du philosophe nord américain Jameson qui parle de « pathologie historique » on pourrait en déduire qu’il y a là dans cette occultation de la théorie-pratique représentée par Lénine un effet de la barrière entre nous et l’action.   Lénine serait alors hors de portée intellectuelle. De Marx nous ne conserverions que l’analyse critique, le diagnostic.  Jameson, d’ailleurs pour son propre compte est d’accord  avec cette limitation puisqu’il affirme n’être pas certain qu’un intellectuel doive apporter des solutions. Un intellectuel identifie plutôt selon lui des symptômes…  Donc parler hic et nunc de l’apport de Frederic Jameson comme bien des penseurs qui ont opéré un retour à Marx c’est à la fois se maintenir dans les limites du diagnostic et de la critique mais c’est aussi considérer qu’il y a là une étape à ne pas négliger dans la compréhension et la dénonciation de notre paralysie. Et si symptôme il y a il faut noter celui-ci, la présence du marxisme s’opère plus par la théorie, la recherche que dans la lutte politique.

Ce retour à Marx critique traduit selon Jameson,  il a sans doute raison, une tentative pour penser la totalité du système capitaliste en crise. Mais le diagnostic dans de telles conditions se contente souvent d’aperçus fragmentaires sans mise en mouvement, avec la recherche de traces de cette totalité explicative. Le Capital, le livre, inachevé et dont une partie reste en morceaux épars serait selon Jameson symptomatique de cette impossibilité théorique qui est la nôtre à maîtriser la totalité du mode de production capitaliste. Est-ce que ce n’est pas parce que l’appréhension critique ignore le communisme, le mouvement même qui transforme l’ordre des choses existant ou comme le disait Marx à propos du penseur qu’il admirait le plus: Kepler, le scientifique et Spartakus la révolte des esclaves.

Un exemple avec « les révolutions arabes », si elles ont réintroduit sur le devant de la scène  l’acteur historique,  la représentation qui en a été faite à gommé l’aspect lutte des prolétaires.  De ce fait nous demeurons incapables de penser qu’il y a là un processus mû par la luttes des classes qui rend tous les moments politiques transitoires, instables. Pourtant tout ne s’est pas arrêté avec les élections des conservateurs islamistes à Tunis et au Caire et encore moins avec la victoire de l’OTAN en Libye. On peut pour ce dernier pays considérer que l’intervention étrangère fait comme en Irak et Afghanistan régresser le processus vers les archaïsmes tribaux et les guerres civiles, ce qui a déjà été un des effets de la colonisation(1). Si on adopte une méthode de compréhension dialectique qui restitue chaque moment dans la totalité en devenir et dans laquelle ce qui a provoqué la révolte en Tunisie et en Egypte, on voit que le processus a toute chance de s’amplifier puisque ce qui l’a provoqué à savoir les politiques néo-libérales autoritaires perdureront avec les alliances des conservatismes et de l’Occident.

Or nous mesurons bien qu’en gommant la lutte des classes comme mouvement  il n’y a plus de totalité seulement des fragments et ceux-ci sont bloqués dans l’actualité. Les médias n’ont pas besoin d’ordres supérieurs pour conformer leur représentation à ce qui coïncide avec leur propre fonctionnement, l’effet loupe sur les dits fragments, la négation de la totalité en mouvement, l’anecdotique et le sensationnel.

Pourtant et c’est sur quoi insiste Badiou à juste raison, si quelque chose apparaît bien de cet acteur historique dans les Révoltes arabes c’est ce par quoi la classe prolétarienne est différente chez Marx et chez Lénine de ce que nous appellerions la catégorie socioprofessionnelle où chacun est classé à sa place dans un ordre sociétal. La classe prolétarienne n’a justement pas de place dans le système, elle est la négation de celui-ci. Et c’est un symbole fort que ce suicide de ce jeune diplômé sans travail tunisien à qui on a confisqué même son étal qui apparaît à toute une société comme son propre désespoir, son anéantissement, la pousse à la révolte . Marx a fondé une science dont la catégorie fondamentale décrit ceux qui n’ont justement pas de place : le prolétariat, ceux qui ne possèdent que leur force de travail et qui sont en mesure d’abolir les classes sociales par l’abolition de la propriété privée des moyens de production et c’est pourquoi le prolétariat inaugure une perspective émancipatrice pour tous, un devenir révolutionnaire de son propre anéantissement comme de celui de la société capitaliste.

ne jamais oublier que le prolétariat décrit Marx est encore minoritaire (il y a plus de domestiques que de prolétaires en 1850) et qu’il se présente comme des masses en exode, chassées de la terre, les « invalides » de l’accumilation du Capital. Les prolétaires de Lénine sont également des déracinés même si dans les deux cas il existe déjà des grandes concentrations industrielles et la force de Marx comme de Lénine est de penser leur mise en mouvement dans la mondialisation capitaliste, le libre échange et l’impérialisme.

Alors même que- et c’est la force de Badiou de refuser cette amputation de la dialectique- tout paraît fait aujourd’hui pour retirer l’analyse de la situation politique du processus historique de la lutte des classes et de nier cette dimension du prolétariat. Ce qui rend incompréhensible la révolte arabe mais aussi les changements intervenus en Amérique latine, le processus d’unification d’un continent. Mais ce que refuse Badiou du léninisme c’est le parti qui est pour Marx et pour Lénine la forme de conscience prolétarienne de son rôle. Quitte à interpeller comme Zizek les 99% ou « indignés » de Wall Street sur la manière dont ils vont se donner un débouché politique. la question n’est déjà plus celle de l’indignation elle est celle de l’insurrection et de son organisation, le Que Faire.

C’est pourquoi, toujours à propos de Lénine et de sa mise au rebut, il semble ce rejet reflète la difficulté actuelle à penser l’action politique qui est tout de même son principal apport. Ce rejet-occultation du léninisme est intervenu, en ce moment historique marqué par des décennies de contre révolution, il y a eu un bouleversement  dans notre pensée qui se traduit par une séparation entre le but final et le processus, le mouvement, tout devient « question d’actualité » sans rapport avec aucune évolution d’ensemble, sans lien avec la lutte des classes. C’est moins la globalisation qui produit l’inertie que cette incapacité à la dialectique du but et du processus, de la méditation concrète sur laquelle intervenir.

Frederic Jameson – récemment traduit- parle d’une pathologie de l’histoire, c’est-à-dire la perte du sens du futur, une crise de l’imaginaire lui-même que l’on ne peut pas dissocier de cette amputation de la dialectique historique elle-même au point que l’on ne sait même plus reconnaître les mises en mouvement et que le changement réel est renvoyé à l’ordre de l’impossible. Les révoltes arabes ont produit une onde de choc mais celle-ci  est restée à la surface de la représentation médiatique: occupation sur la place sans mise en mouvement quitte à laisser complètement démunis les protestataires devant l’intervention de l’appareil d’Etat du capital(2), on retrouve une fois encore le Que faire ?

Il y a bien sûr la crise à la fois économique et écologique qui bouche l’horizon mais aussi le fait que le capitalisme dont il dit qu’il est à son stade « tardif » apparaît de plus en plus comme une machine infernale dans lequel nous sommes enfermés, nous tous ensemble, 7 milliards d’individus.  C’est de l’ordre de la science fiction telle qu’un romancier comme Philip K.Dick pouvait la penser dans les années soixante et soixante et dix.  Pour Frederic Jameson en fait il s’agit de la question politique de l’utopie pour tenter de dépasser cette barrière derrière laquelle l’humanité est sidérée, ce que Marx définissait comme l’idéologie et qu’il appelle l’inconscient politique. S’il substitue ce concept à celui d’idéologie c’est pour dépasser l’idée d’une fausse conscience plus ou moins contenue dans le terme idéologie. Il conserve le lien marxiste entre l’infrastructure capitaliste, l’économie, le travail, les forces productives et la superstructure, la culture, les représentations,les médias, le droit, les arts, la représentation qu’une société donne d’elle même. Il tente d’articuler cette superstructure avec l’apport de Freud dans la compréhension de la sphère idéelle et celui de Levi-strauss qui permet d’intégrer les phénomènes culturels dans des grands systèmes de pensée. Il est à la recherche par là de la relation entre les subjectivités individuelles, les formes d’expérience de chacun avec le réel social et historique qui dans la culture fonctionnerait comme un langage, un inconscient structuré comme un langage.

Jameson tout en tentant une telle mise en relation des superstructures avec des problématiques comme celles de Freud et de Levi-Strauss (et à ce titre il appartient bien à toute cette école américaine liée à la french theory) tient à souligner la dimensions de classe de cette superstructure, dont il dit qu’elle « sert » une classe et fait référence aux appareils idéologiques de l’Etat d’Althusser, ne met pas l’accent comme le fait Badiou sur la dialectique et sur le processus ce qui ne peut que renforcer le diagnostic d’immobilisme.

Selon Jameson, un des problèmes de la machine infernale que serait le capitalisme à son stade tardif est que nous sommes incapables de nous représenter le monde dans lequel nous sommes, d’en établir la cartographie pour pouvoir agir individuellement et collectivement, nous n’appréhendons plus ni le passé, ni le présent, ni le futur. Notre historicité est endommagée gravement.

« Nous ne voyons pas d’alternative. Cela nous conduit à un retour à Marx et à son analyse de cette immense machine totalisante qu’est le capital. Nous serions alors amenés à voir que l’effondrement du communisme en Europe de l’Est n’aurait été remplacé ni par un autre socialisme ni par le triomphe du libéralisme, mais au fond par un effondrement financier et écologique du capitalisme, incapable de construire notre avenir« . dit jameson.

Il est clair que l’on a rarement vu un tel niveau de démission du politique. Les sommets, les raouts mondains mondiaux  des puissants sont les foires aux vanités de politiques  soumis aux pseudos lois de phénomènes incontrôlables autant sur le plan du climat que celui des marchés.

On songe à ce texte de lénine : La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer. Ce qui a effectivement caractérisé Lénine c’est alors que plus personne ne savait comment gérer la tempête qu’avait déchaînée la première guerre mondiale, il dit « nous Bolcheviques nous acceptons de prendre le pouvoir » et il a chevauché la tempête sans nécessairement la maîtriser d’ailleurs mais en privilégiant le processus, le dépassement révolutionnaire.

Un tel positionnement révolutionnaire aujourd’hui paraît de l’ordre de l’impossible, je ne sais pas s’il est impossible mais il paraît tel et c’est en ce sens que le diagnostic de Jameson qui demeure critique est une étape de la conscience ou de l’inconscient politique qui est peut-être cette idée de Marx, les hommes à l’intérieur de la lutte des classes font l’histoire mais ils n’ont pas nécessairement conscience de la faire et encore moins quand ils n’ont plus ni parti, ni organisation et que la nature ayant horreur du vide ce qui s’offre à chaque individu isolé est alors conservatisme et sécuritaire, la démocratie caricaturée par les urnes.

Danielle Bleitrach

(1) L’aspect caricatural d’une solution à l’afghane s’accentue si l’on considère que désormais s’affrontent sur le terrain des milices armées, des pouvoirs autoproclamés et là-dessus l’intronisation d’un universitaire proche de la CIA,  Abdurrahim El-Keib, qui depuis 25 ans n’avait pas mis les pieds en Libye. Mais après avoir exercé au Etats-Unis, il est devenu professeur à l’Université américaine aux Emirats arabes unis, le Petroleum Institut à Abou Dhabi financé par les Emirats et BP,Total,Shell ainsi que la compagnie pétrolière japonaise.  Il ajoué un rôle dans le financement de « la révolution » lybienne en apportant trés tôt des fonds à Benghazi puis à Tripoli.

(2) On passe de l’occupation de la place au renouvellement à l’identique de la répression par le même pouvoir après la Révolution egyptienne… Notez comment nous avons non seulement une vision révolutionnaire de la jeunesse mais y compris une rupture avec la représentation du « genre » dans les révolutions arabes… Est-ce un signe de marginalisation exploité par le pouvoir ?

Egipto: brutal golpiza

Foto: Reuters

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Foto: AFP

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Foto: AFP

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Voir vidéo ci-dessous qui témoigne des brutalités de la police egyptienne…

 
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Publié par le décembre 18, 2011 dans HISTOIRE, THEORIE

 

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