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voyage dans l’insaisissable Russie du “Léviathan” d’Andreï Zviaguintsev

28 Sep

Reportage | Une ville du bout du monde, au-delà du cercle polaire. La région a servi de décor à Andreï Zviaguintsev pour le tournage de son “Léviathan”. Entre station de ski et fête folklorique, on n’y vit pas plus mal qu’ailleurs. Loin de Moscou et des clichés sur l’ère post-soviétique.

Le 28/09/2014 à 00h00
Nicolas DelesalleTélérama n° 3376

Il nous a fallu six jours pour comprendre. On a fait le voyage jusqu’à ­Kirovsk, au nord du cercle polaire arctique, pour débusquer la Russie cadavérique, corrompue, provinciale, alcoolique et violente dépeinte par le réalisateur Andreï Zviaguintsev dans son dernier film, Léviathan, primé à Cannes et sorti cette semaine en France. Mais, depuis qu’on est arrivé, rien ne se passe comme prévu. On imaginait un bouge horrible peuplé de nationalistes bas du front sous perfusion de vodka, et c’est une jolie petite bourgade de vingt mille habitants qu’on arpente, plantée au bord d’un lac, à trois heures de route au sud de Mourmansk. L’économie de la ville bouge encore avec sa mine d’apatite (une pierre chargée en phosphore, dont on fait de l’engrais) et sa station de ski branlante, vétuste, datant de l’ère soviétique, mais qui fonctionne.

Pourquoi avoir choisi Kirovsk, où il fait nuit pendant deux mois l’hiver ? Parce que Zviaguintsev y a tourné la moitié de son film. Un artiste est libre de s’affranchir du réel, et Zviaguintsev n’a jamais ambitionné de décrire la société russe tout entière. Mais sa charge est assez violente et les a priori occidentaux sur la Russie assez prégnants pour que son film soit perçu chez nous comme une vérité russe ; on avait donc envie d’y ­jeter un œil. Pour voir.

“Souvent, chez nous,
il n’y a pas de routes du tout,
juste des directions.”
Yuri Kozyrev, photographe

Première surprise : la route pour venir est parfaitement asphaltée, digne des nationales européennes. Ce n’est pas un détail en Russie et notre compagnon de bordée, Yuri Kozyrev, photographe de guerre qui s’essaie au reportage de paix dans son propre pays, s’en est étonné tandis qu’on traversait un paysage de forêts dorées criblées de lacs : « L’état des routes, c’est la partie visible de la corruption des marchés publics, d’habitude. Souvent, chez nous, il n’y a pas de routes du tout, juste des directions. Etonnant que celle-ci soit aussi belle. »

A Kirovsk, on n’est pas tombé sur des rues vides, des clodos titubants. Les habitants vaquaient à leurs occupations, pressés, comme dans n’importe quelle ville d’Europe. On a élargi notre recherche. On s’est fait inviter dans un mariage, on a visité un conservatoire de la ville, interviewé une journaliste locale, fait un tour dans la mine, on s’est même rendu à l’église. Pas d’alcoolisme apparent. Pas de misère exubérante. Des enfants. Des jeunes entrepreneurs. Des gens ouverts, prêts à parler.

Agacés, on a poussé le bouchon. On est partis bille en tête à « la fête de la patate », oui, la fête de la patate, sûrs d’y trouver la Russie rurale-punk que nous étions venus chercher. C’était une fête de village classique. Chacun venait gentiment vendre son ail, ses pommes de terre, ses framboises et autres fruits et légumes. Des jeunes filles entonnaient des chants folkloriques sur une estrade. Des gamins jouaient à se tirer dessus avec des pistolets en plastique. Le maire, gaillard nommé Mikhaïl Gorbatchev (!), y est allé de son discours bisounours : « La terre ne donne rien si on ne la travaille pas. »

Dans le film de Zviaguintsev, le maire, c’est une crapule, une engeance corrompue qui carbure à 750 « grammes » de vodka par jour ! On s’est approché de Gorbatchev pour le lui raconter. Il ne s’est pas offusqué. Non, il s’est marré : « Je bois peu. Et, vous savez, ce n’est qu’un film, une toute petite partie de la Russie, et pas un documentaire. Moi j’aime bien de Funès, mais je sais que ce n’est pas toute la France. » Et monsieur le maire est reparti serrer des louches. « Je ne comprends pas, a dit Yuri. Ces gens vivent dans un coin paumé, tout va mal, ils sont censés être désespérés… et on a l’impression d’être en Norvège ! Va falloir que je revoie mes idées sur la Russie profonde. »

“Les gens sont de plus en
plus mal éduqués, donc
facilement manipulables.”
Marina, directrice de conservatoire
Mais tout ne va pas bien à Kirovsk. Les subsides de l’Etat se raréfient. Le budget du Palais de la culture au style petersbourgeois a diminué de 60 %. Le système de santé est médiocre ; l’espérance de vie des hommes, inférieure au reste de la Russie (58 ans) ; le climat, dur ; l’avenir, compliqué : les jeunes s’en vont, les vieux vieillissent. Au conservatoire, Marina, la directrice, 36 ans et des boucles blondes, nous a confié qu’elle désespérait de voir la nouvelle génération de parents ne penser qu’à l’argent et plus du tout à la culture : « Les gens sont de plus en plus mal éduqués, et donc facilement manipulables. Ils ne s’intéressent qu’au sport, à Internet, à la ­télé. » Elle aurait aussi pu dire ça de bien des villes d’Europe.

Un sujet revient en boucle dans les conversations : la crise en Ukraine. On le retrouve aussi dans les assiettes (menu « Burger Donetsk »), dans les taxis (équipés du ­ruban orange et noir de la croix de Saint-Georges, symbole de la victoire sur l’Allemagne et signe de ralliement des milices prorusses en Ukraine). A l’église, entre génuflexions et chants, une dame en foulard nous a dit que tous les soirs, chez eux, à 21 heures, les gens priaient pour l’Ukraine. Etrange, si loin de Kiev – sauf qu’ici chacun a de la famille, des amis ou des racines ukrainiennes.

Dans un jardin d’enfants, au centre-ville, on a croisé un couple mixte. Natacha est russe et Igor, ukrainien. Lui critique Poutine. Elle dit que les Ukrainiens sont des nazis. Ils se disputent sans arrêt. On a aussi rencontré Olga, 64 ans, concierge à la mairie. Née en Ukraine, elle est arrivée ici voilà cinquante ans. « J’ai trois mères : l’Ukraine, la Russie et ma maman. Mes enfants, c’est pareil. Ils parlent les deux langues. On ne sépare pas. » Elle a raconté qu’elle ne pouvait plus aller en Ukraine fleurir la tombe de ses parents. Elle a fini par pleurer : « L’URSS me manque tant, on était tous frères et sœurs en ce temps-là. »

Tout n’a pas été si délicat pendant notre séjour. Il y a même eu une scène étrange un soir, plus « russe » que les autres. C’était une fête d’anniversaire très arrosée à côté de notre table, à l’hôtel. Yuri a sorti son appareil. « Pourquoi tu prends des photos, toi ? Qui êtes-vous ? » Coiffé en brosse, ivre et colossal, Vassily a approché ses 100 kilos très près de nous, menaçant : « Il y a un député ici, remballe ton appareil ! » La ­sono crachait un titre rock des années soviétiques. La vodka coulait à flots. Vassily a demandé le patronyme de Yuri pour savoir s’il était juif. Avant de nous demander si on était ­homos.

“Ecrivez ce que vous voyez,
faites la vraie photo de la Russie.”
Sergueï Ivanovitch Portyanko, député
On avait enfin nos clichés sur la Russie. « Vous avez l’autorisation de bosser ? Je vais appeler la police », a continué Vassily… quand le député Sergueï Ivanovitch Portyanko s’est interposé pour nous inviter à sa table. Son visage était impressionnant : un jambon avec deux trous noirs pour les yeux et une fine moustache : « Vous êtes les bienvenus. On veut que vous ayez une bonne image de nous », a-t-il dit. Il portait une chemise en soie noire. Membre de Russie unie, le parti de Poutine. « Ecrivez ce que vous voyez, faites la vraie photo de la Russie. » Le député nous a servi une vodka et un discours officiel sur l’Ukraine, petite sœur jumelle de la Russie. Et il nous a laissé travailler. On était presque déçus.

A Kirovsk, ceux qui subissent de plein fouet la politique de Vladimir Poutine ne sont pas invités au banquet. Alexander, 45 ans, par exemple. Il y a dix ans, il s’appelait Alexandra. Il était marié avec Igor. Aujourd’hui, il partage toujours la vie d’Igor, mais leur mariage a été annulé après son opération. Alexander ne se sent pas oppressé dans les rues de Kirovsk, il vit dans un cercle « éduqué, tolérant », mais son avenir professionnel est menacé. Voilà dix ans, il a créé un institut de musique pour les enfants souffrant de pathologies neurologiques, et son travail a été reconnu internationalement. Mais depuis la loi ouvertement homophobe qui interdit la « propagande homosexuelle devant mineurs », adoptée l’année dernière, Alexander risque de perdre son travail. « Avant cette loi fasciste, tout le monde se fichait bien de mon changement de sexe. Les parents étaient heureux. Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir rester. »

On a encore croisé le chemin de Russes qui détestent P­outine et n’hésitent pas à le dire aux ­journalistes de passage, comme Vya­chesnav. Il se promenait, sourcils broussailleux au vent, autour du lac ­Verhye. Son grand-père vendait des fleurs au tsar. Goulag. Lui, il est né ici. Il est devenu électricien, puis est monté en grade. Trois mots sur Poutine ? « Je n’en ai qu’un, mais je ne vous le dirai pas parce que je suis poli », a-t-il souri. Pourtant, la langue russe dispose de plus de mille huit cents mots orduriers et ­salaces pour exprimer ses humeurs maussades. On appelle cet argot le mat – et il y a trop de mat dans le film de Zviaguintsev. Si Léviathan attend le bon vouloir des autorités pour être distribué en Russie, peut-être en janvier, c’est parce qu’il contrevient à la nouvelle loi qui interdit le langage ordurier dans les arts et les médias, affirme Natalia Kuznetzova, journaliste dans la gazette locale. C’est le premier « grand film » qui se cogne à cette loi. Et sinon, Natalia, votre vie à ­Kirovsk ? « Tout va bien ! J’adore vivre ici ! » Complexe.

Voilà. Kirovsk est en crise (depuis si longtemps), mais rien de ce qu’on a vu ou entendu ne ressemble au chaos ­décrit dans Léviathan. Zviaguintsev a-t-il grossi le trait pour servir sa dramaturgie kafkaïenne – celle d’un homme ­détruit par un système ? On décide de montrer le film à des Russes. Irina, notre guide, a organisé le ciné-club pirate dans son appartement. Hirsute, la peau sur les os, Alexander Bondarev, figurant dans le film, arrive avec des cèpes fraîchement cueillis et des livres de poésie (la sienne) en ­cadeau. « Quand ils ont vu ma tronche, ils m’ont pris immédiatement », rigole le vieil homme à la tête de moujik émacié.

“Le film de Zviaguintsev
est grotesque, une
caricature sans intérêt.”
Marina
Deux heures et demie plus tard, Alexander ne rigole plus du tout. Comme Olga, la free-rideuse qui rêve de skier dans les Alpes, ou Marina, la directrice du conservatoire. Aucun n’a aimé : « C’est n’importe quoi, grotesque, une caricature sans intérêt », lâche Marina. « Il aligne les clichés ; les histoires que j’ai écrites sont beaucoup mieux », pique Alexander. Masha synthétise : « Il est très doué, Zviaguintsev, mais quand je vois ses films, je veux mourir. Une partie de la vie est tragique, mais il n’y a pas que ça. Pourquoi faire de belles images si c’est pour montrer des gens affreux ? »

Désemparés, on est partis le lendemain vers le deuxième lieu de tournage, Tériberka, en compagnie d’Alexis et de ­Vadim, jeunes trentenaires qui veulent lancer leur entreprise de tourisme dans la région. La forêt laisse la place à une taïga brute que le vent balaie inlassablement, la route se mue en piste. Vadim nous explique le topo : « Je vous préviens : là où l’on va, il n’y a rien. La civilisation s’arrête ici. » Voilà Tériberka, au bout de la piste et au bout du monde.

 

Tériberka la « terrible », autrefois ville fermée, aujourd’hui presque morte. Un port de pêche désert, qui comptait douze mille habitants à l’époque communiste, mille à peine aujourd’hui. Une école, une usine de poissons, un minuscule magasin en bois de chaussures pour femmes, gardé par un berger allemand et un side-car des années 60, de la boue, des immeubles fantômes, en ruines, et c’est tout. Zviaguinstsev n’a pas montré ce vide, ces fissures béantes, ces immeubles morts. Ou si peu. Il s’est contenté de filmer la nature sublime, l’océan rageur, la côte découpée de dentelles minérales, les galets, les épaves des anciens bateaux.

On visite les lieux du tournage, l’usine de poissons, 70 tonnes de morue empaquetées chaque mois pour l’Europe. Sur la chaîne, on reconnaît le regard d’acier de l’ouvrière Nadia, qui joue dans Léviathan. « Si un homme m’emmène ailleurs, je le suivrai », sourit-elle en découpant du cabillaud. Devant l’école, seul lieu vraiment vivant, des enfants courent sous les encouragements de leur prof de sport. « Davaï ! ­Davaï ! » (« Allez ! Allez ! ») Des ados roucoulent entre deux ruines. Plus loin, une vieille dame tient le bras d’un homme plus vieux qu’elle encore. Alexeï Vassilievicth, 92 ans, est entré à Berlin en 1945. Rufina, elle, survit dans ces ruines qui sont sa vie : « Vous voyez ce bâtiment abandonné ? C’était un restaurant, on y écoutait de la musique. C’est dur de vivre au milieu de ces fantômes. C’est tellement triste. »

“L’homme russe est trop large.
J’essaie de le rétrécir.”
­Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Cette déliquescence, cet abandon, Zviaguinstsev ne les a pas montrés non plus. Pudique, malgré la dureté de son film, il n’a pas filmé Nikolaï, barbu, hirsute et soûl, sorti en titubant d’un roman de Tolstoï et qui résume pour nous sa vie en quelques mots : « J’ai tué quelqu’un, j’ai fait neuf ans de prison et… voilà. » Il n’a pas filmé ce cimetière de croix de bois rose où Oxana plante des sorbiers qui n’arrivent pas à pousser et où les photos des défunts montrent si souvent des enfants jeunes.

Au moment où nous allons quitter ce bout du bout du monde, un automobiliste ivre défonce la boutique de chaussures pour femmes. L’homme sort de sa voiture en jurant. Il porte un simple tee-shirt sur lequel est écrit en russe : « Ministère russe des situations d’urgence ». Avec Yuri, on rit. On a enfin compris. On a compris qu’aucun film ne pouvait mettre en boîte cette Russie trop vaste, sa normalité parfois bizarre, ses tragédies parfois joyeuses. Et, surtout, on a compris qu’Andreï Zviaguintsev l’avait compris bien avant nous. « L’homme russe est trop large. J’essaie de le rétrécir », disait ­Dostoïevski. Zviaguinstsev aussi.

 

Mikhaïl Gorbatchev
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Mikhaïl Gorbatchev

Le vrai nom du maire de Kirovsk. Ancien goulag perdu au nord du cercle polaire arctique, Kirovsk est aujourd’hui une petite ville de 20 000 habitants : « Dans toute la Russie, il y a de la corruption. Mais vous devez comprendre que le film de Zviaguintsev n’est pas un documentaire. C’est une fiction. Ici, il y a beaucoup de gens biens. On se bat pour s’en sortir même si l’aide de l’Etat se raréfie. »

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Publié par le septembre 28, 2014 dans Uncategorized

 

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