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Chapitre I, Brecht et Lang, une collaboration épique par danielle Bleitrach

27 Juil
Chapitre I, Brecht et Lang, une collaboration épique par danielle Bleitrach

Voici le premier chapitre de mon livre le nazisme n’a jamais été éradiqué, Brecht et lang , Mémoire(s) que Julien, qui m’apporte corrections et remarques une véritable collaboration, soit remercié… DB

 

I

I-UNE COLLABORATION EPIQUE

           Les bourreaux meurent aussi (1943) est un film de Fritz Lang avec Brecht comme scénariste. Ils ont choisi de faire une œuvre de propagande antinazie à partir d’un événement contemporain, l’assassinat le 27 mai 1942 par la Résistance tchèque d’un haut dignitaire nazi, Heydrich, dit le « Bourreau de Prague ». Lang et Brecht, deux auteurs prestigieux, deux « classiques » du XXe siècle, voilà qui incite à la révérence. Mais aussitôt les commentateurs explicitent : la mésentente aurait régné entre eux lors de  la réalisation. La plupart de ceux qui écrivent un livre sur Lang reprennent le fait, en citant en général un extrait de Brecht de seconde main. Il faut dire que ceux qui écrivent sur Brecht ignorent  souvent superbement Lang. Il n’y a guère que Bernard Eisenschitz pour noter l’entente politique entre les deux auteurs[1]. Bernard Eisenschitz suit en cela Lotte Eisner dont il a traduit l’ouvrage qu’elle a consacré à Fritz Lang [2].

1-Sur les traces du docteur Mabuse

Brecht et Lang, lors du tournage du film ont fui le nazisme, ils se sont réfugiés aux Etats-Unis, à Hollywood. Lang a beaucoup œuvré pour y accueillir Brecht, au titre des activités antinazies qu’il mène avec d’autres exilés et des progressistes étatsuniens. Il admire Brecht et le considère à juste titre comme un des plus grands écrivains allemands. Aux Etats-Unis,  Lang s’est d’ailleurs essayé à un Lersthück (pièce didactique) brechtienne[3] en tentant une collaboration avec Kurt Weill, le musicien co-auteur de L’opéra de quat’sous. Le film You and Me (1938), Casier judiciaire, a été un échec commercial[4].

Nous ne  prétendons pas à une biographie croisée de Brecht et de Lang mais nous cherchons en explorant leur brève collaboration à mieux comprendre la relation entre l’Histoire et le cinéma. L’Histoire n’est pas pour nous pur chaos, un champ de bataille dans lequel de  l’aube à la nuit se débattraient des individus pris dans ses hasards. Elle est reconstruction : la nôtre, en suivant la proposition de Walter Benjamin, est celle des vaincus. Et l’œuvre de deux exilés, œuvre de propagande assumée en tant que telle, participe de  cette histoire des vaincus. Parce que personne n’est réellement revenu d’exil et que le nazisme n’a jamais été éradiqué. Donc pas de biographie, mais des arrêts sur image pour retrouver non le sens mais le dire de l’histoire, celle des vaincus, la notre.

Ainsi la collaboration, l’entente politique entre Brecht et Lang est aussi une conception éthique autant que politique et pour la mettre en lumière, il nous faut retrouver la distanciation brechtienne telle que l’a comprise Althusser et telle que Godard l’a interprétée à son tour[5]. Il ne s’agit pas explique Althusser seulement de la destruction de l’identification psychologique du spectateur aux personnages de l’action dramatique, obtenue par certains procédés techniques de mise en scène. Cela reviendrait à faire du spectateur la véritable conscience savante de la « réalité ». En fait les procédés techniques, l’art du comédien, les panneaux sur la scène, obtient un effet psychologique qui est l’impossible identification aux personnages parce qu’il y a une pratique matérialiste, théorique et politique. On n’atteint pas le réalisme par ce qu’on imagine la reproduction du réel alors qu’il s’agit seulement des illusions de la conscience sur ce réel, le réalisme suppose au contraire  « la perception qui n’est pas donnée mais qui doit être discernée, conquise » Althusser,1996, p.146.

Cette conception politique de la distanciation brechtienne induit le recours à la fiction pour dire la vérité, une démarche partagée par Brecht et Lang qui transforme la Résistance pragoise en véritable apologie du mensonge en soulevant l’indignation morale du censeur en chef d’Hollywood.

Le spectateur doit conquérir une nouvelle conscience par un acte intellectuel et nous verrons que ce n’est pas seulement Brecht mais aussi Lang qui sollicite ce travail du spectateur. Les préoccupations de Brecht,  d’Althusser mais aussi de Lang et Godard sont « datées » et c’est peut-être cette exigence éthique, politique, esthétique indissolublement unie qui donne au film cet aspect « vieillot » et pourtant d’une modernité « expérimentale »… Cet aspect daté relève-t-il seulement de l’âge du film, mais quel est justement cet âge, celui du tournage ? Celui de la rencontre avec le spectateur ?  Produit en 1943, il est sorti une première fois sur les écrans français en 1947. Il est alors amputé de nombreuses scènes, c’est le début de la guerre froide et l’éviction des ministres communistes. Il n’en demeure pas moins que Paris -sa vie intellectuelle, la puissance du Parti Communiste- n’est ni les Etats-Unis, ni la République Fédérale allemande qui veut oublier et s’engraisser.

Quand le film  apparaît une nouvelle fois en 1970, dans sa version intégrale, c’est dans le contexte d’une publication générale des auteurs blacklistés par le maccarthysme. Il s’agit également de ce moment où monte un appel au renouvellement du marxisme, une apogée qui combine un mouvement théorique, un événement mai 1968, et qui va chuter sur l’échec du Printemps de Prague, la division Chine-Urss, et la débâcle de la révolution conservatrice.

En RFA une génération interpelle la bonne conscience repue  et va jusqu’au terrorisme. Cette période, qui est celle de ma génération, a été marquée sur le plan théorique par le structuralisme, le rejet du sujet et des philosophies de la nature humaine, de la conscience du sujet. Mais elle fut aussi celle à laquelle j’ai participé pleinement, non sans aveuglement, à une révolution idéologique qui prétendait marquer la fin de la société capitaliste et de la bourgeoisie. Partie d’Allemagne comme une protestation contre l’absence de dénazification, cette rébellion eut son amplitude la plus manifeste en France avec mai 68 où l’on crut assister à la rencontre entre l’élan théorique, esthétique et le mouvement ouvrier. Aujourd’hui il existe un courant qui reprend ce moment « structuraliste » des années soixante et notre analyse de ce film sur le nazisme par Brecht et Lang se situe aussi dans cette volonté de revisiter l’essor théorique des années soixante en France dans un contexte politique et éthique transformé.

Nous sommes donc devant un  film qui décrit un événement historique de la lutte contre le nazisme, l’assassinat d’Heydrich, un haut dignitaire nazi, la bourreau de Prague. L’analyse du film nous confronte au-delà de l’événement à des empilements de temporalités que nous avons choisi d’aborder en archéologues plus encore qu’en historiens puisqu’il s’agit d’exhumer des strates enfouies sous la contrerévolution mondiale des années 1990. Pourtant cette archéologie ne marque la discontinuité des strates que pour reconstituer des totalités successives, discontinuités événementielles avec  parfois par des virages à 180 degrés comme celui entre 1943 (l’union contre le nazisme)  et 1947 ( la guerre froide et la chasse au communiste). Pourtant s’il n’y a pas d’évolution, pas de téléologie, il y a une constante qui fait du nazisme autre chose qu’un accident, c’en est la transformation impossible, la démocratie de surface, l’illusion dénoncée déjà par Engels « d’une aimable promenade de santé qui mène de la vieille cochonnerie à la société socialiste » Ce fut vrai pour les démocraties occidentales mais les essais de radicalisme socialiste se heurtèrent à leur propre démon, partout il y eut recyclage et pas légalité alternative dans la sphère de la loi publique et c’est peut-être sur ce terrain là qu’il faut commenter la rencontre politique entre Brecht et Lang, la lecture que nous en faisons aujourd’hui.

Histoire et cinéma, dans la mise en évidence archéologique de la construction de l’œuvre, il faut revenir sur quelques dates à propos de la rencontre entre Brecht et Lang : 1922 [6] , à cette date Lang se naturalise allemand alors qu’il est né autrichien, il abandonne la religion catholique dans laquelle il a été élevé. Peut-on en déduire qu’il tente « une conversion » vers l’esprit prussien ou que cet homme à la fois impérieux et courtois s’efforce de parler la langue et de comprendre les mœurs du pays d’accueil ? Et quel accueil, il est le maître incontesté, depuis qu’1919, il s’est lancé dans la réalisation flanqué de son épouse scénariste Thea Von Harbou..  

 

Légende : le joueur, Mabuse et son valet homosexuel et cocaïnomane

En 1922, il sort du tournage de Der müde Tod (Les trois lumières) et se prépare à tourner les Nibelungen (1924) dédié au peuple allemand. [7]. 1922, l’Allemagne vit encore le paroxysme de la défaite : la guerre boucherie, «  l’Allemagne payera » ont dit les vainqueurs et elle est effectivement saignée à blanc, ça a été  la chute de l’Empire, la révolution allemande mais suivie de l’anéantissement de la Révolution spartakiste, Rosa Luxembourg assassinée par la social démocratie, règne le chômage, la dévaluation et, comme dans Le Joueur de Lang, Mabuse mène le bal, celui de la crise des valeurs, de la drogue, du jeu et de la corruption…1922, encore : Le film de Lang Le docteur Mabuse coécrit avec Théa Von Arbou sort en deux épisodes : Docteur Mabuse, le joueur[8]. et Docteur Mabuse, inferno (Durée totale 5 heures), un très grand succès[9].

Mabuse est un  génie du crime qui, grâce à sa capacité à changer d’apparence et d’identités, joue avec les être humains par l’hypnose et la télépathie en se dissimulant sous de multiples masques et personnalités, mais même interné ou enterré, quelqu’un agit à sa place, le mal est partout. Ce mal est autodestructeur, sa finalité n’est pas la domination comme Fantomas ou Fu-Manchu à la même époque mais la néantisation.

Il y aura un retour du docteur Mabuse, Le testament du docteur Mabuse en 1933, le film sera interdit pas les nazis, nous le verrons et après son exil aux Etats-Uni,s Lang revient en Allemagne en 1950. Après Le Tigre du Bengale et Le tombeau hindou, il ressuscite Mabuse pour une critique radicale de l’Allemagne et de ce qu’elle est en train de devenir Le Diabolique docteur Mabuse (Die tausend Augen des Dr. Mabuse) en 1960. Et il repart en exil aux Etats-Unis

1922, c’est également l’année où le jeune Brecht débarque d’Augsbourg, sa Bavière natale, à Berlin pour s’y fixer. La même année arrive de Vienne, en passant par Francfort, celle qui va devenir son épouse et jouer un rôle déterminant dans sa conception de la mise en scène, Hélène Weigel[10]. Ce petit jeune homme maigre et insolent crève de faim même s’il est un auteur connu, jouissant d’une réputation d’iconoclaste et de génie. Il est poète, troubadour chantant, auteur critique dramatique mais il n’aborde la mise en scène qu’en 1924, avec Edouard II d’après Marlowe. Comme nous le verrons, si la rencontre avec Peter Lorre en 1930 joue un grand rôle, ce qui le conduit à la mise en scène est la déception éprouvée devant la manière dont on traite ses écrits, mais aussi l’admiration qu’il ressent pour le jeu d’Hélène Weigel.[11] Il ne s’agit pas seulement de la comédienne et il reviendra sur son rôle dans le choix des objets sur la scène.  Leur collaboration sera désormais totale au-delà des aléas du couple. En 1922, sa pièce  Les tambours dans la nuit  est montée par le Deutsch Theater.

Tambours dans la nuit est la deuxième pièce de Brecht, écrite en 1919, quelques jours après l’écrasement de l’insurrection spartakiste et l’assassinat par la social-démocratie de Rosa Luxembourg et Karl Leibnicht. L’homme qui revient de guerre retrouve sa fiancée  enceinte et à la veille de se marier avec Munk, le profiteur de guerre. La pièce se passe dans la nuit de l’insurrection avec le bruit des fusils en fond. Le soldat hésite à rejoindre les insurgés mais il choisira de rentrer chez lui avec sa fiancée « pour se multiplier ». La langue est féroce et poétique, quelque chose entre Villon, Rimbaud et le plus trivial qui fait que l’on reconnait immédiatement Brecht.

 Ne pas oublier si l’on prend ce point de capiton chronologique que le premier volume des péripéties de Chvéïk par Hasek est imprimé à Prague en 1922, et connaît un succès populaire immédiat malgré le mépris de la critique. Voilà un brûlot anarchisant contre la guerre et les autorités qui tombe à pic, en 1923, Berlin s’en empare. Erwin Piscator, le metteur en scène révolutionnaire, inspirateur de Brecht, monte  les aventures de Chvéïk au théâtre politique dans une adaptation éblouissante de Reimann et de Max Brod. Ce dernier édite les œuvres de Kafka après la mort de son ami en 1924. Au moment du tournage des  Bourreaux  Brecht écrira une nouvelle version du soldat Schweik, cette fois dans la deuxième guerre mondiale, mais nous y reviendrons.

Chvéïk est un roman plus ou moins autobiographique de Hasek, l’auteur tchèque. Le personnage, réformé pour idiotie et faiblesse d’esprit, incarne à lui seul toute l’absurdité de la Première guerre mondiale et de toutes les guerres puisque Brecht le reprendra pour dénoncer la Seconde. Idiot mais parfois si rusé que l’on doute de son  incompétence enthousiaste, il ridiculise tous ceux qu’il rencontre, les fauteurs de guerre, qui eux ne croient pas à l’utilité de la guerre mais la mènent par sordide intérêt. Chvéïk, à leur inverse, manifeste un élan patriotique inconsidéré  et ingénu qui organise le désordre.

La première des Tambours dans la nuit a lieu le 20 décembre 1922 au Deutsch Theater[12], et dans la distribution il y a déjà un certain Alexander Granach qui jouera le rôle de l’inspecteur Gruber dans Les Bourreaux meurent aussi[13] Brecht est mécontent de la mise en scène de Hollander et le dit dans des termes qui relativisent un peu ceux qu’il adressera à la réalisation de Lang plus tard [14]. Le problème pour Brecht est dans la manière dont la mise en scène de Hollander  appuie « la contre-révolution bourgeoise », celle qui a coûté la vie à Rosa Luxembourg. Si Lang est le plus grand réalisateur de son époque, à qui la UFA ne saurait rien refuser, tout ce que faisait Brecht à Berlin jouissait d’une  grande publicité, soulevait passions et débats, comme le procès qu’il intente à Pabst pour avoir dans sa version filmée(1930) édulcoré la représentation de la lutte des classes dans l’Opéra de quat’sous.

L’Opéra de quat’sous (1928) est une pièce musicale de Brecht et de Kurt Weill pour la musique. Elle se passe à Londres. La fille du roi des mendiants Peachum épouse en cachette un dangereux criminel Mackie le surineur. La guerre fait rage entre les deux hommes et Peachum menace de troubler les fêtes du couronnement. Il obtient que Mackie soit pendu mais tout se termine bien, la reine gracie et anoblit Mackie. Brecht se radicalise de plus en plus et dans sa représentation théâtrale des slogans sont projetés sur le mur du fond et les acteurs portent parfois des pancartes, ou sortent de la situation dramatique pour s’adresser directement au public. L’interprétation défie doublement les conventions, celle de la représentation et celle de la respectabilité de la propriété « Qui est le plus grand criminel : celui qui vole une banque ou celui qui en fonde une ? »

Nous pouvons donc relever la discontinuité, tant pour Lang que pour Brecht, entre la strate archéologique de 1922 et celle de  1930, et trouver trace de l’influence d’un autre événement, « un accident »qui comme dans un film de Lang ou une pièce didactique de Brecht déclenche la machine infernale du récit puisqu’en 1923, un certain Adolf Hitler rédige Mein Kampf (mon combat) alors qu’il est en prison pour avoir fomenté un coup d’Etat. Le livre  fait aussitôt fureur. Pourtant la propulsion sur le devant de la scène de cet histrion marqué la continuité historique, celle du fascisme,  la manière dont Brecht et Lang ont vécu la première Guerre mondiale et l’échec révolutionnaire spartakiste. L’écho provient encore de plus loin puisque l’ébranlement sismique  part de la Guerre de Trente Ans et de l’impossible sortie de la féodalité pour une paysannerie écrasée, l’absence d’unité nationale. Il n’y a pas eu de roi décapité comme en Angleterre ou en Allemagne mais des petites monarchies absolues et un empire se désagrégeant, nous le verrons en voyageant dans le Prague des BourreauxMein Kampf correspond à la conscience d’une partie des Allemands : l’Allemagne n’a pas perdu la guerre, son armée a été trahie par un coup de poignard dans le dos, un complot juif, franc-maçon et communiste. C’est déjà l’opinion d’Heydrich. Alors que l’autre partie de l’Allemagne croit aussi à la trahison mais à celle des aristocrates et capitalistes qui ont conduit à la guerre et à celle de la social-démocratie qui a vendu l’Allemagne aux mêmes en assassinant les Révolutionnaires, le tout sur fond de misère, de chômage.. Voilà la conscience déchirée d’un peuple sous la République de Weimar. Si Brecht est tout de suite proche des spartakistes, des communistes, le cas Lang est infiniment moins évident, il est l’époux d’une nazie, Théa Von Harbou qui est sa scénariste et certains de ses films, dont son chef d’œuvre Metropolis (1927), témoignent d’une certaine ambiguïté à l’égard de la problématique nazie.

2- des voyous qui se prennent pour des hommes d’Etat

L’intérêt de Lang pour le travail de Brecht vient de loin.  En faisant la critique de M le Maudit, Herbert Jhering a  souligné que Fritz Lang et sa scénariste d’épouse « empiétaient sur  l’Opéra de quat’ sous et filment un syndicat de truand. La corporation des pickpockets, cambrioleurs et escrocs, se sent menacée par la dictature policière qui s’établit  sur la ville pour découvrir l’assassin. Elle part, elle aussi, à la chasse à l’assassin pour retrouver sa tranquillité ». Si Herbert Jhering,  l’auteur de l’article et de la comparaison, a apprécié la manière froide, détachée dont sont peintes les répercussions de l’assassinat d’enfants sur la population, il ne voit dans cet empiètement sur l’œuvre de Brecht qu’attraction pour attirer le public, le « vieux romantisme du crime enjolivé par la littérature dans un monde  romanesque falsifié et maquillé »[15]

Environ dix ans après, à la veille de la prise de pouvoir des nazis, Lang tourne M Le Maudit. Dans les rues, nazis et communistes s’affrontent, plus de 50 % des membres du parti communiste sont des chômeurs. Lang, en 1931, réalise M le Maudit avec Peter Lorre dans le rôle du tueur d’enfant. Ce dernier, tout en tournant avec Lang,  participait à la création d’Homme pour homme avec Brecht dans une version remaniée.

Le premier mai 1931, Heydrich est rayé des cadres de la marine pour une sombre affaire de séduction de femme et arrogance devant le tribunal, il épouse une nazie convaincue Lina von Osten, en juin 1931,  il s’enrôle dans la SA (section d’assaut) de Hambourg pour obtenir un poste dans la SS avec ses beaux uniformes noirs, il s’installe à Munich et Himmler lui confie aussitôt les services de renseignement. Il participe avec enthousiasme aux combats de rue qui firent de nombreux morts et blessés contre les rouges avant les élections municipales  du 27 septembre 1931. Il est surnommé « le fauve blond » à la tête de ses commandos motorisés qui frappent, tuent et disparaissent aussitôt.

 

Légende : M le maudit, Shränker, le chef de la pègre.

M le Maudit 1931: un meurtrier d’enfant terrorise une ville allemande. La police le traque et la pègre sous la direction de son chef Shranker, gênée dans ses activités illicites, se lance à son tour dans la recherche en utilisant son réseau de mendiants. Un dernier meurtre, celui d’une petite fille Elsie amène un aveugle à reconnaître le meurtrier qui siffle un air de Grieg. Il le marque sur l’épaule d’un M et la pègre l’attrape, le fait passer en jugement. Le criminel tente en vain d’expliquer qu’il est un être double. La police arrive et l’arrache au tribunal de la pègre et il est condamné à mort par un tribunal officiel. La mère de l’enfant une femme de ménage tient des propos désabusés sur le fait que cela ne lui rendra pas son enfant et que tout continue.

La dénonciation du nazisme par Lang débute dès M le Maudit où le chef de la pègre a des attributs gestuels et vestimentaires du S.A. Vêtu de gants noirs, d’un manteau de cuir rigide, il  manie sa canne comme un symbole de pouvoir, Schränker le chef de la pègre se comporte comme un nazi. Mais si vous regardez la photo ci-dessus qui le représente il y a dans le personnage aussi du burlesque : le melon de Chaplin, comme sa canne. Attributs de Charlot pour quelqu’un qui à la brutalité d’un Heydrich, voir de l’histrion Mussolini (en 1922 c’est la marche sur Rome des chemises noires). Le burlesque dans le fascisme rapproche Lang de Brecht et de l’Opéra de Quat’sous qui vient d’être joué en 1928 et porté au cinéma en 1930. C’est le testament de son héros favori, le docteur Mabuse, qui déclenche les hostilités avec les nazis : Réalisé par Lang en 1933 il inaugure une nouvelle figure de Mabuse. Le testament du docteur Mabuse ne représente plus le triomphe du Mal comme entité abstraite mais comme l’ambition d’un projet politique dément. On y voit le Docteur Baum, psychiatre fou puiser l’inspiration des crimes qu’il commet dans le cerveau malade du Docteur Mabuse qu’il a interné. Lang a mis dans la bouche du criminel des paroles inspirées de Mein Kampf. De même, il a dirigé le jeu de son acteur dans un style oratoire et une gestuelle qui évoquent Hitler quand le personnage expose ses desseins criminels. Nous reviendrons sur cette vision essentielle pour Lang du nazisme comme psychose, elle n’est pas contradictoire avec l’affirmation de Brecht pour qui on ne peut comprendre et surtout combattre le nazisme si on en dénonce pas sa nature capitaliste mais elle insiste sur la folie, l’inquiétante étrangeté autant que la forclusion du nom du père. M le maudit est déjà, comme Le Testament du docteur Mabuse, l’Opéra de quat’sous, la représentation de la collusion de la pègre et des puissants mais avec cette dimension languienne de la fascination pour la folie.

 Début mars 1933, la sortie du Testament du docteur Mabuse, quinzième film de Lang est annoncée dans 183 salles berlinoises. Le 29 mars, le film est interdit. Voici les raisons invoquées : «film attentatoire à la sûreté de l’État. […] l’horrible mélange de criminalité et de folie porte atteinte à la sûreté et à l’ordre publics […] peut constituer pour les éléments communistes […] un parfait manuel de préparation et de perpétration d’actes terroristes. »[16]

3- Homme pour homme et le maudit

M le Maudit a été une étape fondamentale  dans la carrière de Lang, un moment de recherche, d’expérimentation. Il a tenté de repousser le passage au parlant, il a tourné Lafemme sur la lune en faisant appel à ce qu’il aime dans le cinéma, l’aventure scientifique à la Jules Verne, une sorte d’appel ultime à la magie, à l’enfance puis à la suite de l’échec il se résigne à faire une film parlant. Il n’est pas le seul, Chaplin éprouve les mêmes réticences. Dans Les Temps modernes, il donnera le monopole de la parole au grand capitaliste tortionnaire du vagabond à travers le travail à la chaîne. Charlot conserve le mime, la liberté, le capital s’arroge  le monopole du discours, de l’ordre, de la chosification. 

Avec le parlant, Lang mène un nouveau combat pour le cinéma, pour préserver le renouveau de la poésie qu’a constitué ce mode de représentation inédit «(…) les rapports entre le film et le livre, entre l’image animée et le mot, sont plus complexes que ceux d’une simple rivalité. Car l’image animée vient aussi au secours du mot, quand celui-ci n’est plus qu’un squelette décharné. De cette épure, transparente et morte, quasi dépourvue de toute substance, l’écran ressuscite tout à coup une existence sensible, une lourde épaisseur de réalité, presque surdéterminée par une foule de caractères particuliers. Ainsi, un vocabulaire flétri, impuissant, retrouve des significations vivantes, mémorables, génératrices d’émotions. [17] » Ce renouveau est mis en péril par chaque invention technique, le parlant, la couleur, tout ce qui prétend à une meilleure imitation du réel et qui fait perdre de leur substance à ces significations vivantes, mémorables, chargées d’émotion dont parle ici Jean Epstein dont les surréalistes diront qu’il s’agit d’un « réel de plus » ou même un vice : « Le vice appelé surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses.[18] » Quiconque a fait une analyse se souvient de ce moment où surgit une vision qui a, de toute évidence, une grande importance. En parler présente le risque que les mots érodent la charge imaginaire dont cette évocation vous a paru riche. Comment retrouver à chaque découverte technique qui prétend vous rapprocher de la reproduction de la réalité ce stupéfiant image, telle est la question ?

Comment travailler à partir de la triple caractéristique du cinématographe : premièrement la caméra enregistre la réalité et donc restitue au spectateur des fragments d’activité sensorielle, produit chez lui une sorte d’anesthésie intellectuelle, son intégration à la nature mais celle-ci a pris la caractéristique de la ville, de la foule parce que le cinéma est mouvement. Sa deuxième caractéristique est celle d’un mouvement ininterrompu qui stimule, énerve. Enfin, le cinéma n’est pas seulement cela il est aussi révélation de formes, de fragmentations, de dissolution ordinairement inconnu. Il agit sur les corps avec un sadisme digne de Francis Bacon. Quand on réunit ces trois caractéristiques nous avons bien « le stupéfiant » non seulement image mais le son, la couleur, parce que tout ajout d’un élément de réalité ne modifie pas réellement la situation quand est mis au point,  Lang est orfèvre en la matière, une manière  de préserver certains effets qui tiennent du rêve mais aussi ceux d’alternance entre moment d’absorption en soi-même et état de relative conscience, de participation à la représentation. A cela il faut ajouter l’effet de la salle obscure qui coupe avec la réalité quotidienne, une mise en  condition qui dans le film Les Bourreaux est clairement décrite lorsque dans la séance de cinéma où l’assassin du bourreau s’est réfugié la rumeur court de l’assassinat et témoigne de la première prise de conscience d’un peuple qui s’éveille tandis que les lumières se rallument. Le passage entre le film anesthésiant et l’éveil joyeux n’est pourtant pas complètement une rupture, la musique de Smetana qui accompagne les images du fleuve sur l’écran est déjà un hymne national et l’enthousiasme général à l’annonce de la mort du bourreau est relayé par l’explosion sur l’écran d’un bouquet de fleurs blanches. La séance de cinéma est comparable à ce moment de l’éveil du dormeur où l’activité onirique devient intense sollicitée par la réalité tout en jouant un maximum sur le déplacement des signifiants par rapport au signifié. Toute la puissance de suggestion du cinéaste qui devient l’objet de la représentation dans Mabuse fonctionne selon ce modèle, celui du rêve dans lequel se multiplient les signifiants par rapport à un signifié sur lequel le spectateur doit chercher la vérité, le cinéaste introduisant le doute sur la nature de ce qui est représenté. L’indicible est non seulement l’horreur de ce qui ne doit pas être représenté mais le fait de ne pas céder aux effets spéciaux de l’horreur pour mieux préserver la recherche de vérité et la maîtrise du spectateur comme une attitude politique.

« Car l’homme qui, dans l’acte de parole, brise avec son semblable le pain de vérité, partage le mensonge » dit Lacan dans un texte énigmatique -sans doute pour préserver l’indicible- texte intitulé la Prosopée de la vérité. Un texte énigmatique mais très beau  revendiquant entre l’analyste et l’analysant une mise en scène qui cherche la vérité. Cette recherche de vérité peut être simple suggestion, elle correspondra au narcissisme de l’analyste qui l’imposera à la manière dont Mabuse prive ses victimes de toute volonté et les nazis leur criminelle illusion. Lang, pensons-nous, cherche une vérité qui se dérobe à une maîtrise aliénante simple hypnose et suggestion, il dissout les mystères de l’imaginaire qu’il tend à créer en introduisant le mensonge, le doute comme condition de la liberté du spectateur. Le cinéma de Lang comme acte de parole entre un analyste-cinéaste et un analysant spectateur, nous y reviendrons, soulignons simplement que le début de l’action des Bourreaux part des armoiries tchèques avec la fière devise de Jean Hus : « la vérité vaincra » et descend vers la croix gammée nazie, reproduisant la première image du film propagande par excellence (le triomphe de la volonté) de là nouvelle descente vers le portrait d’Hitler, le maître, le sujet censé savoir, imposant un idéal du moi guerrier et patriarcal à un peuple défait. Vérité et mensonge, histoire et fiction, le tout en poussant le plus loin possible le travail sur le signifiant, image, son, sur la « lettre » ou le fonctionnement de l’inconscient d’un spectateur comme d’un peuple. 

M le  Maudit  ou comment représenter le plus horrible des crimes, le meurtre d’une enfant, pas de reconstitution sanglante mais l’image, le signifiant comme signification,  un cri, un appel : « Elsie », une cage d’escalier vide puis un fourré d’où roule lentement un ballon qui se prend dans les fils télégraphiques. L’image arrachée au réel.  Dans le même esprit, le travail sur le son devient signification, suscite mémoire, émotion.  La mélodie de Grieg que siffle Peter Lorre le trahit. Un sifflement, ce n’est pas celui que nous entendons mais celui qu’entend un aveugle dont l’ouïe est particulièrement sensible. Il doit se boucher les oreilles quand un orgue de Barbarie a un son trop strident. La violence exercée sur cette oreille-là est sans commune mesure avec ce que nous éprouvons et elle met en relief le fait que l’assassin se bouche les oreilles pour ne plus entendre sa propre musique, cette voix psychotique qui le pousse au meurtre.

Ainsi dans M le Maudit, Lang –qui s’affirme dénué de sens musical-  tente de traduire spatialement  la manière dont l’aveugle perçoit le sifflement de l’assassin. C’est un repérage de l’espace que peut percevoir un aveugle : « La lettre sur les aveugles de Diderot, explique Lacan, démontre combien, de tout ce que la vision nous livre de l’espace, l’aveugle est capable de rendre compte, de reconstruire, d’imaginer, de parler [19], » bien sûr en ce qui concerne l’aveugle cela a à voir avec l’acuité de l’ouïe mais ce qui intéresse Lang est plus encore puisque cela concerne aussi la traduction cinématographique de la voix intérieure du criminel, c’est-à-dire la constitution du sujet a pour reprendre la terminologie lacanienne, la lisière du moi dans sa relation à l’autre, la préoccupation et le doute, la distanciation. Le cinéma est le regard, le son est aussi regard, mais pas seulement regard concret, au contraire il peut s’exercer dans l’aveuglement de ce regard concret dans le mode structurel du contact que nous avons avec autrui, les rapports sociaux et l’étrangeté, le doute que l’habituel provoque en nous.

Légende : Peter Lorre dans M le Maudit

Peter Lorre pendant le tournage de M Le maudit, jouait le rôle principal de la pièce de Brecht, celui de Galy Gay. A chaque étape de la vie du personnage, il devait changer son allure, ses gestes, sa façon de parler. A cette occasion, Brecht et Lorre avaient mis au point « le gestus social », ce qui dans l’action révèle à travers le jeu de l’acteur son être social. Peter Lorre n’était pas un simple comédien pour Brecht, il participait pleinement à cette élaboration théorique. Outre son physique et sa présence, il  avait une qualité de jeu que les metteurs en scène n’apercevaient qu’en visionnant les rushs et ils découvraient alors à quel point l’acteur dominait l’écran[20]. Comment considérer que Peter Lorre, alors qu’il est avec Lang le malade tueur d’enfant, l’être double entraîné par son mal, puisse  jouer ce  rôle  sans référence au  travail accompli au même moment avec Brecht[21].  Surtout si l’on sait que ce moment d’expérimentation, de recherche pour Lang est aussi celui de son évolution vers un antinazisme de plus en plus marqué et qui débouchera sur l’exil des deux hommes en 1933, quand les nazis prendront le pouvoir.

Lang ne cessera pas de parler du nazisme, non du phénomène historique dont il sera question dans quatre films mais du « malaise dans la civilisation » y compris dans les sociétés dites démocratiques.

Comme tous les grands, Lang n’entre dans aucune école, et ce qu’il a à dire passe avant tous les procédés, on pourrait à son propos retrouver ce qu’Aragon appelle en littérature le « mentir-vrai » qui n’est pas éloigné du choix de la fiction pour dire non pas comment les choses sont en vrai mais comment elles sont vraiment selon Godard résumant Brecht.  Avec un danger incontestable chez Lang, celui d’une perfection formelle telle que le film s’immobilise et paraît déterminé par une structure organique qu’il s’agisse de plans épurés et d’enchaînements ayant des allures inexorables, le spectateur est pris dans la force d’une écriture qu’il ne peut que subir et qui reste dans son imaginaire comme un rêve, même si Lang montre toujours le dispositif. Brecht est le théoricien d’un théâtre qui organise esthétiquement mais aussi politiquement  la rupture avec la représentation théâtrale telle qu’elle a eu lieu jusqu’ici : « ce qui a disparu dans la dramaturgie brechtienne c’est la catharsis aristotélicienne, la purgation des passions par l’identification avec le sort bouleversant du héros[22] ». Ce que l’on appelle la distanciation (en allemand verfremdungseffekt). Cela peut passer par des ruptures dans la fiction par de la musique ou une adresse directe au public, ou encore des permutations de rôles, toutes techniques introduisant une confrontation avec l’illusion et l’identification. De ce point de vue le cinéma a ses propres techniques, l’interpellation peut être un gros plan de visage, un aparté de l’acteur à la Woody Allen. Si le cinéma est un art avec son langage propre c’est aussi avec sa capacité référentielle à cristalliser l’expérience de chacun en images, c’est ce potentiel du langage cinématographique d’une « image dialectique » qui le rend différent du théâtre, accroit sa puissance de suggestion. A ce titre, Mabuse, l’hypnose dans lequel il plonge ses victimes, comme le spectateur, nous confronte à ce pouvoir, le dénonce.  Le malaise éprouvé en tant que spectateur vient peut-être de la force hypnotique du dispositif alors que Lang cherche la distanciation, le doute sur ce qui est représenté.

Brecht pense que ce qui opprime les êtres  humains peut être vaincu par eux, l’art doit les aider à accomplir cette tâche. Aucune forme d’art n’est éternelle, elle doit naître de la nécessité pour chaque société d’inventer un art qui contribue à sa délivrance, à son accouchement.  Il s’agit de « faire percevoir un objet, un personnage, un processus, et en même temps le rendre insolite, étrange » pour vaincre l’illusion que les choses sont représentées comme elles sont de toute éternité. Si pour Brecht la distanciation unit esthétique et politique dans un but didactique de prise de conscience de la nécessité de la révolution, pour Lang le même effet de distanciation renverrait plutôt à ce que Freud a défini comme « l’inquiétante étrangeté »(unheimlich) par laquelle la psychanalyse a pour lui effectivement quelque chose à voir avec l’esthétique. Freud part de son analyse du refoulement et de la manière dont à travers ce refoulement toute émotion peut-être transformée en angoisse. « Cette sorte d’angoisse serait justement l’inquiétante étrangeté… Cet Unheimliche n’est en réalité rien de nouveau, d’étranger, mais bien plutôt quelque chose de familier depuis toujours, à la vie psychique, et que le processus du refoulement seul a rendu autre [23]. » On mesure la subtilité de ce qui réunit Brecht et Lang et de ce qui les oppose.

L’essentiel sur le  travail de l’acteur tel que l’envisage Brecht, tel qu’il en élabore les bases avec Peter Lorre est dit dans L’exception et la règle, il ne s’agit pas de mode arbitraire, d’une invention pour les snobs mais d’une tâche politique  que Brecht décrit en 1930 

Les acteurs

Observez bien le comportement de ces gens :

Trouvez-le surprenant, même s’il n’est pas singulier

Inexplicable, même s’il est ordinaire

Incompréhensible, même s’il est la règle.

Même le plus petit acte, simple en apparence

Observez-le avec méfiance ! Surtout de ce qui est l’usage

Examinez la nécessité !

Nous vous en prions instamment :

Ne trouvez pas naturel ce qui se produit sans cesse !

Qu’en une telle époque de confusion sanglante

De désordre institué, d’arbitraire planifié

D’humanité déshumanisée,

Rien ne soit dit naturel, afin que rien

Ne passe pour immuable[24].

 

Ce doute sur le banal, sur le plus quotidien, pourrait être du domaine de la psychanalyse, qui passionne Lang. Encore que cette référence cursive mériterait des explications, il faudrait le montrer mais aussi souligner l’influence d’Adorno sur lui. Ce dernier est critique vis-à-vis de la théorie de Freud en tant que marxiste mais il l’est encore plus  à l’égard des « révisionnistes néo-freudiens » dont « la pensée est frappée au coin de l’anodin » et qui « pactisent avec le bon sens », le fond de commerce pris à la psychanalyse  utilisé par Hollywood, par Hitchcock en particulier face auquel on le sait Lang vit une concurrence critique (qui est le maître du suspens ?) un peu méprisante. Pour Adorno et Lang sans doute la psychanalyse en « en tant qu’elle porte sur la libido en tant que donnée présociale atteint (…) les points où le principe social de domination coïncide avec le principe psychologique de la répression des pulsions[25] », ce qui pose comme nous le verrons la question de la rencontre entre marxisme et psychanalyse dans la radicalité de chacune des deux théories. Faire de Lang un freudien radical voir un lacanien avant la lettre n’est pas absurde. Donc pour revenir au concept freudien de l’inquiétante étrangeté, notons que  c’est dans le fond le « je sais bien mais quand même » du fétichiste, l’obsédé de la création ou le refus de la castration maternelle qui a lui-même beaucoup à voir avec l’inquiétante étrangeté. Notons de ce point de vue du fétiche que Brecht et Lang  partagent une certaine conception de « la distanciation » non seulement en ce qui concerne le jeu des acteurs mais dans l’attention qu’ils portent aux objets.

Comme ils partagent l’idée que la représentation ne doit pas imiter le réel, faire même plus que le styliser selon les catégories de la mimesis d’Aristote mais l’amplifier, en grossir les traits car comme le dit Brecht, l’original, ce que l’on décrit est trop discret, il n’aide pas à  la réflexion, « il s’exprime à voix trop basse ».

 Nous retrouverons aussi une référence commune aux aspects comportementaux, le caractère du personnage dépend de son évolution dans des rapports sociaux déterminés, c’est l’action et même l’interaction qui détermine son caractère. Mais là nous sommes peut-être encore dans le classicisme du cinéma, celui qui fait débat entre Lang et Godard sur la fin du Mépris, Lang reprochant à Godard de s’intéresser plus aux conséquences de l’action qu’à l’action elle-même qui pour lui caractérise le cinéma en tant qu’art (le dinosaure et le bébé). Godard serait alors plus brechtien que Brecht et Lang réunis.

La principale difficulté pour saisir la conception de l’épique pour Bertolt Brecht réside dans le but didactique que se donne ce théâtre. Brecht l’a résumé le  15 mars 1942 dans son journal de travail en critiquant Elizabeth Bergner (l’actrice la plus en vogue du théâtre dominant): « Evidemment, le principal obstacle, c’est qu’elle ne voit pas le public comme une assemblée de révolutionnaires, qui accueillent un rapport sur ce monde à changer. (…) elle aperçoit l’ensemble comme un nouveau « style », une mode arbitraire…. »[26]

4-Doute, maladie mentale et peine de mort

 La conception épique de Fritz Lang ne le conduit pas s’adresser au public comme à une assemblée de révolutionnaires qui accueilleraient un rapport sur un monde à changer. Pourtant il serait inexact de gommer sa volonté de critique  sociale, elle ne se démentira jamais mais disons qu’il s’agit plus d’une interrogation que d’une interpellation encore que celle-ci ne soit pas absente mais pour accroître le doute. Le style de Lang pour artisanal qu’il se revendique n’en est pas moins en quête d’inventions de procédés significatifs pour exprimer ses préoccupations éthiques et faire entrer le spectateur dans un chemin dont le doute est le principe. Lang revendique la justice et ne croit pas à la manière dont celle du pouvoir s’exerce. Avec y compris une réflexion permanente  sur ce qu’il est possible de dire ou de suggérer pour forcer à la réflexion, sur ce qui ne va pas en faisant surgir le sentiment d’angoisse et d’inquiétude sous ce qui apparaît le plus banal. Lang introduit un ébranlement sous l’apparence tranquille de la surface des choses. La force du cinéma de Lang réside dans cette adéquation entre le doute moral et celui sur le regard, sur ce qui est vu à l’écran et qui n’est –comme pour Brecht- souvent qu’illusion de réalité, mise en scène des puissants.

 Les bourreaux meurent aussi  témoigne, à la  manière de Lang que reconnaîtra Godard, d’une rupture avec les conventions en vigueur et c’est peut-être ce qu’il cherche avec Brecht, une collaboration de rupture autant qu’une fraternité politique de deux exilés, l’une n’allant pas sans l’autre. Il a trouvé dans le cinéma hollywoodien ce primat de l’action qui le relie au muet, mais il peut faire fi du casting sur la mise en scène, imposant des acteurs à contre-emploi ou sur le seul critère de leur maîtrise ou non de l’anglais. Il casse toutes les rhétoriques convenues en basant la totalité du film sur des oppositions, identifications entre nazis et résistants, non pas pour créer l’idée que le mal ferait partie de la condition humaine et que nazis, criminels ou bourreaux et victimes se valent, ça c’est le contresens dans lequel se complaît la critique, mais pour briser les effets d’illusion dans lesquels tel Mabuse il demeure un maître incontesté. Il choisit une déstabilisation permanente du spectateur soumis à la fois à des effets hypnotiques et invité à contempler le dispositif de l’hypnose. C’est pourquoi on peut parler de « distanciation » avec le rôle joué par les collages, le texte écrit, les objets sur lesquels nous reviendrons à plusieurs reprises, là encore nous retrouvons Brecht qui  note que les objets qui souvent remplacent le décor chez lui sont très importants, ils doivent être choisis avec soin comme il le dit à propos du travail de son épouse, Hélène Weigel : « Comme le planteur pour sa pépinière choisit les graines les plus lourdes et le poète pour son poème les mots justes, de même [Weigel] choisit les objets qui sur la scène accompagnent les personnages… Tout est choisi pour son âge, son utilité et sa beauté, avec les yeux de celle qui pétrit le pain, tisse les filets, prépare la soupe, les mains de celle qui connait la réalité. [27] »

Pour symboliser une usine, Brecht n’inventera pas un décor qui reproduira des bâtiments, des cheminées, mais il mettra une pancarte indiquant le niveau des salaires, une photo du propriétaire, une autre des ouvriers à la cantine, par exemple…

Or une des marques du style languien est le gros plan sur des objets que Lang voulait toujours faire lui-même et auxquels il accorde une grande importance. Filmer des objets n’est pas gratuit et contribue à faire avancer l’action comme dans les exemples du briquet de Czaka, du revolver qui joueront un rôle dans la conviction ultérieure de sa culpabilité. Mais il existe d’autres objets filmés dont le lien avec la narration est moins évident ils apparaissent comme une rupture, un plan de coupe, une discontinuité sans lien spatial ou temporel, ainsi en est-il des plans des horloges pragoises. Ce sont des ponctuations dans la narration, on pourrait les considérer dans le cas des horloges comme une manière de nous situer à Prague mais il est des vues bien plus caractéristiques de la ville dont Lang nous fait grâce. Ces plans  sont plutôt une autocitation, ainsi en est-il de la cravache du bourreau et de ses bottes dans la première séquence qui font songer au maniement de la canne du chef de la pègre dans M le Maudit, les horloges elles renvoient à la représentation du temps dans Mabuse, autant qu’une méditation sur le temps à rebours (horloge hébraïque)et à la crucifixion du fils dans Metropolis.

Il s’agit de « traces », le cinéma se crée dans sa relation à l’Histoire en insistant sur la singularité des histoires qu’il raconte et les sens et l’émotion, comme chez Proust,  subissent des chocs avec la réalité sensible à l’intérieur de la fiction narrative. A la différence près qu’il y a là une interpellation du spectateur -c’est sûr pour Brecht- comparable à celle de l’admirable livre de Agee sur la manière dont il faudrait restituer la pauvre paysannerie de l’Alabama : « Si je le pouvais, à ce point, je n’écrirais rien du tout, il y aurait des photographies ; pour le reste, il y aurait des fragments de tissu, des morceaux de coton, des mottes de terre, des paroles enregistrées, des bouts de bois et de fer, des flacons d’odeur, des assiettes de nourriture et d’excrément »[28]. Pour narrer l’univers des petits bourgeois allemands qui acceptent la confiscation de la Révolution, l’assassinat de Rosa Luxembourg et qui sont déjà prêts pour le nazisme, Brecht nous décrit une noce grotesque dont les meubles s’effondrent, on sent l’odeur  de la sciure et de la colle. Lang passe des heures à soigner le gros plan d’une vaisselle dans l’évier pour représenter le désarroi et le désordre d’une ménagère américaine. La fiction est aussi la manière de dire le peuple et un tel dit est le cœur du problème : entre la confiance au peuple (le premier titre du film abandonné par Lang) et la peur des foules, entre le génie d’une intervention sans laquelle il n’y a pas d’histoire et l’événement ne bouleverse rien et la tendance paranoïaque à chercher des boucs émissaires comment traiter du sujet historique et de l’inconscient collectif ?

Il y a quelque chose de l’ordre du collage dans ce choix de fragments, d’écrits, d’objets que la camera frôle, un pont est établi entre l’économie de dialogue du muet et une modernité basée sur l’autonomisation de plans géométriques se substituant presque à la narration. L’objet dit plus qu’un long dialogue explicatif, il est action et distance, interpellation. Nous verrons que l’apparition de Brian Donlevy, l’assassin du bourreau, dans le film débute par sa course dans une ruelle, puis sa rapide transformation, enlever la casquette de l’ouvrier qui a accompli l’exécution du bourgeois pour mettre un chapeau bourgeois, cette connotation entre l’exécuteur ouvrier et la personnalité réelle de la Résistance n’est certainement pas de l’ordre du hasard.  Heydrich le bourreau part en voiture pour l’usine Skoda, le raccord sur le taxi dont le moteur tourne marque une certaine simultanéité de l’action. On peut en déduire que le fugitif vient d’assassiner Heydrich à l’usine en se déguisant en ouvrier. Bien que nous apprenions également qu’il ne s’agit pas d’un ouvrier. Le raccord est un faux raccord, il crée une fausse adéquation temporelle entre la première séquence dont nous verrons qu’elle est elle-même un condensé de temps de la domination nazie et la suite du film, la fuite de l’assassin, la machination et les otages. Nous avons parlé de Godard, ce n’est pas seulement à cause du Mépris dans lequel Lang est la mise en scène incarnée ou de l’opposition entre Le Dinosaure et le Bébé mais parce que ces deux lyriques sont à la recherche d’un réalisme supérieur et que celui-ci est politique, qu’il s’agit d’en subvertir l’ordre de la représentation, sans compromission avec les facilités du spectacle. Il y a chez les deux hommes une tentation qui serait de pousser la mise en scène jusqu’au chef d’œuvre inconnu, pousser la perfection jusqu’à la noyer dans les formes.

Lang sur un scénario de Brecht, qu’il pense avoir suivi presque scrupuleusement, est confronté, sous l’œil critique puis distant de Brecht aux facilités du spectacle et la représentation de l’horreur nazie à travers le cas d’Heydrich. Celui-ci dans la réalité n’est pas seulement « le Bourreau de Prague » mais le SS qui met en œuvre le pire de la vision hitlérienne, on le retrouve dans la nuit des Longs couteaux avec l’assassinat des SA de Röhm, celle de Cristal, un gigantesque pogrome, ainsi que dans toutes les manipulations qui président à l’entrée des troupes de la Wehrmacht en  Tchécoslovaquie, en Pologne, les différentes étapes de l’extermination, rien ne le rebute, qu’est-ce que cela signifie pour deux artistes antinazis ? Pour Brecht qu’au-delà de l’événement, de l’horreur nazie, « le supplément foudroyant [29]» du capitalisme, on ne vainc le nazisme qu’en attaquant son fondement capitaliste, pour Lang il y a là une psychose et le véritable malade mental n’est pas celui que l’on traque.

 Ne pas oublier que les nazis ont vu dans M le Maudit une apologie de la peine de mort. Ne pas gommer non plus que ce fut sur les malades mentaux, « une vie indigne de vivre » selon le programme lancé en 1939, que furent expérimentées les méthodes d’extermination massives, le mode d’exécution par oxyde de carbone diffusé dans un lieu hermétiquement clos toujours sous la direction de la SS du couple Himmler/ Heydrich. Méthode qui tuait en quelques minutes et présentait le seul inconvénient d’entraîner les déjections des victimes et une masse de cadavres, le tout nettoyé par d’autres détenus. Entre janvier 1940 et août 1941, quelques soixante-dix mille malades et déficients mentaux furent gazés. Un film qui montrait un malade mental assassin de petites filles ne pouvait que contribuer à légitimer leur programme surtout si l’assassin avait le physique idéal du juif et manifestait des parentés suspectes avec les communistes. Les nazis reprendront d’ailleurs des extraits de M le Maudit pour représenter le juif dans leur propagande. L’ambiguïté n’est pas chez Lang, pas plus dans son premier film parlant que dans le dernier tourné au Etats-Unis,  L’invraisemblable vérité où il dénonce la peine de mort y compris pour le coupable, mais bien dans le regard qu’une société ose porter sur l’humanité. La représentation de l’intolérable doit se faire en tenant compte de ces ébranlements de la conscience qui obéissent à des logiques qui lui échappent, l’appréciation d’une œuvre intervenant à des croisements inattendus où ont surgi de nouvelles associations, des déplacements de sens. Que dire sur l’acceptation aujourd’hui de l’intervention systématique des bombardements pour régler des conflits diplomatiques mineurs, le prétexte humanitaire qui accompagne l’inertie des consciences ? Rien sinon que la violence gratuite des films grand public n’en est pas à l’origine mais qu’elle intervient dans ce contexte d’acceptation.  Il en fut ainsi de la manière dont les nazis ont reçu M le Maudit mais il en est ainsi également de la manière dont la critique lit aujourd’hui la représentation du nazisme dans  Les Bourreaux. Dans les deux cas selon nous n’a jamais été éradiqué  ce qui rend possible le nazisme.

Il y a une profonde entente entre Lang et Brecht sur le fait que le nazisme est un système au-delà de l’événement, sur le sujet historique mais pour Lang il y a dénonciation de l’inconscient collectif et du pouvoir qui prétend instaurer une loi, une norme. Quand Brecht radicalise son propos de l’Opéra de quat’sous en posant la question : « qui est plus coupable celui qui pille une banque ou celui qui la fonde ? » Lang le suit fasciné en complétant la question « qui est plus coupable le malade qui tue une enfant ou le chef de la pègre qui défend le système qui fait que les mères ne peuvent pas s’occuper de leur enfant ? » Comment représenter la véritable culpabilité ?

L’horreur à l’état pur, ce que le cinéma ne peut pas représenter,  Lang s’y est  confronté avec l’assassin de petites filles, il s’est déjà posé à ce propos toutes les questions morales que l’on peut imaginer, les limites à ne pas franchir. «  C’est le thème le plus difficile que j’ai jamais abordé, ne serait-ce que pour l’énorme responsabilité qu’entraîne le fait de traiter ce sujet » (…) comme dans tous ses films, Lang conclut simultanément à l’impossibilité de juger et à la nécessité de la justice (…) Lang à l’inverse du cinéma de propagande, ne dit pas ce qu’il faut penser. Il met le spectateur dans la situation inconfortable de s’identifier successivement aux différents points de vue. Il manifeste une compassion courageuse envers son protagoniste et réserve sa défiance à l’agitateur en manteau de cuir (Gustaf Grundgens) qui manipule le tribunal de la pègre, et la loi de lynch. (Son premier film en Amérique Fury[30], sera aussi une histoire de lynchage). [31] »

5- Etre antinazi n’a rien d’évident ni hier… ni aujourd’hui…

Les ambiguïtés dans la représentation ne doivent pas nous masquer les faits et le contexte politique auxquels sont confrontés les « exilés », et ce qu’affronte Lang quand il choisit de faire quatre films de propagande antinazie dont  Les Bourreaux  est le plus engagé. Avant le maccarthysme la société nord-américaine est encore pluraliste, le communisme n’y est pas totalement condamné, mais Hollywood reflète toutes les contradictions d’une époque à l’égard de ce qu’on appelle alors l’interventionnisme : « Le militantisme à  Hollywood s’inscrit dans ce contexte et se manifeste par de fréquentes prises de position individuelles en même temps que par la création de groupes plus structurés. C’est ainsi qu’en 1934, Joan Crawford proteste au nom des Ethiopiens contre l’invasion de Mussolini; qu’en 1936 The Anti-Nazi League of Hollywood est fondée pour lutter contre l’antisémitisme de certaines fractions de la population et dénoncer le développement d’activités pronazies aux Etats-Unis. Le Motion Picture Artist’s Committee rassemble des fonds pour soutenir les loyalistes espagnols contre Franco. En 1935, des antifascistes, parmi lesquels Dalton Trumbo et lIlian Hellman, empêchent le fils de Mussolini de venir travailler à Hollywood. Trois ans plus tard, Miriam Hopkins fonde le Studio Committee for Démocrat Action pour soutenir la nouvelle candidature à la Maison-Blanche. The Américain Mercury regrette cette politisation de l’industrie et s’en prend aux mots d’ordre tels  qu « arrêtons le fascisme », « sauvons l’Espagne », « paix », « démocratie », émanant à ses yeux d’un « communisme caviar ». Dans le camp adverse, le militantisme est pourtant aussi actif. En 1935, plusieurs milices sont créées à Hollywood: The Light Horse Cavalry, fondée par Victor Mc Laglen « pour sauver l’Amérique » et « promouvoir l’américanisme ». Les Hollywood’s Hussars, sous les auspices de Gary Cooper, « pour soutenir et protéger les principes et idéaux du véritable américanisme ». Ces organisations sont des « unités fascistes » selon The Nation, tant par leurs idées que par leur fonctionnement: les miliciens vêtus d’uniformes faits par des grands couturiers  – le luxe est toujours de rigueur à Hollywood- se mettent au service de tout groupe qui en fait la demande. Ces milices soutenues par un certain nombre de magnats (William Randolph Hearst est du nombre) et par les milieux d’affaires, eurent un rôle important dans la politique locale de l’époque[32]. »

Si l’on ne peut pas établir des causalités simplificatrices avec le contexte de l’époque, il serait parfaitement inexact de les négliger au profit d’une analyse complètement éthérée du film.  Ainsi en 1938, il n’y a rien d’évident à produire des films antinazis aux Etats-Unis. Le premier, celui d’Anton Litvak, Les aveux d’un espion nazi sort en 1939. Il se heurte à des mouvements violents, certaines salles de cinéma sont incendiées, des menaces de mort sont envoyées aux responsables de la Warner et les autres projets sont suspendus. Une véritable campagne se déploie contre les metteurs en scène européens comme Alfred Hitchcock et Fritz Lang  avec des films comme Correspondent 17 et chasse à l’homme, qui sont considérés comme interventionnistes. Celui qui rencontre le plus de difficulté est Chaplin. Le consul allemand à Los Angeles qui a le soutien de groupements nazis cherche à empêcher le tournage du Dictateur. Pour contrer le tournage de tels films, une commission d’enquête est mise en place en septembre 1941, sous les auspices des sénateurs Nye et Clark: 17 films sont déclarés « suspects » de propagande belliciste et anti-germaniste.

Des alliances se nouent alors entre cette extrême-droite nazie, antisémite et les ligues de vertu. Dans son Journal de travail, le 29 juin 1942, alors même que par ailleurs il met en chantier Les bourreaux meurent aussi, qui s’intitule encore Faire confiance au peuple, et alors que débutent ses démêlées avec l’autre scénariste Wexley, Brecht note une rencontre avec Renoir: « il relate par ailleurs que l’antisémitisme augmente rapidement dans les studios (« les juifs savent se défiler pour échapper à l’armée« ). p.302.  Il y aura un retournement de situation après le raid japonais sur Pearl Harbor le 7 décembre 1941. Le mot d’ordre des studios devient alors « What can Hollywood do to help with the war? » [33] Mais les dossiers seront repris à partir de 1947 avec l’ouverture de la guerre froide et le maccarthysme en 1950. Ainsi Lang qui a participé au mouvement antifasciste, à l’aide à la République espagnole, se retrouve fiché par le FBI comme sympathisant communiste. En fait les fiches maccarthystes sont constituées à partir de la participation aux activités antinazies de la fin des années trente et du début des années quarante.

La confiance dans les masses et dans le peuple chez Brecht n’a rien de spontané, il s’agit d’un véritable travail qui s’opère grâce à la compréhension, les luttes, l’organisation et c’est là sans doute que se situe la distinction avec Lang. Ainsi le bourreau, Heydrich, est peint de telle sorte qu’est privilégiée non l’analyse du criminel dans sa singularité mais le nazisme dans son inhumanité et le rapport de classe sur lequel il se fonde : le capitalisme. D’où notre hypothèse sur un film qui aurait tenté d’aborder « le sujet historique », dont la réussite provient de la capacité dont a témoigné Lang, une fois de plus, à donner une aura aux accents souvent prophétiques parce qu’il suggère un inconscient au mouvement historique, il dessine de ce fait ce sur quoi s’est brisé le socialisme au XXe siècle, esquisser de nouvelles relations émancipatrices pour les individus. En creux Les  Bourreaux  qui peint une résistance sans « psychologie individuelle », une description des « comportements » par la seule action, sont aussi une « lettre » sur la liberté et sur le rêve qui parvient à son destinataire par le biais du langage cinématographique et sa capacité à intégrer objectivité et impression subjective. Et le film porte ce projet jusqu’au malaise de l’identification-opposition entre nazisme et Résistance.

Pour encore préciser l’histoire étrange de ce film et donc son statut historique très particulier, il faut ajouter deux faits  tenant à sa diffusion: premièrement aux Etats-Unis  il fut sur la liste noire maccarthyste (blacklisté) parce  que certains dialogues furent considérés comme « communistes », Brecht passa d’ailleurs devant la commission mais s’en sortit très bien, ce qui ne fut pas le cas de l’autre scénariste Wexley[34] qui lui à l’inverse de Brecht était américain et membre du parti communiste. Il faut ajouter dans le film et dans l’entourage de Brecht, la présence de Hanns Eisler, lui-même communiste et dont le frère était soupçonné d’être le responsable du Kommintern aux Etats-Unis. Même Lang fut soupçonné à cause de ses activités antifascistes.

Et en France lors de sa première sortie en 1947, le film fut considérablement amputé. Il le fut non seulement parce qu’il était trop long mais dans sa structure même. Dans le film tel que l’a conçu Lang, en parfait accord avec Brecht,  il n’y a pas de véritable héros mais des histoires qui s’entrecroisent pour brosser l’histoire d’un peuple qui résiste avec quelques individus qui collaborent. La version française tenta de créer une unité autour de personnages principaux. Ainsi dans le double DVD de Carlotta nous avons les deux versions et l’on peut constater que la version française  a coupé des parties auxquelles Brecht devait tenir particulièrement puisqu’elles avaient trait à la résistance du peuple tchèque: 1) la scène où Svoboda après avoir exécuté Heydrich se réfugie dans le cinéma et où le public applaudit l’annonce de la mort du « bourreau ». 2) La scène où le chauffeur de taxi emprisonné à la Gestapo lit le journal annonçant la mort d’Heydrich, sa joie le trahit et il se suicide en se jetant par la fenêtre pour ne pas parler. 3) La séquence où Czaka aide à constituer la liste des otages est raccourcie en particulier de la référence au poète pour les enfants. 4) L’arrestation du professeur est écourtée. 6) Mascha est bien enfermée mais la marchande de légumes à l’agonie est  supprimée. 7) est supprimée la séquence où l’ouvrier Vassily lit sa chanson au poète ainsi que le début de la réunion des résistants. Comme d’ailleurs le choix du général borgne devant être exécuté, ainsi que le départ de Vassily chantant sa chanson et la fin reprenant le chant militant avec un « Not the end » pour que le spectateur se joigne à la lutte. En tout c’est une vingtaine de minutes qui ont été supprimées pour cause de « commercialisation » mais sans se tromper sur ce qui était « commercial ». Il faut bien mesurer le poids de ce qui est considéré spontanément comme « commercial » sur la manière dont a été interprété et continue d’être interprété ce qui relève de Brecht et de Lang, nous allons partiellement nous inscrire a contrario de cette vision idéologiquement « spontanée ». Il ne faut jamais oublier quand on insiste sur les désaccords entre Brecht et Lang que la véritable censure contre Brecht s’est exercée en France sous prétexte de rendre le film commercial, dans un pays et un temps (celui où les communistes étaient chassés du gouvernement) où débutait une forme de guerre froide passant par la négation des antagonismes de la guerre. Et notre hypothèse est que la critique dans son immense majorité n’est pas sortie de cette situation qui a « fabriqué » aussi  le spectateur. Nous dénonçons les contresens de la critique non par souci d’érudition mais par volonté d’interpellation politique.

Y a-t-il une simple coïncidence entre cette amputation et par exemple le fait que non seulement les Ministres communistes sont chassés du gouvernement et qu’une première vague de mesures anticommunistes et antimarxistes se déploie, Fréderic Joliot-Curie est démis de son poste de commissaire à l’énergie atomique, Henri Lefebvre est exclu du CNRS pour ne citer que les plus illustres[35], peut-être ?

C’est Pierre Riessient, le programmateur officieux du Mac-Mahon, l’un des hauts lieux de la cinéphilie parisienne pas particulièrement réputé pour son progressisme qui va le sortir dans sa version intégrale en 1970. Le Mac Mahon qui se fit une spécialité des péplums et du cinéma B américain, fut  l’institution qui programma quelques temps après leur sortie les films des blacklistés d’Hollywood Joseph Losey mais aussi Jules Dassin et John Berry. Dans les années soixante c’est encore à lui, à la tête de la société d’importation de films américains, que l’on doit la programmation en France de films des victimes des listes noires comme le Sel de la terre et Esclaves (Herbert Biberman) et Johnny s’en va-t-en guerre de Dalton Trumbo. Il est vrai que nous sommes en 1969 et en 1971 et que le gauchisme est à la mode.

Il faut encore noter la redécouverte de Lang en France assez tardive puisqu’elle intervient à la fin des années soixante, et ceci grâce à la Cinémathèque et au couple que forment Henri Langlois et Lotte Eisner. Cette redécouverte est donc contemporaine des derniers films américains de Lang et c’est encore de la Cinémathèque que vient la recommandation faite à Godard de le prendre dans le Mépris pour jouer l’incarnation absolue du metteur en scène. Ce qui explique que même si les Cahiers du cinéma ou Positif font une critique très positive de sa production, longtemps, il ne jouit pas d’un statut comparable à celui d’un Orson Welles ou d’un Rossellini.

Donc le film a été resitué dans une filmographie en insistant pour chacun des films sur ce qui  paraît créer un rapport entre ces œuvres, non seulement à partir de leur date de création, d’un contexte commun, celui de l’immigration à Hollywood et de la lutte antinazi, mais aussi à partir de l’évolution de Lang lui-même. Nous tentons un travail parallèle sur Brecht, mais comme nous considérons que Lang est l’auteur et que l’œuvre est un film nous nous attachons plus à la filmographie. Une grille d’analyse de l’œuvre cinématographique relève de la mise en évidence de la complexité du contexte et passe donc à la fois par une histoire classique du document considéré, de la mise en regard de cette source avec une époque historique où conditions de sa production et événement qu’elle décrit coïncident et une réflexion sur l’écriture cinématographique comme regard sur le monde et regard du monde en tant qu’histoire d’une conscience politique est une vaste entreprise dont nous nous contentons de souligner que le retour au politique pour déterminer le style est selon nous central.

6- Le style de Lang

 Il fallait rappeler ces faits pour les analystes qui considèrent que « les films en question (les quatre films antinazis) ou bien n’utilisent le nazisme que comme toile de fond ou bien exploitent le matériel de telle sorte que le spectateur éprouve du mal à se débrouiller dans une diégèse flottante, à désembrouiller les trames qui persistent à montrer le contraire de ce que ce sous-genre est censé montrer : au lieu que nous ayons affaire à des oppositions tranchées au niveau des personnages et des identités, les films mettent en place des liens, des comparaisons, des points en commun. Ils se plaisent même à brouiller les pistes jusqu’à ce que le spectateur ne sache plus de quoi il s’agit ».[36]

Reynold Humphries, l’auteur de ces lignes, a écrit un livre dans lequel Lang, « cinéaste américain », est passé au crible de la psychanalyse, de Freud à Lacan, et il  nous paraît bien décrire  la distanciation languienne qui crée un effet d’angoisse dans lequel se brouillent les évidences. Mais, comme par ailleurs, il ne s’intéresse jamais au contexte politique, ni même historique, cet effet d’inquiétante étrangeté flotte en l’air comme une simple posture esthétique ce qui ne correspond en rien au Freud de Malaise dans la culture et encore moins au Lang qui choisit de faire un film avec Brecht.

On pourra nous objecter que ce qui motive Lang n’a pas d’intérêt et qu’il faut partir du film. Un point de vue que nous partageons tant nous paraissent irritants certains écrits sur Lang qui se contentent d’une psychologie de l’auteur en ressassant le stéréotype du « destin » et celui de l’attirance pour le mal. C’est justement en partant du film, en tentant de mettre en lumière avec des arrêts sur une image les enjeux décisifs de la période à partir de « l’histoire des vaincus » que nous prétendons voir réellement ce que Lang a mis sur l’écran. Autre chose est ce qui nous paraît essentiel pour comprendre ce qui rapproche Lang de Brecht, question de style mais un style qui s’emploie à mettre en évidence le dispositif par lequel il fascine. En ce sens Mabuse l’hypnotiseur est effectivement exemplaire de la manière dont Lang conçoit « son » cinéma, la description d’un effet hypnotique qui au moment où il est mis en œuvre est montré comme une manipulation de plus en plus politique.

Ainsi  Les Bourreaux meurent aussi  est l’histoire d’un bras de fer entre nazis et résistance tchèque, l’apologie du mensonge de tout un peuple qui livre un faux coupable. Lang introduit dans le cinéma classique la modernité avec le doute et le malaise du spectateur et  Les Bourreaux  est un des films où Lang atteint peut-être le niveau le plus achevé de sa recherche du cinéma du doute. Il n’y a pas un personnage auquel nous puissions réellement nous identifier, sinon peut-être l’inspecteur de la Gestapo, ce qui est un comble… Est-ce  que cette « identification » à celui qui cherche à comprendre la machination, à dépasser les aspects irritants du leurre, est adhésion aux valeurs de l’inspecteur nazi, certainement pas : tout est fait pour le rendre répugnant, pour empêcher donc ce mouvement d’identification. Avec Lang nous sommes devant un combat contre l’autorité en tant qu’avilissement, en tant que monstrueuse imbécilité, pour prendre position pour la Résistance, il n’est pas besoin qu’elle soit vertueuse, qu’elle se justifie.

Franju, le cinéaste, a écrit en 1947, un article sur le style de Lang, il expliquait pourquoi sa position antifasciste n’est pas de circonstance et simplement parce qu’il serait juif et aurait du fuir le nazisme. Voici ce que dit cet article: « Cinq ans après (Metropolis), s’étant réservé le moment venu, d’opposer la justice aux lois qui la déterminent, se révèle l’idée fixe du tribunal. Mais d’un tribunal en dehors, devant lequel toutes les causes seront entendues et grâce auquel Fritz Lang tombe sur l’actualité qu’il attaque de front. La lutte s’organisera désormais à terrain découvert contre l’officiel représentant l’autorité, contre l’autorité au service de la justice, contre la justice régie par les lois abritant les privilèges, la tradition, la sottise.

Des tribunaux où siègeront des compétences de toutes sortes seront institués, les décrets, les codes, les règles seront révisés et souvent feront place à des arguments violents, par la suite répréhensibles: et les dévoyés, les infirmes, les voleurs rejetés par la société, auront pour mission d’en construire une autre.

Lang toujours sympathisera avec l’homme de basse condition, quelque soit son forfait et dans la mesure où, par n’importe quel moyen, cet homme aura combattu les dogmes d’une civilisation abrutie. »[37]

Pour mener ce combat au nom de ceux qu’on pourrait appeler après Walter Benjamin les vaincus de l’histoire, Lang portera au plus haut point « la possibilité de renforcer, de multiplier encore l’effet d’inquiétante étrangeté, bien au-delà du degré possible dans la vie réelle, en faisant surgir des incidents qui, dans la réalité ne pouvaient pas arriver, ou n’arriver que très rarement ». Ce que Brecht lui reprochera comme invraisemblable et auquel il objectera que cela « passe », en multipliant l’appel à des coïncidences, à des dédoublements, qui ont précisément pour finalité de rendre le familier inquiétant.

 

7- Le rocambolesque et le réalisme dans une Amérique rêvée

 Les bourreaux meurent aussi  conservent  en effet cette veine rocambolesque alors même que nous sommes devant la mise en évidence du dispositif du film, du refus comme jamais de la catharsis, avec des traces du réel, de la profondeur de l’histoire, c’est pourquoi nous privilégions une méthode archéologique décidée à exhumer les strates pour recréer à chaque fois une totalité, rapports de production mais aussi inconscient collectif à retrouver dans des objets, des formes. Chaque totalité, chaque strate est marquée par une discontinuité comme celle qui oppose le tournage du film en 1943 à sa sortie en France en 1947, un virage à 180 degrés mais qui prend sens si l’on tente une véritable approche du nazisme, non comme un événement exceptionnel mais à la manière d’un Brecht et Lang un système qui ne cesse d’être recyclé, un nazisme qui n’est toujours pas éradiqué. L’exhumation archéologique d’objets épars interpelle notre mémoire, nous alerte sur l’étrangeté du familier, sur la nécessité de ne rien considérer comme normal. Ainsi nous sommes devant les horloges pragoises, en proie à une sensation de surréel, d’absurde, quelque chose qui relève de la carte postale comme les décors de la ville frisent ceux d’un tréteau de baraques de fête foraine.  Le cinéaste nous place en tant que spectateurs impuissants face à  l’innocent pris dans des manœuvres auxquelles il ne peut que se soumettre dans la position exacte de Kafka. Il nous invite comme ce dernier à tenter de combler le vide entre l’existence et l’œuvre, à travers un tissu de fables, d’anecdotes prétexte à une profusion d’images. C’est pourquoi, il nous semble qu’est plausible une interprétation des  Bourreaux  où certains jalons pragois suggéreraient non seulement Kafka mais un rabbin Loewe, et un Rudolf à la recherche de la pierre philosophale, ayant lacé un Golem contre le nazisme, avec en toile de fond le docteur Mabuse. Nous y reviendrons.

Ainsi Prague n’est pas selon nous une simple toile de fond même si le film paraît n’être qu’un décor peint et reconstruit plus que jamais en studio, même si Lang évite les monuments touristiques pragois en se contentant du château, la ville dont il est question dans le film est politique, elle est ce cœur de l’Europe, celle de millénaires de défaites, elle est le rocambolesque et le réalisme, la science et la magie.  L’esthétique de Lang introduit le mystérieux du feuilleton au cœur même de la critique sociale et de l’analyse politique.

Cette errance qui unit réalisme, éthique et fantasmagorie, est la marque de Lang, loin de l’abandonner dans les quatre œuvres de propagande antinazie il l’approfondit sans pour autant renoncer à une vision politique. Ainsi si l’on prend  le quatrième film antinazi de Lang,  Cape et Poignard , une œuvre d’espionnage[38] qui sort en 1946 (Hiroshima a eu lieu le 6 août 1945), c’est le récit d’un combat contre les nazis pour la possession de l’arme nucléaire. Est-ce un hasard  si, au même moment, la réécriture de la vie de Galilée par Brecht concerne la responsabilité des savants,  une inquiétude commune à ces deux exilés et au fait qu’ils voient « la bête immonde » invaincue et surgir là où on ne l’attend pas, dans le vertueux camp des démocraties. Quand Lang retourne en Allemagne et qu’il constate la manière dont son pays a évolué dans le sens de cette pseudo-démocratie, fascisme élu, il produit une méditation sur le pouvoir et son exercice dans une fantaisie exotique qui renoue avec sa jeunesse : Le Tombeau hindou et Le Tigre du Bengale. Et il repart en exil.

Cape et Poignard explique que les nazis qui perdent l’avantage sur le terrain militaire sont à la recherche de nouvelles armes. L’OSS recrute le professeur Alvah Jasper joué par Gary Cooper, un physicien nucléaire, un universitaire dont le modèle est Robert Oppenheimer[39]. Cette fois, le film qui accumule les invraisemblances, en particulier l’histoire du savant Polda, un Italien, obligé de collaborer avec les nazis parce qu’ils séquestrent sa fille et à qui on envoie une « fausse fille » (réminiscence de Metropolis ? ), tandis que son aide, une hongroise est contrainte elle par la menace de l’exécution de dix Hongrois par jour, le tout pimenté d’une histoire d’amour entre Jasper et une espionne de l’OSS, Gina. Le couple finit par s’échapper pour Londres dans un avion.

Fritz Lang raconta en 1964 lors d’une séance à la Cinémathèque française, comment le studio charcuta son film et refusa la fin qu’il avait prévue : « Après la scène finale qui montre la fuite du savant américain avec le vieux savant italien, j’avais placé une scène où le savant italien  allemandes. Pourtant, grâce à une photo qu’il portait sur lui et qui le représentait dans un paysage de montagnes, les services secrets avaient pu repérer l’emplacement  des laboratoires de recherches nazis… Gary Cooper était donc parachuté à cet endroit, mais les instruments et les savants avaient disparu pour une direction inconnue. «  Que Dieu fasse, disait alors Gary Cooper, que les secrets de la bombe atomique demeurent en notre possession. Sans quoi l’humanité est perdue ». C’était la dernière phrase du film. »[40]

 Les Alliés trouvaient le laboratoire perdu en Bavière et c’était en Argentine ou dans un quelconque lieu refuge des nazis de l’Amérique latine où tout était probablement transporté. Toutes les allusions de Lang, celle qui a été censurée sur le lieu où a atterri le laboratoire nazi en Amérique latine, comme  l’allusion au fait que l’Espagne de Franco a jusqu’à la fin  ravitaillé l’Allemagne nazie en matière première pour la fabrication de la bombe[41]montrent bien que Lang a refusé de rentrer dans tous les fantasmes de la guerre froide, néanmoins comme nous sommes toujours avec Lang dans le monde du complot plus que dans la dénonciation du Capital, ces discours vertueux sont peu entendus. La sincérité de Lang n’est pas à mettre en doute mais – peut-être est-ce dû à la présence de Gary Cooper, plus roublard que le naïf héros de Capra qu’est James Stewart, plus retenu que John Wayne mais tout aussi réactionnaire et anticommuniste,  le message final supprimé par les studios ne contredit pas  l’hypocrite proclamation de Truman annonçant Hiroshima en août 1945 : « les forces mêmes qui font briller le soleil ont été libérées contre les criminels qui ont déchaîné la guerre dans le Pacifique ».

Peut-être un détour par Walter Benjamin peut-il nous aider à comprendre ce lien mystérieux entre réalisme et fantasmagorie, rocambolesque dans l’œuvre de Lang comme un aspect de la modernité. Lang et Brecht ont vécu le chaos berlinois à travers une Amérique revue et corrigée par Hollywood. Chacun à leur manière Brecht et Lang nous dit Jean-Michel Palmier inventent le langage de la modernité en fantasmant l’Amérique: Berlin en proie à la misère, à l’audace du désespoir et à la recherche effrénée de plaisirs est le cadre de l’action de leurs œuvres mais  leur lieu mythique est l’Amérique. Le cinéma « besoin nouveau et pressant de stimuli », se situe à l’intersection de la « modernité », celle du choc de la grande ville, des foules anonymes, d’un rythme nouveau de la production, celui des Temps modernes et en filigrane ce dont peu ont conscience la catastrophe envisagée par Walter Benjamin, le record dans l’anéantissement des êtres humains parti de la boucherie de 1914-18, débordant des champs de bataille pour atteindre en priorité les civils, l’espèce.

«  L’Amérique qui exercera une si profonde influence par ses mythes, sur le théâtre de l’époque  va imprimer sa marque au “socialisme froid” de la Nouvelle Objectivité  et à son monde d’objets hétéroclites, mais aussi aux plaisirs quotidiens. Après les  élans messianiques de l’Expressionisme, la déception engendrée par l’échec de la révolution, beaucoup d’artistes veulent revenir vers le concret, le banal, le quotidien. Ce qu’ils découvrent dans l’Amérique – et le Berlin des années vingt devient tour à tour le Berlin -Baal-Babylone- Chicago-Mahagonny – c’est un rythme de vie effréné, un goût pour la consommation, une passion pour les spectacles les plus violents. Le jazz, la danse, les matchs de boxe. Les romans policiers – que lisent avidement Brecht et Lang – vont contribuer à créer ces mythes de l’Amérique que l’on retrouve dans certaines œuvres de Brecht, en particulier le combat de boxe “métaphysique” qui oppose les deux personnages de Dans la jungle des villes, Mabuse de Fritz Lang, mais aussi tout un style de spectacles très marqués par la mode hollywoodienne.»[42]

Et là encore le lien entre Brecht et Lang est évident, il passe par cette ville, Berlin et Chicago rêvée.  Walter Benjamin  décrit l’immersion dans la foule de Baudelaire mais surtout d’Edgard Poe, il nous parle d’un choc, d’une imagination qui déforme systématiquement la réalité, là où l’ambivalence charme le lecteur il la rejette immédiatement comme une menace, la frayeur, le choc pour ne pas entretenir seulement l’angoisse qui est mise en garde à la manière dont ont vécu en alerte les juifs du yiddishland. Cette foule dont Lang aussi sent la menace comme Baudelaire, comme Poe, comme eux son œuvre est urbaine, la foule anonyme est présente dans toutes ses intrigues, elle témoigne de la solitude de l’individu mais aussi d’une catastrophe potentielle. Chez Lang mais aussi plus tard dans  les collages de Brecht sur l’actualité de la guerre atomique on trouve la volonté de deux artistes de donner à l’image la fulgurance de l’image dialectique, celle de Walter Benjamin, une image qui porte la même préoccupation que ce dernier : face à la disparité, le déséquilibre  entre l’« élucidation morale » et la puissance des moyens techniques, l’image dialectique est celle qui laisse entrevoir la catastrophe.  Lang, Brecht, Benjamin, tous ces hommes sont issus de la Première Guerre mondiale.

En 1930, Benjamin écrit : « les attaques au gaz, […] promettent de donner à la guerre future un visage qui abolira définitivement les catégories guerrières au profit de catégories sportives, qui ôtera aux opérations tout caractère militaire et les rangera entièrement dans la logique du record. […] La guerre chimique reposera sur des records de destruction et augmentera jusqu’à l’absurde la prise de risques. On peut se demander si son déclenchement obéira encore aux règles du droit international »[43] . Ce que ces hommes ont compris est ce qui aujourd’hui est de plus en plus accepté relie le record de destruction et d’anéantissement sur les champs de bataille de la boucherie de 1914-18 à la catastrophe atomique d’Hiroshima en passant par les records d’anéantissement des camps d’extermination. Et cela continue aujourd’hui, l’arsenal déjà capable d’anéantir la planète est sans cesse augmenté alors même que l’on accoutume à considérer comme humanitaire, les bombardements de civils autant que de militaires. Des penseurs proches de l’Ecole de Francfort développeront cette logique entre foule, modernité et extermination[44]. Brecht passe le reste de sa vie à se préoccuper du danger nucléaire qu’il relie clairement à la Shoah, il récrit son Galilée sur la responsabilité des savants, très préoccupé par les apories de la conscience des intellectuels et des artistes, il note dans son journal qu’Heydrich est un fin connaisseur de Bach, Einstein le grand savant est à l’origine de la bombe atomique. Godard tirera lui la conclusion de la fin du cinéma incapable de témoigner sur ces records de l’anéantissement.

 Brecht quand il décrit l’Allemagne comme une nation de penseur et de bourreaux en 1936 fait référence à la manière dont alors qu’il était infirmier on lui recommandait de recoudre sommairement les hommes pour qu’ils puissent repartir au combat. L’ Allemagne est le pays des poètes et des penseurs, Denker und Dichter, a-t-on coutume de dire. Il aurait fallu dire depuis longtemps que l’Allemagne est le pays des penseurs et des bourreaux, Denker und Henker (…) Je propose (d’ailleurs) de remplacer dans la formule le mot Denker par Denke[45].

L’image dialectique pour le dramaturge repose avant tout que la sonorité des mots, le choc qu’ils imposent au lecteur, son interpellation, pour mieux l’inciter  à se rendre compte que la Première Guerre mondiale a commencé à lever le voile sur l’avenir. Le même travail, cinématographique, celui de Lang pour aboutir à la même interpellation bénéficie  d’autres moyens, la musique, la sonorité, les objets, les écriteaux, bien des choses demeurent communes à la mise en scène théâtrale et cinématographique, mais il y a une spécificité qui conduit Lang à ne partager avec personne son rôle souverain dans la mise en scène.

 8- La spécificité du cinéma

Le cinéma a été une manière pour les enfants de la bourgeoisie de cette génération  d’aller s’encanailler dans les distractions du peuple avant même que de choisir le camp du prolétariat. C’est pourquoi nous consacrons un chapitre à cette vision d’une génération qui n’est pas la notre et qui fait que chaque spectateur contemple un film d’une manière spécifique, la remarque vaut pour toutes les œuvres, tous les objets que nous exhumons d’où la volonté de décrire, de mettre en relation. Ainsi nous partons de l’œuvre et pas de la biographie et pourtant nous ne pouvons pas ignorer la manière dont le metteur en scène a lui-même voulu créer des proximités spatiales, des agencements, Lang a littéralement pétrifié ses films dans un carcan formel dont il veut être le maître tout en privilégiant l’action, le mouvement.

 Lang qui a incontestablement un certain sens de l’humour explique « comment être spontané ». « La  spontanéité est le but de tout metteur en scène. C’est peut-être parce que j’ai appris mon métier dans un pays où l’on accorde la plus grande importance au détail (au point d’attribuer, sous le régime nazi, les poèmes de Heine à un aryen inconnu), que je prétends fonder la spontanéité sur un perpétuel souci du détail ».[46]

Lang n’est pas le réalisateur hollywoodien, il en accepte l’efficacité mais il veut demeurer l’auteur. Ce qui se joue est encore la modernité, la relation entre l’artisan, le démiurge qu’il veut être et un système industriel, ce que Walter Benjamin définit comme « la reproductibilité de l’œuvre d’art, la perte de l’aura », Lang s’y confronte et il fait on le sait du tournage un moment de violence permanent, une lutte que certains de ces collaborateurs décriront comme insupportable. Nous pensons que ce combat  a à voir avec un système industriel quasi bureaucratique redoutablement efficace qu’il apprécie en tant qu’Allemand comme il le souligne ironiquement dans la citation ci-dessus, mais dont il se méfie, toujours en tant qu’Allemand, ce peuple de « penseurs » (et de bourreaux ajouterait Brecht)  qui dominé par une caste militaire et bureaucratique a refusé cette domination par l’imaginaire, en se réfugiant dans l’utopie, l’idéalisme du sublime.

Ce refus et cette fascination de la modernité nous ramène à ce que Walter Benjamin montre à travers Baudelaire et dont nous avons déjà parlé, la modernité, la ville, Paris mais aussi Berlin et l’Amérique rêvée, celle que Lang et Brecht imaginent à Berlin.  Walter Benjamin décrit l’expérience du choc de la foule et on sait déjà à quel point ce thème est celui de Lang, Le choc de la rue moderne est un « kaléidoscope doué de conscience » et il va comparer la situation de l’homme moderne obligé de s’orienter dans les signaux de la circulation au cinéma. « Ainsi la technique a soumis le sensorium humain à un entraînement complexe. L’heure était mûre pour le cinéma, qui correspond à un besoin nouveau et pressant de stimuli. Avec lui la perception sous forme de choc s’affirme un principe formel. Le processus qui détermine, sur la chaîne d’usine, le rythme de la production, est à la base même du mode de réception conditionné par le cinéma. »[47] Si Lang est à la fois un « classique » et un « moderne » du cinéma, s’il franchit avec une telle capacité d’innovation expérimentale chacune des étapes de l’évolution qui sous couvert de rapprocher du réel  sont à chaque fois danger d’abandon de l’aura, le parlant, la couleur, ce sera en défendant son « style », ses exigences éthiques contre et avec l’industrialisation.

La question est donc pour lui : comment faire pour que les conditions de travail de la production capitaliste y compris cinématographique ne s’imposent pas de l’extérieur à l’artisan pour l’empêcher de dire ce qu’il a à dire ? Parce la logique hollywoodienne a quelque chose à voir avec le dressage intellectuel du parc d’attraction, avec ses montagnes russes et ses auto-tamponneuses (voir le train fantôme d’Heydrich sur lequel nous reviendrons), mais aussi avec le livre des records sportifs de l’anéantissement humain,  Hitchcock le rival est d’autant plus performant qu’il n’en mesure pas tout à fait la dimension autodestructrice de l’espèce simplement l’hypocrisie. Ce qui est vrai puisque le pire apparaît  paré du prétexte moral (celui de la guerre humanitaire aujourd’hui), celui de la défense de la vertu de la censure du code Hays où le corps des femmes et celui de la société sont cachés-dévoilés pour favoriser le réflexe conditionné. Il faut accepter ce besoin de stimuli, organiser le choc pour qu’il entraîne une mise à distance, une prise de conscience.

Lang a une lucidité d’Européen, celui qui a vécu la  montée du nazisme, il n’a qu’une solution  faire des films, encore des films, approfondir le bouleversement et la mise à distance du stimulus, du « stupéfiant image », en contrôler jusqu’au moindre détail et utiliser ce dont il a besoin sans a priori théorique mais avec le pragmatisme d’un lauréat du concours Lépine[48]… Il fabrique des maquettes de décor, et à l’intérieur se donne une vision si précise de l’action et du mouvement des acteurs qu’il peut tourner chaque moment isolé, en tenant compte de la lumière et les raccorder ultérieurement, ce qui est un énorme gain de temps mais aussi une manière de ne laisser à personne d’autre qu’à lui la réalisation. Il n’est prisonnier d’aucune école et de l’expressionnisme il conserve la force de plans extrêmement contrastés à la fois par la composition du plan et l’utilisation de la lumière [49].

Lotte Eisner, qui a fait les frais de sa mauvaise humeur sur ce thème, raconte : »Lang rejetait obstinément la suggestion d’une influence expressionniste. Présidant une table ronde sur le sujet, à Venise en 1967, il demanda: « qu’est-ce que l’expressionnisme? Ni Brecht, ni moi n’avons jamais été expressionnistes« L.E. Fritz Lang, p.185[50]. Chez Lang toujours, selon Lotte Eisner, l’architecte réagirait contre la vision graphique outrancière de l’expressionisme[51], le père de Lang est architecte à Vienne (fonctionnaire en charge des monuments de la ville), lui est peintre, et comme jamais la critique ne renoncera à classer disons qu’Aragon restera toute sa vie surréaliste, Brecht épique, quant à Lang comme le dirait Desnos, il est plutôt impressionniste qu’expressionniste et utilise volontiers la lumière comme un miroitement, une atmosphère du récit. Mais leur style n’est enfermé dans aucune contrainte, chaque fois susceptible de varier en demeurant immédiatement reconnaissable, n’est-ce pas parce qu’ils sont mus par une exigence de « réalité » ? Comment rendre intelligible des fragments discontinus qui sont ceux de l’expérience de chacun sinon en acceptant un regard d’historien, celui d’un Walter Benjamin en collant à ces fragments discontinus, désordonnés, hétéroclites, à la fois présents et incomplets, renvoyant à une totalité énigmatique ? De ce point de vue il ne peut qu’être fasciné comme l’a été Walter Benjamin par Brecht et ses engagements théorico-pratiques et le caractère réaliste formellement toujours novateur du plus grand dramaturge allemand.

9- Le simulacre et la terreur[52]

Brecht, lui, veut une scène claire sans effet magique, un spectateur bien éveillé autant et plus que pouvaient l’être le 20 février 1933, les participants à cette réunion entre Hitler, Goering, le docteur Schacht pour les nazis et une vingtaine de magnats allemands parmi lesquels Krupp von Bohlen, le roi de l’armement, Bosch et Schnitzler de l’IG Farben pour les chambres à gaz. Le procès verbal longtemps tenu secret semble directement avoir inspiré Arturo UI, Hitler commence par un long discours : « la démocratie n’est concevable que si les gens ont une conception saine de l’autorité et de la personnalité… » Il promit aux hommes d’affaire d’éliminer les marxistes et de réarmer la Wehrmacht. Il en appela à un effort pour la campagne électorale qui devrait le porter au pouvoir.  Goering appuya le propos en insistant sur « la nécessité de sacrifices financiers » qui « seraient certainement plus facile à supporter par l’industrie si elle  se rendait compte que les élections du 5 mars seront certainement les dernières pour les dix années et même pour les cent années à venir ». Tout cela était clair pour les industriels rassemblés là, on leur promettait d’en finir avec le désarmement, question particulièrement importante pour Krupp et IG Farben, avec la promesse de mettre un terme à ces élections infernales, occasion d’agitation sociale, et enfin la mise au pas des ouvriers, l’interdiction des marxistes… Krupp définitivement converti au nazisme se leva d’un bond pour dire sa « gratitude des hommes d’affaires pour une image aussi claire de la situation ». Le Dr Schacht alors fit passer le plateau « je recueillis trois millions de Marks » rappela-t-il à Nuremberg[53] .

On se souvient du discours d’Arturo UI aux travailleurs :

Arturo Ui :

J’ai toujours souligné que le travail honnête

Ne déshonore pas, mais qu’il est constructif

Et produit du profit, donc qu’il est nécessaire.

J’accorde au travailleur ma sympathie entière ;

Pris en particulier. Et c’est uniquement

S’il se ligue et prétend avoir son mot à dire

Dans certaines questions dont il ne comprend rien,

Comme sur les profits ou des questions pareilles,

Que je dis : « Camarade, halte-là ! Pas d’erreurs !

Tu es un travailleur, c’est donc que tu travailles,

Si tu fais grève et ne travailles plus, alors

Tu n’es plus un travailleur, mais un individu

Dangereux, et alors je dois passer aux actes. »[54]

L’entente politique entre Brecht et Lang est bien celle d’une génération pour laquelle l’analyse de ce qu’est le nazisme ne souffre d’aucunes confusion avec le communisme, ces deux hommes savent  ce qu’explique Badiou : «  Quand les nazis parlent de « révolution », « socialisme »-une nomination attestée des grands événements politiques modernes (la Révolution de 1792, ou la révolution bolchevique de 1917). Toute une série de traits sont liés à cet emprunt, et par lui légitimés : la rupture avec l’ordre ancien, l’appui recherché du côté des rassemblements de masse, le style dictatorial de l’Etat, le pathos de la décision, l’apologie du Travailleur, etc. Cependant, l’ « événement » ainsi nommé, à bien des égards formellement semblable à ceux dont il emprunte le nom et les traits, et sans lesquels il n’aurait pas de propos propre ni de langage politique constitué, se caractérise par un lexique de la plénitude, ou de la substance : la révolution national-socialiste fait advenir – disent les nazisune communauté particulière, le peuple allemand, à son véritable destin qui est une domination universelle. [55]» Comme nous allons l’analyser dans le chapitre suivant non seulement Lang et Brecht appartiennent à une génération qui a vécu de l’intérieur la montée du nazisme, le simulacre du National socialisme, l’antagonisme radical avec le communisme mais qui, malgré le pacte germano-soviétique, vécu comme un choix tactique, ne confond jamais le socialisme et le national socialisme, le concept de totalitarisme, son invention née dans la Guerre froide, leur est profondément étranger.

Certes Lang n’est pas Brecht, ce n’est pas un communiste et sa position est celle d’un humaniste, parfois sa vision paraît celle d’un candide. Mais en tant qu’humaniste à cette époque là, il ne peut qu’adhérer justement à ce qu’explique Badiou. La montée du nazisme est un « événement » dans la continuité du capitalisme, « un supplément foudroyant à la situation » donc qui a pour vocation de disparaître, de ne rien révolutionner dans l’ordre des choses existant. Le nazisme organise le simulacre révolutionnaire pour substituer au vide de la situation antérieure, la crise du capitalisme, un plein, pas celui de l’universalité révolutionnaire qui alors est « humaniste » mais « la particularité absolue d’une communauté, elle-même enracinée dans les traits du sol, du sang, de la race »et qui devient donc un conservatisme absolu organisant le meurtre des victimes désignés de toute éternité : les juifs, mais aussi d’autres races et les malades mentaux. C’est en outre un perfectionniste qui met au service de son humanisme ses capacités d’inventeur du cinéma, sa recherche d’un langage susceptible d’avertir l’humanité du danger.

Récemment la BiFi vient d’acquérir, pour le compte du CNC, la correspondance adressée par Fritz Lang à Eleanor Rosé. C’est un ensemble de 219 documents, dont 205 lettres et cartes de Lang lui-même, allant de 1933 à 1976. Voici le compte rendu qu’en fait Bernard Eisenschitz, il nous expose avec l’intelligence habituelle ce que l’on pourrait définir comme la conscience de Lang face à son métier et au monde.

Dès la troisième lettre, le cinéaste répond à des critiques sur la fin de Fury en réfléchissant sur sa situation nouvelle de cinéaste de studio. « J’ai appris qu’on doit faire des concessions. […] Je le dis dans le sens où un médecin ne dit pas la vérité à un malade grave qui se trouve en crise, pour ne pas le décourager, mais l’illusionne consciemment sur son état, pour ne pas affaiblir son énergie vitale et sa volonté de guérison. Dans mes films, je fais consciemment des concessions dans ce sens, parce que je les réalise pour des millions de spectateurs, et si je veux que différentes choses en soient discutées, je dois les rendre attrayantes. » (25 juillet 1938.)

 Loin de se justifier, il peut alors considérer que sa carrière est une réussite (« Professionnellement, je n’ai pas à me plaindre », 12 novembre 1945), et même, à côté de son combat contre la censure, constater que Scarlet Street « (c’est [son] âme américaine qui parle) rapporte beaucoup d’argent ! » (27 août 1946). Il ne peut dès lors que refuser toute étiquette d’artiste inspiré : « Ma chérie, il n’y a pas de génie en moi. C’est simplement que le travail honnête d’un homme est pris en considération de manière plus qu’amicale par d’autres. » (6 juillet 1947.) L’essentiel est que ses films puissent être utiles aux spectateurs, utilité qu’il a d’abord, mais pas seulement, trouvée dans sa contribution à la prise de conscience antinazie. « Ma tâche est celle d’un petit rouage sur la plus petite roue qui aide à en faire tourner de plus grandes, dans l’énorme mécanisme de notre monde invivable. » (27 août 1946.)

 Jusqu’au bout, Fritz Lang se sent plongé dans son siècle : « J’ai toujours les mêmes haines, et je vois se produire beaucoup de choses qui ne me plaisent pas », écrit-il au début de la guerre froide (6 décembre 1947). Ses positions restent au demeurant très générales, comme le jour où l’assassinat de Kennedy le bouleverse, provoquant une chute brutale de sa vue[56] : « Kennedy luttait pour beaucoup de choses pour lesquelles j’ai lutté toute ma vie, pour la liberté, la tolérance, la paix et la bonne volonté. » (22 novembre 1963.) Mais l’humaniste classique se double d’un rebelle, qui constate que son ami proche  Adorno n’a pas compris « que ses étudiants faisaient ce qu’il leur avait enseigné pendant vingt ans, c’est-à-dire se révolter ». Lors de leurs dernières rencontres, Lang a voulu le convaincre que la jeunesse avait fait table rase des tabous sexuels, mais, note-t-il avec une candeur admirable, « certaines personnes qui sont très orgueilleuses, on ne peut les persuader de rien » (5 septembre 1969).

Lang, immergé dans son siècle, est un réaliste qui tourne en cherchant une impression de vérité au point dans M le maudit de soumettre  l’équilibre de la composition, le décor, les éclairages au documentaire en référence à des scènes d’actualité, ce qui joue dans la modernité de l’œuvre. On sait par Lang lui-même qu’il a été question, dans les discussions préalables avec Brecht de tourner la scène des otages  sur le mode documentaire.

 Il n’est pas erroné d’insister comme le font la majorité des critiques sur le fait que Lang est fasciné par le thème romantique de la dualité de l’être humain partagé entre le bien et le mal, sa propre vie n’est pas sans part d’ombre[57] mais tout aussi caractéristique chez lui le plaisir de la narration, le goût de l’aventure, de la magie, autant que celui du bricolage, tout un univers adolescent de l’invention.  Il faut donc d’abord partir du réalisme de Lang, de ce souci de vérité, mais aussi d’éthique et pour cela il faut  l’observer dans la préparation minutieuse des films, dans sa volonté  de recréer pour les personnages un contexte social qui fait partie de « la fatalité » qui semble les gouverner.

Il faut contempler Lang  au travail, en pleine jubilation, grâce au témoignage précieux de Lotte Eisner  qui a assisté au tournage d’une scène de nuit du Testament du docteur Mabuse en plein air, nous savons que Lang ne s’est pas contenté d’utiliser un terrain et de le balayer avec des lumières, mais l’a entièrement reconstruit. Pendant trois semaines des ouvriers ont changé complètement l’aspect de la forêt, ils avaient abattu des arbres qui gênaient et en avaient planté d’autres. « Une forêt d’échafaudages avait été édifiée, se confondant avec les vrais arbres .Des praticables supportant des lampes énormes semblaient sortir de terre et le pont roulant, avec ses projecteurs donnait avec ses échelles une impression de gigantesque impressionnant. Au commandement, une centaine de lampes s’allumèrent. La lumière se répandit à flots à travers la forêt et, par un haut-parleur, l’ingénieur pour l’éclairage commandait les ouvriers. Ils étaient si éloignés les uns des autres qu’il était impossible de faire usage du mégaphone pour les diriger. Les câbles s’étendaient de toutes parts, comme des reptiles, ils serpentaient à travers les herbes sur l’humus de la forêt. Les feuilles des arbres   brillaient, ils tranchaient sur les fonds, et les herbes recevaient un éclat particulier. Les yeux de Lang embrassaient l’ensemble et il disait avec enthousiasme : « j’ai toujours souhaité pouvoir tourner en pleine nuit une forêt illuminée. Personne n’a encore réalisé cet effet ! » (p 172 et 173) pour que la description de la mise en scène soit complète, il lui faut une forêt vivante, évolutive qu’il transforme sans cesse « Il modifiait, déplaçait, transformait, sa main modelait les formes et sa volonté assouplissait le paysage. Il grimpait avec son opérateur sur le praticable, braquait la caméra et se laissait glisser sur les rails. Il visait pour fixer les horizons qu’il désirait saisir. Au fur et à mesure  qu’il tournait, il rectifiait de menus détails. Il souriait : « C’est fâcheux, disait-il, qu’il y ait une si grande disproportion entre la visualité de l’œil et de l’appareil. Nous devrions avoir des yeux tout autour de la tête. »( p.173)

Si l’on regarde les images qui correspondent à cette activité jupitérienne, il s’agit d’une séquence assez brève dans laquelle la police traque le docteur Mabuse, les lumières des projecteurs balayent la nuit, la forêt, les ruines qui se confondent en un miroitement, c’est l’hallali, les poursuivant désignent une ombre qui se meut comme un animal, en laissant la trace d’un passage dans le mouvement des arbres, mais aussitôt cette traque est interrompue par une autre scène où  Mabuse est au volant d’une voiture très rapide sur la route qui surplombe la forêt où le cherchent encore ses poursuivants.  Il a fallu une énorme mobilisation technique, une sorte d’armée, pour produire une image crédible de l’incroyable mobilité du protéiforme Mabuse dont le mystère réside dans sa capacité à se déguiser mais aussi à être doué d’un véritable don d’ubiquité[58], ses ordres sont donnés derrière un rideau alors que Mabuse  est interné dans sa cellule d’aliéné et nous avons vu que le film est interdit par les nazis.

La critique sociale chez Lang est toujours présente mais souvent médiatisée par une référence à Freud et à « la misère psychologique des masses »  accompagnant la dénonciation des appareils de pouvoir, justice, médias.

Fritz Lang a mis dans la bouche du docteur Mabuse – qui est en fait interné, catatonique, et qui agit en manipulant le directeur de l’asile d’aliénés- des morceaux choisis des discours nazis en particulier la définition d’une « politique de la terreur »: « l’âme des hommes doit être remplie d’angoisse par des crimes inexplicables, en apparence absurdes. Des crimes qui ne profitent à personne, qui n’ont qu’un but, répandre la peur et la terreur. Car le but ultime du crime est de préparer l’empire absolu du mal. Un état d’incertitude et d’anarchie fondé sur l’élimination des idéaux d’un monde voué à la destruction…  » Bien des collaborateurs du film ont d’ailleurs pris le chemin de l’exil. Lang procède à des autocitations dans Mabuse on retrouve  M le maudit, c’est Otto Wernicke (l’inspecteur Lohman, de M le maudit) qui mène l’enquête, comme se dessine la trame d’une conspiration collective où le coupable est rendu fou, ce qui n’est pas sans rappeler le complot de la Résistance contre Czaka le collaborateur infiltré dans Les bourreaux meurent aussi et le rire fou de ce dernier quand le piège de la machination se referme sur lui. 


[1]  Dans le DVD édité par Carlotta, nous avons non seulement la version courte parue en France en 1947, la version complète telle que les Français ont pu enfin la voir en 1970, mais également une présentation très intéressante de Bernard Eisenschitz .

[2] Lotte Eisner. Fritz Lang Lotte Eisner est elle-même un personnage qu’il faudrait présenter et dont il faudrait  souligner le rôle aux côtés d’Henri Langlois dans le sauvetage des films de la cinémathèque pendant l’Occupation, alors que juive allemande elle se cache. Elle admire également Brecht et Lang et reprend à son compte l’idée de ce dernier et de Martha Feuchtwanger, la veuve de  Lion, qui estiment que le journal de Brecht a été « remanié » en vue de l’édition «  par une main étrangère »., On pense bien sûr à Hélène Weigel, la femme de Brecht, qui semble avoir vécu avec Lang une antipathie réciproque. Peut-être depuis que, communiste convaincue, elle avait   joué le rôle d’une travailleuse dans le film  Metropolis.

[3]. Lang est fasciné par l’écriture de Brecht, celle-ci connait aux alentours de 1930 une évolution, le Lehrstück, certains critiques comme Bernard Dort parlent de « conversion au communisme », Brecht passe du baroque, de la richesse prodigue d’une écriture, celle de l’Opéra de quat’sous, à la sécheresse grinçante de La Décision. Lang  est sans doute comme tous les spectateurs de l’époque qui font un triomphe à l’adaptation de l’Opéra de Pabst, à cause de cette prodigalité, alors que Brecht lui intente un procès. Pourtant au-delà de ce moment de la prise de conscience de Brecht, à savoir le choix entre « socialisme ou Barbarie » parce que le sol se dérobe sous les pieds de ceux qui vont s’exiler, il y a des aspects du Lehrstück qui ne peuvent que séduire Lang : l’aspect didactique peut rejoindre la volonté de propagande de Lang qui n’attend pas les films antinazis mais l’essentiel est peut-être pour Lang le rôle de l’accident, le petit grain de sable, qui peu à peu révèle l’insupportable du quotidien dans le Lehrstück, un choix de l’action où le danger nait d’une simple rupture dans le banal, qui chez Brecht est militant et chez Lang devient suspense critique.

[4] Ce film peu connu, dont Lang a été le producteur, est intervenu après  J’ai le droit de vivre .  Il  n’a pas encore été publié en VD, seulement en cassette: You and me ou en français Casier judicaire (1938). L’ouverture pourrait illustrer la « réification », y sont accumulés tous les objets du désir, champagne, nourriture raffinée, femmes superbes, voyages tandis que sur une musique de Kurt Weill on entend une chanson proclamer « on ne peut pas avoir quelque chose pour rien, seuls les gogos le croient, il faut payer! », et entre chaque plan sur les objets du désir du consommateur, un tiroir-caisse illustre le refrain « il faut payer! ». Le film qui fut un échec est brechtien, avec son sprechen-gesang  (littéralement le parler-chanter) non seulement dans la chanson initiale qui rappelle le rythme des vers de Brecht dans Mahagonny, mais même dans la séquence où il n’y a pas de chanson de Kurt Weill, la référence s’impose, il s’agit de celle du chœur  des gangsters qui regrettent les Noël en prison et qui tapent avec leurs couverts pour évoquer la communication le long des tuyaux tandis que la lumière dessine des barreaux de prison.

[5] Althusser, article « Sur Brecht  et Marx », réédition in L.Althusser Pour Marx, La Découverte, Paris, 1995 p.541-558, voir également Le Mouvement Philosophique des années 1960 en France, article de Julien Pallotta : « Althusser face à Godard : l’esthétique matérialiste de La Chinoise », PUF, 2011, p.273 à 289

[6]  Au titre des coïncidences, on peut également noter l’installation à Berlin en 1923 de Franz Kafka ; malade, pourchassé par les soucis d’argent, il y vit avec un dernier amour Dora Dymant (une juive polonaise qui a fui la Pologne et qui est sioniste mais s’enfuira à Moscou où son nouveau  compagnon est arrêté pour trotskysme), il est transporté dans une clinique de Vienne où il meurt le 3 juin 1924, corrigeant jusqu’à son dernier souffle les épreuves de son livre Le château.

[7] Le film abouti n’est pas en conformité avec l’idéologie wagnérienne. Son héros Siegfried (considér,é y compris par Engels  comme le symbole de la jeunesse allemande prête à s’engager dans un idéal) y défend un code moral face aux intrigues et aux trahisons et illustre une tendance générale, sur laquelle nous reviendrons, d’une époque qui s’estime trahie.

[8]  Lang a une passion pour ce que nous appellerions aujourd’hui les héros de bande dessinée qui ne se démentira pas. Une bonne partie de sa production berlinoise, qui a comme scénariste Thea von Harbou,  est dans cette veine, mais il faut souligner que Lang a découvert « le serial » à Paris avec  les Fantomas de Louis Feuillade ou les Rocambole de Georges Denola. C’est un genre d’essence populaire, héritier des romans-feuilletons de la fin du XIXe siècle, de Jules Verne autant que de Dumas. Ces films et cette littérature captivent la classe ouvrière (au point que Marx envisage de faire paraître le Capital en feuilleton, en s’inquiétant tout de même sur la manière dont l’esprit français qui veut passer trop rapidement aux conclusions accueillera la démonstration hégélienne sur la valeur et sur la « réification »). Il n’y a pas que la classe ouvrière pour être passionnée, les intellectuels (voir ce que Louis Aragon dit sur les Vampires de Feuillade) adorent ces histoires à rebondissements. Il faudrait à travers une analyse du Joueur voir comment Lang y réalise ce qu’il n’a pas pu mener jusqu’au bout dans Metropolis, le lien entre mouvement social et occultisme, apportant à la manière des surréalistes du merveilleux dans la critique sociale, ralliant « les forces de l’ivresse » dirait Benjamin, à la Révolution. C’est ici, comme nous le verrons, que la référence à Prague à ses fantasmagories est essentielle. Lang visiblement n’y croit pas et montre dans la séance de spiritisme  comment  les véritables manipulateurs n’en sont pas dupes. Mais cela lui permet un gros plan des mains autour de la table qui rappellent l’horloge, le tempo du crime… Ce film d’une extraordinaire liberté est aussi une proclamation de Lang son refus d’être lié à une école quelconque, sa volonté de prendre des formes là où ça lui chante.

[9] Inspiré de l’auteur de langue allemande  Norbert Jacques

[10] Hélène Weigel (née le 12 mai 1900 à Vienne, morte  le 6 mai 1971 à Berlin), était une juive autrichienne, communiste. Comédienne  à Vienne, elle s’établit à Berlin en 1922. En 1923, elle fait la connaissance de Bertolt Brecht. Leur fils Stefan nait en 1924. 5 ans plus tard, ils se marient, en 1929, leur fille Barbara nait en 1930. A la mort de Brecht, elle dirigera le Berliner. Dans la prise de conscience politique mais aussi dans leur compagnonnage professionnel, Hélène Weigel fait partie de ces femmes juives qui jouent un rôle déterminant. Elles sont beaucoup plus que des muses, elles sont ce qui inspirera à Aragon ses réflexions sur la femme de l’avenir dans Les cloches de Bâle à propos de  Clara Zetkin.

[11] Après sa rencontre avec Hélène Weigel, Brecht rassemble des notes de réflexion sur le travail du comédien, celles-ci ont été publiées en français sous le titre Notes sur le comédien (1927-1930).Il explique comment Hélène Weigel en jouant la servante dans Œdipe prend le risque de déplaire au spectateur pour en appeler à sa raison et non à l’émotion.

[12]   Max Reinhardt dirige le Deutsch Theater, ce sera un autre exilé. Mais ceux qui influencent Brecht sont le soviétique Meyerhold et surtout Piscator.

[13] Alexander Granach (de son vrai nom Szajhko Gronish)  est Austro-hongrois, juif de Galicie, né dans un milieu très pauvre, il commence à travailler au Yiddish Theater et il est un sympathisant de la Révolution russe. Il rejoint la Volkbuhne de Berlin de  Max Reinhart (lui-même également juif et exilé aux Etats-Unis). Il a joué dans le Nosferatu de Murnau et en arrivant en exil joue dans Ninotchka de Lubitsch.

[14] Voici le billet qu’il envoie à cette occasion à un ami critique : « Ainsi Hollander a assassiné les tambours, cet homme a dans la poitrine un cœur  plein de noirceur. Dieu le jugera. Ce qui sera fort désagréable pour lui. Mais moi aussi je le jugerai. Et ce sera encore plus désagréable. « Briefe des jungen Brecht » cité et traduit par Frederic Ewen.. p.664.

[15] Herbert Jhering (Börsen- Courier, 12 mai 1931) cité Par Lotte H.Eisner dans Fritz Lang, ouvrage cité p.145 Il s’agit alors d’un des critiques d’extrême-gauche les plus célèbres dans les années 20 dont J.M. Palmier nous explique qu’il accomplit l’exploit de continuer sa critique sous le III e Reich et redevient un camarade présidant à la culture populaire en RDA qui accueille Brecht à son retour à Berlin. .

[16] Le producteur du film, Seymour Nebenzahl, se rend directement au laboratoire et parvient à récupérer dix des quatorze copies, avant leur saisie par la police. Il les fait acheminer immédiatement par train, pour Amsterdam et Copenhague. L’atelier de développement a déjà envoyé, dès le mois d’avril, une copie en version française pour l’Hexagone. La première projection mondiale du film a lieu dans cette version à Paris, en avril 33. La notoriété de Fritz Lang est alors immense. Il est le seul cinéaste allemand populaire, internationalement reconnu. (Son film Metropolis est le seul inscrit par l’Unesco aujourd’hui au titre du patrimoine de l’humanité). Il connaît la dure loi de l’exil.

[17] Jean Epstein, Esprit du cinéma, éditions Jeheber, Genève- Paris, 1955,p.51

[18] Louis Aragon- Le paysan de paris, , P.83, En 1923, Aragon  en replaçant Les  Vampires de Feuillade dans le contexte de la Première Guerre mondiale, où les pères (le sien en particulier; le préfet de police radical, l’homme aux gants gris qui lui révéla sa paternité sur le quai où le jeune homme partait à la guerre) sont coupables d’avoir mené leurs fils dans une ignoble boucherie , explique « Il était facile de généraliser du cas de Moreno ou d’Irma Vep à celui de toute créature humaine: l’impossibilité d’éviter la catastrophe terminale. A ce point étonnant de confusion morale où les hommes vivaient, comment ceux-ci qui étaient jeunes ne se fussent-ils point reconnus dans ces bandits splendides, leur idéal et leur justification ? (…) Oui, ils couraient où les appelait le CRIME, le seul soleil qui ne fut point encore sali… A cette magie, à cette attraction, s’ajoutait le charme d’une grande révélation sexuelle. (…) Il appartint au maillot noir de Musidora de préparer à la France des pères de famille et des insurgés. »

[19] Lacan, Séminaire XI, 106, 4/III/64

[20] Peter Lorre, né László Löwenstein le 26 juin 1904 dans l’Empire d’Autriche-Hongrie à Rózsahegy et décédé le 23 mars 1964 à Los Angeles en Californie aux États-Unis, est un acteur, scénariste et réalisateur austro-américain juif. Formé au théâtre, notamment auprès de Bertolt Brecht, il devient célèbre en interprétant le rôle de Hans Beckert dans M le maudit de Fritz Lang. Juif, il doit quitter l’Allemagne à l’arrivée au pouvoir des nazis. Il se réfugie d’abord en Grande-Bretagne, où il tourne avec Alfred Hitchcock la première version de L’Homme qui en savait trop .Il passe ensuite aux États-Unis et fait carrière à Hollywood avec des films comme Le Faucon maltais, Casablanca, Arsenic et vieilles dentelles. Il a fait après la guerre un bref retour en Allemagne pour y tourner son unique film en tant que réalisateur, L’Homme perdu et comme Lang il a renoncé.

[21] Lang dont on dit qu’il est un tyran sur le plateau sait s’effacer devant un acteur créatif, Peter Lorre mais aussi Marlène Dietrich.

[22] Walter Benjamin, Œuvres III, Qu’est-ce que le théâtre épique, traduit par Rainer Rochliz, folio, Essais, Gallimard 2000  p.317

[23] Freud,  L’inquiétante étrangeté , Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, collection « Idées », 1973, p.194

[24]  L’Exception et la règle  (trad. Bernard Sobel, Jean Dufour) (1930),  Théâtre complet, vol. 3, Bertolt Brecht, éd. L’Arche, 1974 p. 7 (voir la fiche de référence de l’œuvre)

[25] Théodore W.Adorno, La psychanalyse révisée, éditions de l’olivier, édition en langue française traduite par Jacques le Rider, 2007 suivie d’un commentaire de Jacques Le Rider, L’allié incommode, p.27.  Il s’agit d’une conférence d’Adorno à la société psychanalytique de San Francisco en 1946, publiée en Allemand en 1972. Un texte tout à fait passionnant et qui mériterait d’être relu dans le cadre des polémiques actuelles contre Freud.

[26] Journal de Travail, p.256

[27] Frederic Ewen, Bertolt Brecht, Sa vie, son art, son temps, Seuil, 1967,p.176

[28] J.Agee, Louons maintenant les grands hommes, traduction J.Queval, Paris, Pocket »Terre Humaine Poche », 2003, P.30

[29] Alain Badiou, L’éthique, essai sur la conscience du mal, NOUS, 2003, p.97

[30] Dans ce film, Lang  aussi a remis en cause l’image, le film comme preuve, et la justice humaine par la même occasion :  Fury utilisait le film comme une « preuve » de culpabilité dans un procès des assassins, les habitants d’une ville qui ont voulu lyncher un homme, celui-ci en fait a réussi à s’échapper mais le film évoqué lors du procès montre l’incendie de la prison dans laquelle il est enfermé et les incendiaires. Donc « la preuve » n’en est pas une comme la conversation entendue dans le micro par Gruber et ses acolytes. On a beaucoup dit que si du temps de Lang une telle preuve n’est pas utilisée, ultérieurement elle sera recevable. Mais la première grande utilisation est celle au procès de Nuremberg où les images filmées furent pour la première fois pièces d’archives et pièces à conviction. Il y avait deux types d’image celles prises par les nazis eux-mêmes et celles prises par les alliés à la découverte des camps.

[31] B ernard Eisenschitz  Le cinéma allemand, , p.50

[32]  Revue Autrement p.19

[33] Anne Marie Bidoud, ouvrage cité, p.102 et 103

[34] Wexley parle allemand, il est communiste, et a déjà été scénariste entre autres dans le film d’Anatole Litvak, aveux d’un espion nazi .En  1939 a déjà eu maille à partie  avec Martin Dies représentant démocrate du Texas, évangéliste, président de la Commission des Activités antiaméricaines créée en 1938 au sein de la Chambre des représentants dont l’objet est d’enquêter sur toutes les organisations subversives et qui en fait s’intéresse seulement aux communistes et néglige les fascistes et est de surcroît violemment antisémite. Il y a peu de communistes à Hollywood, mais le gros de la troupe  se trouve chez les scénaristes même si leur influence reste modeste puisque le syndicat des scénaristes (Screen Writers Guild) n’aura jamais plus de 20% de communistes. Le 23 août 1939, signature du pacte germano- soviétique  et début de la guerre en Europe dix jours plus tard. Ce qui affaiblit le poids du parti communiste. Dies se déchaîne sur Hollywood, début 1940, il demande au producteur Jack Warner de modifier le scénario Aveux d’un espion nazi pour inclure des anticommunistes aux côtés des antinazis, il se heurte à une fin de non recevoir. Warner, qui sera plus tard le premier dirigeant d’un grand studio à approuver la chasse aux sorcières, prend la défense de Wexley et résiste à la fois à Dies et aux pressions de l’ambassade d’Allemagne. En 1945, Dmytryck, qui plus tard inculpé célèbre trahira ses compagnons, est accusé par Wexley, auteur du scénario  de Cornered, d’avoir éliminé les scènes à connotation antifascistes .Dmytryck dit que c’était parce que c’était de la « merde », mais en réalité comme on le sait maintenant grâce à la publication de la correspondance  de son producteur Adrian Scott, il cède aux pressions de la RKO. Wexley porte le conflit devant le Parti qui exclut Dmytryck. Ce dernier restera un compagnon de route fidèle jusqu’à son reniement. La pression des studios sur un réalisateur est terrible et celui-ci n’a même pas la ressource comme un scénariste de travailler sous un faux nom. Le journal de Brecht témoigne pour le moins d’une attitude ambigüe de la part de Wexeley, attitude qui culminera dans l’exigence qu’il aura d’être le scénariste officiel du film. Ce qu’il obtiendra malgré le témoignage de Lang. Son argument dans cette affaire mérite cependant d’être pris en compte, il a avancé que Brecht n’avait pas besoin de cette réfèrence sur son curriculum vitae, il n’était pas scénariste de métier et voulait retourner en Allemagne. Lu isi. Ce qui lui fit donner raison malgré le témoignage de Lang et de Hanns Eisler.

[35] En revanche L.Rebatet  et L.F.Céline sont amnistiés. Dès cette époque la droite traditionnelle se reconstitue et se présente comme le camp de la liberté tandis que dans le socialisme réel la doctrine de l’affrontement y compris dans la culture donnera lieu aux errances de Jdanov et de Lyssenko. Mais malgré l’activité de gens comme Raymond Aron et la diffusion des informations sur les camps staliniens, en France la tentative de ralliement des intellectuels à l’anticommunisme se heurte à la fois à la combativité populaire et à l’existence d’un corps d’intellectuels de haut niveau qui refuse l’opération mais on pourrait lire la période qui va de 1947 à 1970 comme celle d’une résistance et aussi déjà du fléchissement.

[36] Reynold Humphries, Fritz Lang cinéaste américain, Albatros, Paris, 1982, p.99

[37]   Georges Franju « le style de Lang » in Cinématographe. 1937. Cinématographe est une revue éphémère. Quand il écrit cet article, Franju a 24 ans, il vient de créer la cinémathèque française avec Henri Langlois, Jean Mitry et déjà en coulisse Lotte Eisner. Cité par Michel Ciment in Fritz Lang,le meurtre et la loi, ouvrage cité, p. 112 et 113.

[38] Les hommes de l’OSS, l’ancêtre de la CIA, étaient appelés « cloak and dagger boys » (les hommes de cape et de poignard). L’OSS, sigle de l’anglais Office of Strategic Services soit Bureau des services stratégiques, a été la première  agence de renseignement du gouvernement des États-Unis. Elle a été créée le 13 juin 1942 après l’entrée en guerre des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale pour collecter des informations et conduire des actions « clandestines » et « non ordonnées » par d’autres organes. Roosevelt officiellement s’était toujours refusé à créer une telle officine (alors que les Français en sont les grands ancêtres avec les Britanniques) mais la situation et son choix de rentrer en guerre l’ont convaincu d’une telle nécessité. Quelque chose naît de la Seconde guerre mondiale avec non seulement la CIA et le réseau qu’elle tisse sur la planète mais le complexe industrialo-militaire tout puissant à tel point qu’Eisenhower à la fin de sa présidence mettra en garde les citoyens contre son omnipotence. Là encore Fritz Lang au cœur  de ses invraisemblances vise juste contre ce qu’il appelle le fascisme élu.

[39] Julius Robert Oppenheimer (22 avril 1904 à New York – 18 février 1967) est un physicien américain, directeur scientifique du projet Manhattan, il est considéré comme le père de la bombe atomique américaine. Il est connu pour sa contribution à la théorie quantique et à la théorie de la relativité, et pour ses études sur les rayons cosmiques, les positrons et les étoiles à neutrons. Il est également l’auteur de recherches sur les trous noirs qui sont confirmées aujourd’hui. Il est resté célèbre par ses violentes crises de conscience face aux dangers de l’arme nucléaire qu’il avait créé dans sa lutte contre le nazisme mais son application contre le japon le bouleverse. Non seulement il se heurte au président démocrate Truman, mais il milite contre en étant  conscient des risques d’une course à l’armement nucléaire sans que pour autant sa loyauté puisse être mise en doute. Et de ce fait il est une des victimes du maccarthysme et exclu de la recherche nucléaire. il faudra attendre 1963 et le traité d’interdiction des essais nucléaires signé par Kennedy qui envisage pour la première fois un désarmement (est-ce que cela fait partie des raisons de l’assassinat de Kennedy?) pour qu’il soit réhabilité. Oppenheimer est juif mais américain. A la même époque on a assisté à une migration de physiciens, mathématiciens et autres savants unique dans l’histoire de l’humanité. Comment des pacifistes convaincus comme Niels Bohr ont-ils pu participer au « projet Manhattan » que Roosevelt met en œuvre lui-même avec difficulté. Truman utilisera contre le japon l’arme nucléaire de ce projet pour empêcher l’avancée des troupes soviétiques. C’est le début de la guerre froide avec y compris la récupération cette fois des anciens nazis comme en témoignera Kubrick dans Le Docteur Folamour

[40] Propos reproduits dans le dossier « Fritz Lang », Raymond Lefebvre, Image et son n° 216, avril 1968.

[41] Comme une petite phrase humaniste attribuée au savant Polda : »Seule une science libre au service de l’humanité est digne de considération »qui aurait soulevé les ricanements  de  Brecht qui lui obsédé jusqu’à la fin de sa vie par le danger nucléaire se méfie de la naïveté humaniste, celle d’un Lang, celle d’un Einstein tant qu’ils ne dénoncent pas les intérêts du complexe industrialo-militaire.

[42]  J-M. Palmier article paru dans Le Magazine littéraire et republié dans son blog.

[43] Walter Benjamin. Ecrits II , p.201

[44] Enzo Traverso, « Auschwitz et Hiroshima. Notes pour un portrait intellectuel de Günther Anders », Lignes n°26 (octobre 1995).

[45] Brecht fait référence à un fait divers qui a fait grand bruit en 1924, Karl Denke  était un tueur en série allemand.Le 21 décembre 1924, Denke a été arrêté après avoir attaqué un homme dans sa maison avec une hache. La police a recherché la maison de Denke et a trouvé de la chair humaine dans des fioles énormes pour les sels de soin. Un rapport indique les coordonnées de 40 personnes que Denke a assassinées et dévorées au cours des années 1921-1924. On pense qu’il a même vendu la chair de ses victimes au marché . Il s’est tué dans sa cellule et la découverte de ces crimes fut d’autant plus stupéfiante que c’était un homme estimé de tous, opieux, jouant de l’orgue pour sa paroisse. Notons que Brecht est aussi amateur de faits divers que Lang.

[46] Fritz Lang, Le Trois Lumières, ,p.150 Fritz Lang explique qu’il est souvent devenu  producteur pour qu’on le laisse passer des heures sur un détail du type la paille dans laquelle Joan Benett boit ou l’arrangement de la vaisselle dans l’évier pour décrire une ménagère.

[47] Walter benjamin. Ecrits III, sur quelques thèmes baudelairiens, p 361

[48]Pour mesurer à la fois le caractère aléatoire de la mise en scène et le perfectionnisme languien , on peut se rapporter au témoignage du monteur du film, Gene Fowler.  un jeune homme à l’époque des Bourreaux meurent aussi : « Lang est  intolérant vis-à-vis de tout ce qui n’est pas un travail de professionnel, il réclame de tous ceux qui travaillent avec lui de partager sa recherche de la perfection (…) Nous devions tourner une scène où capturé par la Gestapo, un homme se suicide en sautant à travers une fenêtre. Dans un tel cas, on utilise un verre spécial à base de sucre, afin d’éviter toute blessure du cascadeur. Nous étions en guerre, le sucre était rationné, et nous dûmes nous passer de ce verre. Lang devait donc choisir: soit utiliser une vraie vitre, soit complètement s’en passer, ce qu’il fit. Lorsque notre homme sauta, le résultat fut ce qu’il devait être :  un échec. Afin de rendre les choses plus réalistes, nous utilisâmes une pellicule à grain fin (utilisée pour obtenir des contretypes négatifs) et Lang et moi projetâmes des fragments de vitre dans le champ. le résultat fut surprenant, et à mon avis supérieur à ce que nous aurions obtenu avec une vitre comme on en utilise d’habitude! » http://www.dvdclassik.com/Critiques/bourreaux-meurent-aussi-dvd.htm Lang est par bien des côtés un artisan qui a appris son métier sur le tas. Il est tout à fait essentiel d’en suivre les étapes, la manière dont par exemple il découvre que la meilleure heure pour filmer la nuit c’est à la tombée du jour ou encore l’invention de la poursuite en voiture dans les rues dans Le Joueur, que les spectateurs applaudissent debout.

[49] Une des légendes qui court sur Lang est qu’il aurait préparé le tournage du  Cabinet du docteur Caligari, le film de l’Expressionnisme. Il a seulement confirmé qu’il avait été sollicité pour le tourner et avait refusé, ce qui rend peu vraisemblable la légende. Il est à noter également que le nazisme qui considère l’Expressionisme comme une manifestation de dégénérescence juive l’utilisera comme instrument de propagande.

[50]  La référence à Brecht en 1967 est à noter, Lang a toujours été convaincu que non seulement Les Bourreaux était une de ses réussites mais que la collaboration avec Brecht s’était bien passé et que Brecht avait pu y faire valoir ses idées. Une fois de plus sans sonder les reins et les cœurs  et expliquer par la biographie, il paraît évident que Lang, à l’opposé d’un Lubitsch à qui l’on pardonne tout, a le don de provoquer l’inimitié de pas mal de gens qui travaillent avec lui, alors que d’autres comme Joan Bennett prennent en considération son apport extraordinaire dans le travail. Mais au-delà de ces aspects anecdotiques notons la manière dont Brecht est et demeure une référence dans le métier, dans ses aspects éthiques encore plus que politiques. On retrouvera à la fin de sa vie une remarque sur Brecht disant que l’homme était mauvais… ce qui est peut-être un contresens par rapport au refus de confondre morale et vérité…

[51]  Lotte Eisner « Notes sur  le style de Fritz Lang  » dans La Revue du cinéma. 1947

[52] Ce titre est emprunté à l’excellente analyse d’Alain Badiou dans L’éthique (ouvrage cité) sur le nazisme et sur la manière dont ce dernier joue avec le communisme, aux traits liés à l’emprunt mais pour mieux faire advenir une « communauté raciale », le peuple allemand à son véritable destin qui serait une domination universelle et pas une émancipation face à l’exploitation capitaliste.

[53] W.L.Shirer ouvrage cité p.210

[54]  La Résistible Ascension d’Arturo Ui  (trad. Armand Jacob) (1941), dans Théâtre complet, vol. 5, Bertolt Brecht, éd. L’Arche, 1976

[55] Alain Badiou, L’éthique, ouvrage cité, p.97-98

[56] L’interprétation nous guette devant ce fait surtout si l’on considère qu’à l’heure où j’écris ces lignes il y a une exposition Kubrick à la cinémathèque française où l’on présente à la fois des archives et des objets, des décors, on y trouve le carton de l’avant première du Docteur Folamour portant la mention manuscrite de son annulation pour cause d’assassinat du Président Kennedy, me revient sans cesse « la pulsion scopique », l’œil caméra autant que la castration de l’inquiétante étrangeté.

[57] Lang souhaitait que l’on juge ses films comme un travail, sans référence à une biographie quelconque, mais peut-on ignorer un événement de la vie de Lang rapporté par Lotte Eisner  comme par la plupart des biographes « Lorsque sa première femme se suicide – elle avait trouvé Thea von Harbou, qui écrivait un scénario pour Lang dans les bras de celui-ci -, Lang fut soupçonné d’assassinat Il découvrit  alors que pour la première fois à quel point circonstances et motifs  de suspicion peuvent être précaires. C’est de cet incident que date l’habitude qu’il avait de noter chaque événement de la journée. Après quelques jours, affirme-t-il, on ne peut plus savoir ce qui est arrivé à tel ou tel moment, à moins que tout soit noté avec précision ».Lotte Eisner. Fritz Lang. ouvrage cité. p.141 Et quand on parle d’enfance à propos de Lang comment ne pas songer à la fin de sa vie et de son œuvre, aux trois magnifiques films d’aventure en couleur que sont Les Contrebandiers de Moonfleet (avec un portrait d’enfant si merveilleux), Le tigre du Bengale et Le Tombeau indien où il reprend son passé, l’architecture, le voyage en Inde, l’exotisme, l’aventure comme une sagesse intérieure, lui qui tel l’onirique Michel Simon ne quitte pas sa poupée singe qu’on enterrera avec lui. Tandis que Brecht lui fait des découpages… avec sa propre forme d’exotisme, une Chine mythique où le capitalisme peut être dénoncé comme un théâtre d’ombre … Mais aussi là où une mère hurle et où on a lancé la bombe nucléaire..  La biographie à condition qu’elle soit conçue comme un « passage », -pas de causalité simpliste mais des points de capiton, des traces- peut être riche d’enseignement…

[58] Le Testament du docteur Mabuse réalisé en 1933 par Fritz lang est la suite du  docteur Mabuse, le joueur, film en deux épisodes de 1922. C’est le premier film parlant sur ce personnage qui joue un rôle central dans l’oeuvre de Lang et qu’il reprendra en 1960 pour bien marquer, selon nous, que tout continue, rejoignant en cela la vision de Brecht sur le ventre fécond de la bête immonde.  La projection du Testament en Allemagne fut interdite par Goebbels mais Kracauer ou  Georges Sadoul ont souligné la parenté entre les thèmes et l’idéologie nazie dans cette œuvre, comme dans d’autres auxquelles son épouse nazie Théa Von Harbou avait participées. Ils sont même allés jusqu’à noterqu’il s’agit du scénario mais aussi, nous reviendrons à propos de Kracauer et de Métropolis, de la réalisation. Voir Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, une histoire du cinéma allemand 1919-1933, Ed. Flammarion, 1987 et Georges Sadoul, Histoire du cinéma mondial, Flammarion 1949, éd. 1972. Aujourd’hui sans la rigueur et l’exigence de Kracauer ou Sadoul, les commentateurs reprennent le propos ce qui se traduit par les stéréotypes sur la fascination pour le mal et a contrario une vision de Brecht, caricature du réalisme socialiste.

 
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Publié par le juillet 27, 2011 dans CINEMA, HISTOIRE

 

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