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Introduction à un Voyage en pays Tatar I (Alexander, le chauffeur)

13 Juin

IMG_20140612_093712étal de tee-shirts sur le marché.

Le giron de Moscou, mais le bruit du tonnerre au loin

Il règne en Crimée une quasi-unanimité en faveur du rattachement à la Russie.Même en y mettant la meilleure bonne volonté du monde, c’est-à-dire en ouvrant systématiquement la conversation avec des inconnus comme le fait Marianne, grâce sa maîtrise de la langue russe, nous n’avions pas jusqu’ici rencontré en Crimée un seul individu qui soit hostile à la réunification avec le Russie. Plus stupéfiant encore, pour nous occidentales, nous n’avons pas plus vu un individu qui ne considère pas l’Union soviétique comme un âge d’or. Les plus réservés étant des jeunes communistes qui se méfient de Poutine et craignent pour leur emploi avec l’afflux de spécialistes russes. Les autres, en particulier les retraités, qui ont vu leurs pensions augmenter à plusieurs reprises, nagent dans le bonheur. Mais c’est surtout la paix dont ils jouissent par rapport au reste de l’Ukraine que tous apprécient.

Tous ou presque, parce que l’opposition existe… en pays tatar, nous l’avons rencontrée…

Nous sommes parties, le mercredi 11 juin, vers Bakhtchyssaraï en pays Tatar. Au volant Alexander, un délicieux jeune homme, très timide, que nous avons embauché comme chauffeur pour la journée pour 80 euros. C’est la mari de la coiffeuse chez qui Marianne et moi avons fait halte dans les quelques jours que nous avons décidé de consacrer au tourisme et au repos. Dans son salon flambant neuf mais encore inachevé, on passe de pièces avec des rideaux brodés, des tapisseries chatoyantes, à d’autres sans planchers seulement des poutrelles ouvertes sur le vide. Elle nous a conseillé « Ne parlez pas que de politique, faites nous de la réclame pour que nous ayons des touristes ». Tandis que la petite manucure au visage rond pleurait toutes les larmes de son corps en pensant à sa maman qui se trouve dans le Donbass. Pas seulement d’ailleurs à sa maman, mais aux orphelins de Slaviensk, il reste encore des enfants et des vieillards là-bas, ceux qui ne savent pas où aller et qui se terrent dans les caves sous la mitraille… La Russie annonce avoir accueilli 8000 enfants à Rostov et la République de Dontesk confirme qu’elle a réussi à établir un couloir humanitaire vers la Russie.

Tout est sous contrôle

Ici personne à vrai dire ne veut faire de politique et considère que c’est vraiment une catastrophe quand elle vous tombe dessus. En gros,la politique c’est quand les politiciens ont décidé de se mettre sur la gueule pour se partager le gâteau.On pense à Brecht: « heureux les peuples qui n’ont pas d’Histoire ». D’ailleurs, je ne cesse de songer à Brecht et à son brave soldat Schweick(1) que la folie des grands a jeté dans l’atrocité d’une guerre, face aux Ukrainiens qu’ils soient de l’est ou de l’ouest. Et cela ne date pas d’aujourd’hui cela fait 23 ans que tout est devenu incompréhensible, le monde est un sac de chats sauvages dans lequel les malins et les puissants dépècent leur pays et s’ingénient à détruire le peu qui existe. Eux tentent de survivre tant bien que mal, de bric et de broc, comme le salon de coiffure. Quand on a un peu d’argent pour se payer le ciment ou les rouleaux de tapisserie. Cette manière d’arracher à la tourmente des brindilles pour leur nid leur a donné une sorte d’indulgence pour les petits bandits, ceux qui tentent de garder la tête hors de l’eau à n’importe quel prix.

La télé parle très fort, personne ne parait l’écouter, mais en fait chacun reçoit en plein cœur les nouvelles du Donbass. Aujourd’hui on annonce la mort de petits enfants. Les assaillants de Kiev balancent des bombes au phosphore qui font des dégâts irréversibles chez l’être humain. Un sujet d’actualité sur les bombardements laisse entendre la voix de deux pilotes qui bombardent Donetsk, l’aéroport: « je n’ai plus de petites bombes, je balance les grosses dit un des hommes dans l’avion. » Tout cela est si stupide, si criminel. Les visages se tendent. Constantin, l’homo sovieticus, est de plus en plus fermé. Nous lui avons donné à lire avec traduction son interview. IL dit c’est bien , c’est ça, sauf un point sur lequel il insiste, sa ville Gorlovka est une grande ville de 300.000 habitants. Il lit également en russe le texte sur l’Etincelle de l’historien, il veut que nous corrigions: il n’y avait pas de lance roquette. Et à travers ce simple détail assorti de sa colère contre les communistes qui ne sont pas là, ma conviction est qu’en fait il n’est pas seulement pompier. Il a participé au combat. On sait qu’il a voulu venir en vacances avec son fils ici dans cette auberge de jeunesse communiste parce qu’il veut ne pas se laisser contraindre ou peut-être pour contacter quelqu’un qui peut savoir? A l’aller le contrôle des papiers a duré plus de trois heures, mais désormais les trains se sont fait rares et il risque de ne pas y avoir les moyens de transport pour revenir à Donetsk. Depuis qu’il a lu l’interview qu’il approuve il a un peu plus confiance en nous. Quand je lui demande s’il y sait ce qui se passe dans le Donbass. Il me jette laconique mais presque fraternel:
« Tout va bien.. Tout est tout son contrôle! »

La vie continue, mais le pays est en guerre et pas seulement le Donbass. Alexander notre jeune chauffeur mercredi n’en revenait pas: « Que cela se passe en Afrique ou en Syrie, cela nous parait normal. Mais chez nous, nous n’arrivons pas à y croire ». Les plus vieux y croient eux… Ils ont déjà connu la vacance du pouvoir qui a suivi la chute de l’URSS.

Bref en surface, tout le monde fait comme s’il ne se passait rien, mais une sourde inquiétude les agite, tend les visages, quand l’angoisse ne se contient plus et éclate en gros sanglots comme pour la petite manucure. Il faut s’habituer à cette paix de Crimée, un silence plein de bruit dans le giron russe… Au fait que l’on ne cesse de nous supplier de dire la vérité, mais aussi de faire de la réclame pour leur pays pour attirer les touristes. Marianne a pris très au sérieux la demande et elle est en train de monter un guide du routard pour militants en contactant les propriétaires de chambres à louer, en prenant les photos pour montrer le charme du lieu mais aussi le chaos, le sous-équipement. Moi j’ai reçu une demande, celle d’une association d’handicapés d’Odessa qui me demande d’intervenir auprès de Marseille, la ville jumelle, pour obtenir des aides en matériel. Je m’en occupe à mon retour.

Ce soir, jeudi 12 juin, nous retournons au salon de coiffure pour nous faire faire des massages des boues de la mer morte… Je n’ai pas pu résister à ces délices de Capoue Israélien.Surtout si l’on sait qu’avec 60 euros j’ai pu me faire faire un soin complet, des massages de détente, acheter deux crèmes et laver la tête, coiffer… Il me restait juste 600 roubles (environ 14 euros pour acheter deux tee-shirts pour les petits fils). Marianne se livre à des orgies de cadeaux tee-shirts avec faucilles et marteaux, avec le slogan « merci grand père de nous avoir libérés », semences de fleurs dont elle me fait remarquer qu’elles proviennent de Lugansk, rue Karl Liebknecht… Ici le tourisme auquel nous avons décidé de nous livrer ne peut pas être totalement innocent. Nous sommes dans un pays en guerre, même dans la Crimée havre de paix.

Les Criméens sont blottis dans le giron russe comme des enfants qui fuient les bombardements, mais ils ne peuvent s’empêcher d’entendre au loin le roulement de l’orage, les coups de tonnerre et leur satisfaction est empreinte de peur. Il y a même des gens qui sont désespérés de l’intervention, nous les avons rencontrés sans les chercher dans le pays tatar en croyant visiter le palais du Khan qui est une pure merveille.


En transition vers le pays Tatar, l’ancien kolkhoze à l’abandon

Retour sur le 11 juin, nous voici embarquées dans une vieille lada pour une journée touristique vers le pays Tatar. Alexander nous explique que Nicolaïev n’était pas à l’origine une ville balnéaire, elle accueillait tout au plus quelques colonies de vacances et des familles qui avaient immigré à Simféropol et conservaient un cabanon ici. Il nous montre les champs en jachère et secoue la tête: « Avant ici il y avait un immense kolkhoze, tout était cultivé. C’est fini. Simplement de la steppe dans laquelle viennent brouter quelques animaux, quelques bovins, quelques moutons. Les vignes et les arbres fruitiers ne sont plus taillés, ils retournent à l’état sauvage… Des sauvageons… Les mauvaises herbes… Un aspect de désolation qui navre Alexander, il nous explique qu’il pourrait y avoir de l’amitié avec l’Europe, la France en particulier. Il y avait en Crimée un vin excellent, il est en train de mourir, si nous avions des spécialistes pour les aider, là ce serait bien… Déjà, des Français se sont installés dans un coin de cette steppe désolée qui retourne à la nature faite de ronces et ont reconstitué un cépage. Cette propriété là, tout le monde est d’accord, elle travaille, produit, pas celle des oligarques qui n’est que dévastation.

Je suis à l’arrière et Marianne qui traduit, bavarde, me résume, à l’avant, sur le tableau de bord un drapeau russe flotte fièrement… Alexander se désole et explique que sur la côte, il y a encore de la vie, mais qu’à l’intérieur, des villages de l’ancien kolkhoze sont totalement abandonnés. Ou alors il y a de pauvres hères eux-mêmes retournés à l’état sauvage qui élèvent quelques poules et lapins et cueillent les baies sauvages et vont aller les vendre sur le marché.

Nous sommes en pleine transition entre Nikolaïev que nous venons de quitter et le pays tatar. Entre cette petite fille devant une maison, à moitié dans l’ombre, sur la route qui mène à la mer, avec un petit étal de shampoing, de savonnettes qu’elle espère vendre à quelque touriste et le pays tatar qui lui-même espère un sauveur.

Les oligarques ou les cavaliers de l’apocalypse

Comment en sont-ils arrivés là? Alexander, qui n’a pas trente ans, explique ce qui s’est passé, selon lui. Les kolkhozes ont été dissous, on vendu des lopins à des paysans qui n’avaient plus assez de bras pour les exploiter. Les champs de blés sont devenus plantes fourragères pour de petits élevages qui assurent simplement la survie. Comme eux à Nikolaïev, deux mois de tourisme et il faut vivre le reste de l’année sur ce qu’on a gagné.
Il était policier, après l’armée… En Ukraine le terme milice avait été conservé en l’Union soviétique alors qu’en Russie, il était devenu police… Les communistes étaient contre le changement de terme. Marianne lui demande : « qu’est-ce vous préférez police ou milice. Il répond: « Ca fait rien c’est tous des flics ». Il emploie deux termes « ment' », flic ou pire « moussora » que l’on peut traduire littéralement par « les poubelles ».. Alors qu’il aimerait bien être encore policier dans le nouvel Etat de Crimée. Pour le moment tout est suspendu… Et il nous désigne un champ planté de pêchers, qui lui a l’air en bon état « Ca ça a été une initiative du gouvernement ukrainien et le nouveau gouvernement l’a nationalisé aussitôt, mais on ne sait pas. Cela ne ressemble pas au kolkhoze, il y a des fers barbelés autour. Ca n’existait pas, enfants nous allions dans les vignes manger les raisins et personne n’aurait songé à nous l’interdire, à mettre des barrières. »
Un peu plus loin il commentera de la même manière à propos des panneaux solaires qui sont là: « ça devait assurer l’énergie électrique de la Crimée. » Ou encore les trolleybus que le fils de Yanoukovitch (l’ex-président démi illégalement alors que Porochenko est selon eux le président élu illégalement, au choix deux pourris oligarques) s’était approprié. Maintenant, les trolleybus sont nationalisés. Les oligarques ont fui, on a nationalisé mais pour qui?  » Tout le monde se méfie et subodore des magouilles. On nationalise au profit de qui ? L’humour russe joue à plein, ainsi on dit « Obama est le premier président américain à posséder un président ukrainien à la perfection » C’est dit dans le sens « Posséder une langue étrangère » mais ça devient directement un président. Combien de temps il durera? Nul ne le sait et chacun répète les moqueries de Poutine sur le dit Porenchenko: « Est-ce que je dois le féliciter de son élection? Combien de temps restera-t-il au pouvoir? Ce n’est peut-être pas la peine de me fatiguer à aller le féliciter, attendons son successeur, cela ne saurait tarder.  » Et chacun de se moquer du dit Porochenko dont on sait qu’il possédait la moitié des immeubles de Sébastopol. Sa volonté patriotique de reconquérir la Crimée a une explication toute trouvée. Mais on joue à parier sur le temps où il durera vu que ses rivaux qui ont monté des armées privées vont rapidement le dégommer.

En parlant d’oligarque et d’armée privée, ce salopard de Kolomoïski, l’oligarque de Dniepropétrovsk… au passeport ukrainien et israélien me pourrit encore la vie et me gâchera partiellement la journée. Il s’est enfui avec le magot de tous les Criméens et tous les guichets de sa Privatbank sont fermés. Changer des euros même si le taux devient plus favorable tous les jours est de plus en plus difficile. Il s’est enfui en raflant les comptes de dépôt et même ceux qui économisaient depuis des années pour s’acheter un appartement. Il s’est même enfui avec le magot d’organisation pieuses juives… C’est pire que Madoff escroquant Elie Wiesel. Je dois dire que ce pourri m’a permis de découvrir à quel point les Criméens russes étaient dénués d’antisémitisme. Le seul qui a fait allusion au fait qu’il était juif est celui que j’avais baptisé l’éternel dissident de Yalta, sioniste devenu patriote russe et ami d’Israël, nous nous sommes mutuellement confiés notre haine de Kolomoiski. Pour les autres au début, je n’osais pas en parler de peur de voir déferler sur moi tous les clichés antisémites que susciterait le personnage. Pas du tout, je n’ai pas entendu la moindre remarque sur les origines du personnage, simplement il appartient à la catégorie des pillards.
Pour le moment, les oligarques ukrainiens ont fui, mais qu’en sera-t-il demain. Dans l’imaginaire russe, le cruel et despotique Ivan le terrible bénéficie d’une sympathie que l’on peut juger tout à fait étonnante, c’est qu’il s’est attaqué aux boyards. Pourtant certains historiens notent que sa cruauté s’est exercée contre des individus et pas un système et que celui-ci à sa mort a pris sa revanche au temps des troubles (smoutnoïé vremia), auxquels on compare ce qu’a vécu l’Ukraine à la chute de l’Union Soviétique et qu’elle est en train de revivre.Poutine se contentera-t-il de s’attaquer aux individus en laissant proliférer le système. Nul ne le sait, en attendant il y a un peu de paix ici. Sans trop d’illusion, un oligarque disparu, un autre peut le remplacer aussitôt et tout recommence pensent au cœur de leur liesse les Criméens.

Alexander n’a jamais fait de politique dit-il mais ces événements l’ont obligé à s’interroger. Deux de ses lieutenants qu’il a connu lors du service dans l’armée ukrainienne sont morts, a-t-il appris, dans le Donbass, ce qui témoigne de l’ampleur des pertes du côté de l’armée ukrainienne. Ça lui a fait beaucoup de peine.

Quand Marianne l’interroge sur les raisons pour lesquelles les gens de l’ouest font confiance aux Américains, alors qu’on sait qui ils sont, le désordre qu’ils foutent partout, Alexander lui répond: « Mais ils ne peuvent pas faire autrement.. Vous ne pouvez pas imaginer la misère qui règne dans l’Ouest de l’Ukraine… Celui qui te donne de quoi manger, même pour mettre le pays à feu et à sang, ils sont obligés de l’accepter…  »

Il aura la même attitude dans le pays Tatar, simplement avec un peu plus de réserve sur ce que l’on peut attendre d’eux. Il nous montrera que la seule usine encore en activité est une cimenterie et il ajoute: il faut des cimenteries pour construire des mosquées financées par l’étranger. Moi j’ai été à l’école avec des tatars, je n’ai rien contre eux, à Nicolaïev, ils vivent en paix, mais nous n’avons pas voulu de mosquée. Il n’y a pas assez de Tatars pour la justifier. Mais nous voici entrés en pays Tatar et la suite sera pour un autre article.

Danielle Bleitrach
(1) Il y a deux histoires du soldat Schweick, celle de l’auteur tchèque Hasek qui s’écrit Chveik et qui raconte les histoires du soldat Chveik durant la première guerre mondiale. Le personnage a été repris par Brecht pour décrire les tribulations du petit homme qui se présente lui-même comme un total crétin et réussit par son obéissance à complètement détruire les plans de l’armée allemande.

 
1 commentaire

Publié par le juin 13, 2014 dans Uncategorized

 

Une réponse à “Introduction à un Voyage en pays Tatar I (Alexander, le chauffeur)

  1. marcel rayman

    juin 13, 2014 at 6:54

    le mari de la coiffeuse …
    Bon, d’un coté on aimerait te voir rentrer mais que tu restes aussi la bas nous régaler encore un peu de tes tranches de vie.
    DB chez les Tatars ça promet.

     

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