RSS

La culture et la CIA , de la page 19 à la page 28, chapitre 1: cadavres exquis 1

27 Jan

Résultat de recherche d'images pour "frances stonor saunders qui mène la danse pdf"

Voici la suite, croquis d’ambiance des Américains enrichis par la guerre, une Europe exsangue et des intellectuels à qui on offre de partager le luxe. A la fête succède une franche hostilité des Américains face aux Soviétiques, notez que Frances Stonor Saunders se situe toujours du côté des occidentaux et attribue aux seuls soviétiques la volonté d’installer des gouvernements « amis », comme elle trouve que ceux-ci exagèrent dans la répression des collabos. C’est ce positionnement qui fait d’ailleurs l’intérêt de son étude, et le fait qu’elle a souvent presque inconsciemment une dimension de classe où l’on voit la différence de traitement par les « alliés » suivant s’il on est le balayeur du coin ou le magnat de l’industrie même si elle n’imagine pas un monde économiquement viable sans ces derniers.  Elle va ainsi décrire deux individus pour qui elle a de la sympathie, un russe blanc, Nabokov et un juif polono allemand Josselson dont la famille a été réprimée par les bolchviks qui vont passe d’une épuration intelligente des nazis à un souci de sauver ceux-ci pour les recruter comme agents contre les soviétiques. Sa grande préoccupation reste ce qui permet aux intellectuels d’exercer librement leurs activités et sans que le niveau baisse. De ce point de vue, la comparaison entre les prestations en matière d’éducation et même de production artistiques dans les pays socialistes ou capitalistes mériteraient une réévalutaion, en tenant compte de ce qu’elle analyse dans son livre c’est-à-dire la capacité de la CIA de fabriquer des « élites culturelles » et même comme chez nous des best-seller d’une saison. Cette « amoralité » que note Arthur Miller fut celle qui m’a toujours indignée et que je dénonce dans mon livre Brecht et lang, le nazisme n’a jamais été éradiqué. Elle se retourne aujourd’hui contre l’Europe puisqu’on voit les mêmes qui réhabilitent le nazisme réclamer une lutte encore plus féroce contre les communistes et ceci avec une mollesse de réaction préoccupante de la part du PCF. Choisir le nazisme contre le communisme n’est pas simplement enjeu du passé, il conditionne l’avenir, l’égalité, la justice sociale comme d’ailleurs le rôle de la science et de la culture. (note de danielle Bleitrach)

Méthode : Recopier des livres entiers fait partie de mes habitudes de lecture, la seule manière de bien pénétrer la pensée d’un auteur, j’ai lu Marx comme ça et lui même en faisait autant. Depuis l’âge de 14 ans, j’ai coutume d’aller en bibliothèque recopier des livres entiers ce qui les inscrit à jamais dans ma mémoire, le seul problème est que je tape plus lentement que ce que j’écris. Je continue à écrire des pages entières en me promenant cette fois ce sont les articles d’Aragon dans ce soir en 1938 et 1939.

chapitre 1

cadavre exquis

 

C’est ici un lieu de désaffection

Le temps d’avant et le temps d’après

Dans une lumière confuse

T.S Eliot, Burnt Norton

 

L’Europe d’après-guerre s’éveilla à une aube glaciale. L’hiver 1947 fut le pire jamais recensé. De janvier jusqu’à fin mars, il ouvrit un front à travers l’Allemagne, l’Italie, la France et la Grande Bretagne, et progressa implacablement. La neige tomba à Saint Tropez, les vents soufflèrent en rafales, érigeant d’impénétrables congères, des glaces flottantes remontèrent l’embouchure de la Tamise, des trains de ravitaillement gelèrent sur leurs rails, des péniches transportant le charbon à Paris furent prises dans les glaces. Dans cette ville, le philosophe Isaiah Berlin se sentit « terrifié » par le froid d’une cité « vide et morte, tel un cadavre exquis ».

 

A travers toute l’Europe, les services des eaux, les égouts et la plupart des autres équipements essentiels tombèrent en panne, l’approvisionnement diminua et les réserves de charbon baissèrent  jusqu’à un niveau sans précédent, les mineurs s’efforçant en vain de faire fonctionner les machines d’extraction qui étaient complètement gelées.Il y eut un léger mieux, puis à nouveau une nouvelle recrudescence du froid qui bloquait les canaux et les routes sous une épaisse couche de glace. En grande Bretagne, le chômage augmenta d’un million en deux mois. Le gouvernement et l’industrie s’enfoncèrent dans la neige et la glace. La vie même sembla geler: plus de quatre millions d’ovins et trente mille bovins périrent.

 

A Berli, Willy Brandt, le futur chancelier, voyait une « nouvelle terreur » s’emparer de la ville qui symbolisait le plus l’effondrement de l’Europe. Le froid glacial « attaquait les gens telle une bête sauvage, les forçant à rester chez eux. Mais ils n’y trouvaient aucun répit. Les fenêtres n’avaient pas de vitres, elles étaient clouées de planches et de placoplâtre. Les murs et les plafonds étaient criblés de fissures et de trous bouchés avec du papier et des chiffons. Les gens se chauffaient avec les bancs des jardins publics[…] les vieillards et les malades mouraient de froid dans leur lit par centaines(1) ». Une mseure d’urgence attribua à chaque famille allemande un arbre pour le chauffage. Au début de 1946, les arbres du Tiergarten avaient déjà tous été abattus et il ne restait que des soches et des statues au milieu d’u désert de boue gelée. Durant l’hiver 1947, les bois du célèbre Grünewald furent rasés. Les congères qui recouvraient les décombres d’une ville complètement détruite par les bombardements ne pouvaient dissimuler l’héritage dévastateur du rêve mythomane qu’ Hitler  avait fait pour l’Allemagne Berlin, telle une Carthage en ruine, était une ville désolée, froide et hantée- défaite, conquise et occupée.

 

Le temps rendait cruellement sensible la réalité physique de la guerre froide, et s’ouvrait un chemin dans la topographie de l’Europe d’après Yalta, ses territoires nationaux mutilés, ses populations morcelées. Les gouvernements alliés d’occupation en France, en Allemagne,en Autriche et en Italie s’efforçaient de traiter le problème de treize millions de personnes déplacées, de familles sans foyer et de soldats démobilisés. Le nombre toujours croissant du personnel allié qui arrivait  dans les territoires occupés exacerberait le problème. De plus en plus de gens étaient chassés de chez eux et grossissaient les rangs de ceux  qui dormaient déjà dans les halls, les escaliers, le caves, les sites bombardés. Clarissa Churchill, invitée de la commission du contrôle britannique à Berlin, se trouva « protégée à la  fois géographiquement et matériellement de l’impact direct du chaos et de la misère qui régnaient dans la ville; M’éveiller dans la chambre chauffée de l’ancienne demeure d’un nzai, tâter les draps bordés de dentelle, examiner ses rayonnages de livres, ces simples expériences me donnaient un avant-goût du délire du conquérant, qu’une courte promenade dans les rues ou une visite dans un appartement allemand sans chauffage dissipait immédiatement(2) ».

 

C’étaient des jours grisants pour les vainqueurs. En 1947, ue cartouche de cigarettes américaines, qui coûtait cinquante cents dans une base américaine, atteignait mille huit cent Reichsmarks au marché noir,soit cent quatre-vingt dollars au taux de change légal Pour quatre cartouches de cigarettes, on pouvait engager un orchestre allemand pour la soirée. Ou pour vingt-quatre cartouches, acquérir une Mercédès-Benz 1939. La pénicilline et les certificats de « Persilscheine » (blancheur Persil- plus blanc que blanc), qui lavaient leur détenteur de tout lien avec le nazisme, atteignaient les plus hauts prix. Avec ce genre de débâcle économique , des soldats qui avaient été de simples ouvriers en Idaho pouvaient mener l’existence de tsars modernes.

 

A Paris, le lieutenant-colonel Victor de Rothschild, le premier soldat britannique à être arrivé le jour de la Libération en sa qualité de spécialiste du déminage, était entré en possession de sa maison de famille de l’avenue Marigny qui avait été réquisitionné par les nazis. Là, il reçut le jeune officier de renseignements Malcom Mugeridge et le régala de champagne millésimé. Le majordome de la famille, qui avait continué à travailler  dans la maison occupée par les Allemands, remarqua que rien ne semblait avoir changé. L’hôtel Ritz, réquisitionné par l’officier de renseignements et millionnaire John Hay Whitney, accueillit David Bruce (ami de Princeton de F.Scott Fitzgerald) qui vint accompagné d’Enst Hemingway ainsi que d’une armée privée de libérateurs, et commanda cinquante Martini au directeur. Hemingway, qui, comme David Bruce, avait  combattu dans les services secrets américains pendant la guerre, l’Office des services stratégiques (OSS), s’installa avec ses bouteilles de whisky au Ritz, où,plongé dans la stupeur de l’ivresse, il reçut un Eric Blair nerveux (Georges Orwell)ainsi qu’une invitée au tempêrament plus direct, Simone de Beauvoir, et son amant Jean paul Sartre (qu s’abîma dans l’alccol et récolta la pire gueule de bois de sa vie).

 

Le philosoposphe et officier de renseignements A.J. »Freddie » Ayer, auteur de langage, vérité et logique, devint un personnage familier à Paris qu’il sillonnait à toute allure dans une grande Bugatti avec chauffeur,équipée d’une radio de l’armée. Arthur Koestler et sa maîtraisse Mamaie Paget « se soulèrent » en compagnie d’André malraux, avec force vodka accompagnée de caviar, blinis, balyk et soufflé à la sibérienne. Egalement à Paris, Susan Mary Alsop, jeune Américaine épouse de diplomate, donnait une série de réceptions dans sa « jolie maison remple de tapis d’Aubusson et de bon savon américain ». Mais quand elle sortait dans la rue, elle trouvait que les visages étaient « tous durs, usés et marqués par la souffrance. Il n’y vraiment pas de nourriture, sauf pour ceux qui se permettre le marché noir, et encore ils n’en trouvent pas beaucoup. Les pâtisseries  sont vides- dans les vitrines des salons de thé comme Rumpelmayer, on voit de magnifiques gâteaux en carton ou une boite de chocolats vide,avec un écriteau qui dit « modèle », et rien d’autre. Dans les devantures du faubourg Saint Honoré trô,e fièrement une paire de chaussures marquée « cuir véritable » ou « modèle » entourée de choses affreuses en raphia. Devant le Ritz, j’ai jeté un mégot et un vieux monsieur bien mis s’est précipité dessus (3) ».

 

Au même moment, le jeune compositeur de musique Nicolas Nabokov,cousin du romancier Vladimir, jetait un mégot dans le secteur soviétique de Berlin. « Quand je me suis éloigné, une silhouette a bondi de l’obscurité pour rammasser la cigarette que j’avais jetée(4). » Tandis que la race supérieure fouillait dans les poubelles à la recherche de mégots,de bois de chauffage ou de nourriture, les Berlinois laissaient les ruines du bunker du Fürher sans panneau indicateur et n’y prêtaient guère attention. Mais chaque samedi, les Américains du gouvernement militaire exploraient à la torche les caves dévastées de la chancellerie du Reich et empochaient leurs trouvailles exotiques: pistolets roumains, épaisses liasses de billets de banque à moité brûlés, croix de fer et autres décorations. Un pilleur décourit les toilettes des dames et déroba des numéros de vestiaire encuivre gravés de l’aigle nazi et du mot Reichskanklei. La photographe de Vogue Lee Miller, qui avait été autrefois la muse de Man Ray, posa tout habillée dans la baignoire du bunker d’Hitler.

 

L’amusement cessa bientôt. Divisée en quatre grands secteurs, et installée tel un nid de corbeaux dans l’immensité d’un territoire sous contrôle soviétique, Berlin était devenu la « synecdoque traumatique de la guerre froide(5) ». Oeuvrant ostensiblement ensemble, au sein  de la Kommandatur alliée, à la « dénazification » et à la « réorientation » de l’Allemagne, les quatre puissances luttaient contre des vents idéologiques croissants, signes d’une situation internationalepeu encourageante. « je ne ressentais pas d’animosité envers les Soviétiques écrit Michael Josselon, officier américain d’origine russo-estonienne. En fait j’étais apolitique à l’époque,et cela me permettait d’entretenir d’excellentes relations personnelles avec la plupart des officiers soviétiques que je rencontrais(6) ».Mais quand l’Union soviétique imposa des gouvernements « amis » dans sa sphère d’influence, organisa des procès de masse  grand spectacle, et remplit toujours davantage ses goulags en Russie même, cet esprit de collaboration fut sévérement mis à l’épreuve. Durant l’hiver 1947, mois de deux ans après que les Américains et les Russes s’étaient  donné l’accolade sur les rives de l’Elbe, cette fraternité s’était changée en hargne. »C’est seulement une fois la politique soviétique devenue ouvertement agressive, les histoires d’atrocités commises en zone d’occupation soviétique monnaie courante[…] et la propagande sovviétique crûment anti-occidentale, que ma conscience poltique s’éveilla(7) », note Josselson.

 

 

Le quartier général du Bureau du gouvernement militaire américain,Office of Military Government US,était connu sous l’abréviation « OMGUS », et les Alemands crurent d’abord qu’elle signifait « bus » en anglais parce qu’elle était peinte sur les côtés des autobus à impériale réquisitionnés par les Américains. Lorsqu’ils n’étaient pas en train d’espionner les trois autres puissances,les officiers de l’OMGUS restaient derrière des bureaux où s’entassaient de hautes piles de l’omniprésent Fragebogen, que tout allemand demandeur d’emploi devait remplir, répondant à des questions relatives à ses nationalité, religion, casier judiciaire, études, qualifications professionnelles, situation et service militaire, écrits et discours,revenus et biens, voyages à l’étranger et, bien sur, appartenance politique.Passer au crible la population allemande tout etière à la recherche de la plus légère trace de « nazisme et militarisme » était une tâche mortellement ennuyeuse et bureaucratique – et souvent frustrante. Un concierge pouvait être mis sur la liste noire pour avoir balayé les couloirs de la chancellerie du Reich,alors que beaucoup d’industriels,de savants, d’admnistrateursau service d’Hitleret même d’officiers de hautrang étaient tranqullement réintégrés par les puissances alliées qui tentaient désespérement d’éviter l’effondrement de l’Allemagne.

 

Pour un officier de renseignements, remplir des formulaires interminables n’étaient en aucun cas u moyen de traiter le complexe héritage du régime nazi. Michael Josseson adopta une approche différente.  » je ne connaissais pas Josselson à cette époque, mais j’avais entendu parler de lui, se rappelle le philosophe Stuart Hampshire qui travaillait alors pour le M16 à Londres. Sa réputation s’était propagée dans les services de renseignements en Europe. C’était le roi du système D, l’homme qui pouvait tout obtenir Mais vraiment tout. Si vous vouliez traverser la frontière russe, ce qui était quasiment impossible, Josselson arrangeait l’affaire (8). »

 

Parlant couramment quatre langues sans la moindre trace d’accent, Michael Josselson était un atout précieux dans les rangs des officiers d’occupation américains. De plus il connaissait Berlin comme sa poche. Né à Tartu en 1908, fils d’un négociant en bois juif, il était arrivé à Berlinpour la première fois au dévut des années vint,entraîné dans la diaspora balte qui suivit la révolution de 1917; La plupart des membres de sa famille proche ayant été assassinés par les Bolcheviks (ce qui rend un peu invraisemblalble son « apolitisme » dont Frances Stoor Saunders le pare un peu plus haut, note de DB) , il lui était impossible de revenir à Tartu, et il rejoignit les rangs de cette génération d’hommes et de femmes qu’Arthur Koetsler appelait « le rebut du genre humain »- les déracinés, des gens dont la vie avait été brisée par le XX ème siècle, et l’identité et la terre natale mises en pices. Josselson avait fait ses études à l’Université de Berlin, mais les avait interrompues avant d’obtenir son diplôme, pour entrer en tant qu’acheteur aux grands magasins Giumbel-Saks dont il était devenu le représentant à paris. En 1936, il avait émigré aux Etats-Unis et peu après était devenu le représentant à Paris; En 1936, il avait émigré aux Etats-Unis,et peu après était devenu citoyen américain.

Incorporé dans l’armée en 1943, ses antécédents européens le désignaient à l’évidence soit au service de renseignements, soit à la guerre psychologique. Il fut dûment affecté à la section de la Division de la guerre psychologique en Allemagne, oùil intégra une équipe spéciale d’interrogation composée de sept hommes (et surnommée la « kampfgrupe Rosenberg » d’après son chef, le capitaine Albert G.Rosenberg). La mission de l’équipe était d’interroger chaque semaine des centaines de prisonniers allemands, dans le but de « faire rapidement la part entre les nazis convaincus et les non-nazis, les mensonges et les réponses sincères, les personnalités volubiles et celles qui restaient obstinément muettes.(9) ». Démobilisé en 1946, Josselson demeura à Berlin en tant qu’officier des affaires culturelles auprès du gouvernement militaire américain, puis auprès du Département d’Etat et de la Haute commission américaine, en tant qu’officier des affaires publiques. A ce titre, il avait pour mission de « passer au crible le personnel » de la presse de la radio et du monde du spectacle allemands, dont tous les membres avaient été provisoirement suspendus en attendant l' »éviction des nazis.  »

Affecté à la même division, se trouvait Nicolas Nabokov, émigré russe blanc qui avait vécu à Berlin avant de rejoindre les Etats-Unis en 1933. Grand, beau et  chaleureux, Nabokov était un homme qui cultivait les amitiés (et les épouses) avec beaucoup d’aisance et de charme. Pendant les années vingt, son appartement de Berlin était devenu le centre de la vie culturelle émigrée, un pot-pourri intellectuel d’écrivains, de lettrés, d’artistes, de politiciens et de journalistes. Dans c e groupe cosmopolite d’exilés figurait Michael Josselson. Au milieu des années trente, Nabokov parti en Amérique où il écrivit ce qu’il disait modestement être « le premier ballet américain », Union pacific, avec Archibald Mac leish. IL partagea pendant un certain temps un petit atelier new-yorkais avec Henri Cartier Bresson, à l’époque où ni l’un, ni l’autre n’avaient d’argent. Nabokov devait écrire plus tard que « pour Cartier bresson, le mouvement communiste était porteur d’histoire et d’avenir pour l’humanité[..] Je partageais beaucoup de ses opinions, mais malgré la nostalgie qui me rongeait de revoir ma terre natale russe, je ne pouvais accepter ni épouser l’attitude philo-communiste de tant d’intellectuels d’Europe de l’ouest et d’Amérique. J’avais l’impression qu’ils étaient curieusement aveugles aux réalités du communisme russe et régissaient seulement aux raz de marée  fascistes qui balayaient l’Europe à la suite de la dépression; Jusqu’à un certain point, j’avais le sentiment que ce philo-communisme du milieu des années trente était un engouement passager, habilement nourri par une mythologie de la révolution bolchevique russe façonnée par le Département d’agit-prop soviétique(10) ».

En 1945, à la même époque que W.H.Auden et J.K. Galbraith; Nabokov entra à la Division chargée du moral des armées de l’unité topographique américaine des bombardements stratégiques en Allemagne,où il rencontra le personnel de la guerre psychologique et obtint ensuite un poste dans la Division du contrôle de l’information, en même temps que son vieil ami Michael Josselson. En sa qualité de compositeur Nabokov fut nommé à la section musicale, où sa  mission était « d’établir de bonnes armes psychologiques et culturelles pour détruire le nazisme et promouvoir le véritable désir  d’une Allemagne démocratique(11) ». Sa tâche consistait à « éliminer les nazis de la vie musicale allemande,à donner une autorisation aux musiciens allemands[le droit d’exercer leur profession] que nous pensions être des Allemands « propres »,et à contrôler les programmes des concerts allemands pour s’assurer qu’is ne se transforment pas en manifestations nationalistes ». Présentant Nobokov lors d’une réception, un général américain déclara: « Il est très calé en musique et il dit au Fritz comment s’y prendre(12). »

josselson et Nabokov devinrent une réelle encore que surprenante paire d’amis. Nabokov était émotionnellement extravagant, physiquement démonstratif et toujours en retard, Josselson, doté d’un caractère noble, était réservé et scrupuleux. Mais ils parlaient la même langue de l’exil et partageaient le même attachement au Nouveau Monde, l’Amérique, que tous deux croyaient être le seul pays où l’avenir du vieux-monde pouvait être garanti. Il y avait dans les péripéties et les machinations du Berlin d’après-guerre quelque chose qui leur plaisait à tous les deux et leur donnait l’occasion d’exercer pleinement leurs talents d’administration et d’innovation. Ils avaient ensemble,écrivit plus tard Nabokov, »mené avec beaucoup de succès la chasse aux nazis et mis sur la touche quelques célèbres chefs d’orchestre, pianistes et chanteurs, ainsi qu’un bon nombre de musiciens d’orchestre (dont la plupart l’avaient bien mérité et dont certains e devraient pas être ici aujourd’hui (13. » Allant souvent à l’encontre d’une pensée officielle, ils adoptèrent une vue pragmatique de la dénazification. Ils refusèrent d’accepter que la conduite d’un artiste dans l’Allemagne nazie puisse être traitée comme un phénomène sui genris , selon les critères d’un Fragebogen. « Josselson croyait sincèrement que le rôle des intellectuels dans une situation très difficile ne devait pas être jugé en un instant,expliqua plus tard un collègue. Les Américains n’en avaient aucune idée. Ils se contentaient d’intervenir et de montrer du doigt(14) ».

En 1947, le chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler fut l’objet d’un opprobre singulier. Il avait beau s’être ouvertement opposé à ce que Paul Hindemith fut taxé de « dégénéré », il n’en avait pas moins conclu plus tard un accord réciproquement bénéfique avec le régime nazi. Nommé conseiller d’Etat de prusse, et occupant d’autres postes éminents accordés par les nazis, Furtwängler continua à diriger l’Orchestre philharmonique et l’Opéra de Berlin pendant tout le troisième reich. En décembre 1946, un an et demi après  que son cas eut été pour la première fois porté à l’attention de la Commission de contrôle alliée, le chef d’orchestre devait comparaître devant le tribunal pour artistes constitué à Berlin. L’affaire fut jugée en deux jours. Le résultat fut vague, et le tribunal garda son dossier sous le coude pendant des mois. Puis, inopinément, Furtwängler apprit que la kommendatur alliée l’avait innocenté et qu’il était libre de diriger le philharmonique   de Berlin, le 25 mai 1947, au Titania Palast réquisitionné par les Américains. Parmi les papiers laissés par Josselson se trouve une note relative à son rôle dans ce que les initiés appelaient « le saut d’obstacle » de Furtwängler.  « J’ai beaucoup contribué à épargner au grand chef d’orchestre Willhelm Furtwängler l’humiliation d’avoir à subir la procédure de dénazification alors qu’il n’avait jamais été membre du parti nazi(15) », écrit Joselson. Cette manœuvre fut accomplie avec l’aide de Nabokov, et pourtant, des années plus tard tous deux restaient dans le vague à propos des détails de l’affaire. »Je me demande si tu te rappelles la date approximative de la venue de Furtwängler à Berlin pour y donner une conférence de presse où il menaçait de passer à Meoscou si nous ne l’innocentions pas immédiatement, demande Nabokov à Josselson en 1977. Je crois me rappeler que tu as eu quelque chose à voir avec sa sortie du secteur soviétique- c’est bien ça?- et son arrivée à mon cantonnement. je me rappelle la douce fureur du général McClure, le chef de la Division du contrôle de l’information,devant le comportement de Furtwängler à ce moment-là[…](16)

Un officiel américaineut une réaction de colère en découvrant que des personnalités comme Furtwängler étaient en train d’être « blanchies ». En avril 1947,Newell Jenkins, directeur du théâtre et de la musique  auprès du gouvernement militaire américain de Wurtemberg-Baden, exigea rageusement qu’on lui explique « comment il se fait que tant de nazis éminents dans le domaine musical soient toujours en activité? »Comme Furtwängler, Herbert Von Karajan et Elisabeth Schwarzkopf devaient bientôt être innocentés par les commissions alliées et ce malgré leur passé trouble. Dans le cas de Karajan, le fait était pratiquement indiscutable. Il avait été membre du parti dès 1933 et n’avait jamais hésité à ouvrir ses concerts avec l’air préféré des nazis, le « Horst Wessel lied ». Ses ennemis l’appelaient le « Colonel SS Von Karajan ». Mais malgré ses sympathies nazies, il retrouva rapidement sa position de roi indiscuté du Philharmonique de Berlin, l’orchestre qui dans les années d’après-guerre fut érigé en rempart symbolique contre le totalitarisme soviétique. (17)

Elisabeth Swarzkopf avait donné des concerts pour les Waffen SS sur le front de l’Est et tenu la vedette dans  les films de propagande de Goebbels, qui l’avait personnellement incluse dans une liste d’artistes « bénis de Dieu ». Son numéro de membre du parti national-socialiste était e 7548960. « Un boulanger doit-il arrêter de faire du pain s’il n’aime pas le gouvernement? » demanda son accompagnateur demi-juif, Peter Gellhorn (qui luimêmeavait dû fuir l’Allemagne dans les années trente). Assurément non, Schwartzkopf fut innocentée par la Commision de contrôle allié, et sa carrière connut le plus vif succès. Elle fut plus tard élevée à la dignité de Dame de l’Empire britannique.

Que les artistes aient à rendre compte de leur implication dans la politique de leur temps- et dans quelle mesure ils devaient le faire- était une question que ne pourrait jamais résoudre un programme de dénazification au petit bonheur la chance. Josselson et Nabokov avaient une conscience aiguë des limites d’un tel programme et, de ce fait, leurs raisons pour passer au-dessus de certaines de ses dispositions pouvaient être jugées humaines, et même courageuses. D’un autre côté, ils étaient victimes d’une confusion morale: du besoin d’instaurer des repères anticommunistes symboliques découlait impérativement la nécessité politique urgente, et tenue secrète, d’innocenter ceux qui étaient soupçonnés de compromission avec le régime nazi. Cela permettait de tolérer que soit soupçonné d’avoir été proche du fascisme s’il pouvait être utilisé contre le communisme – quelqu’un devait être au pupitre contre le Soviétiques. La lettre de 1977 de Nabokov à Josselson révèle  qu’il leur fallut véritablement arracher Furtwängler aux Soviétiques (qui avaient pris contact avec lui pour lui offrir la direction de l’opéra d’Etat d’Unter den Linden), alors que lui-même jouait des deux camps l’un contre l’autre. Sa présence au Titania Palace en mai 1947, montra clairement que les Alliés n’allaient pas se laisser souffler la vedette par les Soviétiques dans la « bataille des orchestres ». En 1949, Furtzwängler figurait sur la liste des artistes allemands voyageant à l’étranger au titre de programmes culturels soutenus par les Américains. En 1951, il dirigea lors de la réouverture du festival de bayreuth, qui avait été rendu à la famille Wagner malgré l’interdit officiellement prononcé contre Richard Wagner (pour nationalisme ».

William Donovan, directeur des services secrets américains pendant la guerre, avait eu cette phrase célèbre: « j’embaucherais Staline si je pensais que cela nous aiderait à battre Hitler(18) »Par un retournement de situation trop facile, il apparaissait maintenant que les Allemands « devaient être nos nouveaux amis, et le sauveur russe notre ennemi ». Pour Arthur Miller c’était « une chose ignoble. Il m’apparut des années plus tard que ce changement brutal qui consistait à arracher les étiquettes du bien et du mal à une nation et à les coller sur une autre avait contribué à flétrir la notion même d’un monde ne serait-ce que théoriquement moral. Si l’ami d’hier pouvait si rapidement devenir l’ennemi d’aujourd’hui, quel degré de réalité le bien et le mal pouvait-il avoir? Le nihilisme- pis encore, ‘amusement ennuyé- à l’égard du concept même d’impératif moral, qui allait devenir une marque de la culture internatinale, naquit durant les huit ou dix années de réalignement qui suivirent la mort d’Hitler(19.)

 
 

Laisser un commentaire