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«Stefan Zweig était capable de suivre l’anamorphose des sentiments» par Lisbeth Koutchoumoff

29 Mar

Stefan-Lotte_Zweig[1]

Pierre Deshusses a dirigé les nouvelles traductions des récits de l’écrivain autrichien pour la collection Bouquins

Qui ? Stefan Zweig   Titre: La Confusion des sentiments et autres récits  Traduction de l’allemand sous la direction de Pierre Deshusses Chez qui ? Robert Laffont, collection Bouquins

VVVVV A parcourir les 35 récits de Stefan Zweig, nouvellement traduits, réunis par la collection Bouquins, on est frappé, toujours et encore, par ce talent de raconteur de l’écrivain viennois. Sa facilité à capter l’attention, à créer le suspens, à enchâsser les récits telle une Shéhérazade des années 1930. Cet art du conte, il l’employait dans la chair vive des émotions, disséquant les moindres fluctuations des sentiments jusque dans les plus aberrantes virevoltes. Les femmes et les hommes pris dans le tourbillon de la passion, rincés par elle, leurrés, aveuglés, malheureux à cause d’elle, sont ses héros, ses perdants magnifiques.

Dès les années 1910, Stefan Zweig a connu le succès, qui est allé grandissant jusqu’à atteindre le triomphe dans toute l’Europe et en Amérique du Nord et du Sud. De son vivant déjà, il est un phénomène par le nombre de livres vendus, le nombre de traductions (le succès est tel qu’il est souvent traduit, en 35 langues, dans l’année même de parution). Outre ses récits brefs, le public raffole de ses biographies historiques comme Marie Stuart, Magellan, Fouché, etc. Pour se rendre compte de son prestige, rappelons seulement que sa biographie de Marie-Antoinette a été un best-seller retentissant aux Etats-Unis dans les années 1930 (LT du 07.11.2009)   Son suicide à Petrópolis au Brésil en 1942 secoue le monde littéraire européen, entre chagrin, stupeur et colère. Après la guerre, l’œuvre de Stefan Zweig traverse une période d’oubli. En Allemagne, ce purgatoire se poursuit. Zweig y est considéré comme un auteur léger.

La France par contre le redécouvre dans les années 1980. L’exposition Vienne 1880-1938 au Centre Pompidou en 1986 qui fait vivre Paris à l’heure de la fin de l’empire des Habsbourg, la réédition des mémoires de Zweig, Le Monde d’hier où il affirme sa vision des Etats-Unis d’Europe (Jacques Delors le citera comme source d’inspiration), la chute du Mur remettront en lumière Zweig le visionnaire, l’héritier nostalgique d’un empire où les langues et les peuples se mêlaient, Zweig anéanti par l’écrasement de ses idéaux sous la botte nazie.Cette année, 71 ans après sa mort, Stefan Zweig «tombe dans le domaine public», expression juridique consacrée qui signifie qu’il n’est plus nécessaire de demander des autorisations aux ayants droit pour publier, traduire, etc. Une série de nouvelles traductions paraissent en 2013. Stefan Zweig fera ainsi son entrée dans la Pléiade en avril.

Pour la collection Bouquins chez Robert Laffont, Pierre ­Deshusses a dirigé l’équipe de huit traducteurs qui a œuvré au recueil La Confusion des sentiments et autres récits. Pour la première fois, l’ordre chronologique de rédaction des textes a été respecté, ce qui permet de suivre l’évolution du style et des intérêts de l’auteur.

C’est à la fois instructif et émouvant de suivre ce fil d’écriture, du premier récit, Rêves oubliés, écrit à 19 ans, au dernier, devenu l’un des plus célèbres, au programme de baccalauréat de tant d’élèves, Le Joueur d’échecs, terminé à peine cinq mois avant le décès de l’auteur, en 1942.

Rêves oubliés était inédit en français tout comme Une Jeunesse gâchée ou Deux Solitudes. L’attention extrême aux déchirements même feutrés de l’âme, la concision qui fait tenir des vies en quelques pages, tout cela se trouve déjà dans les récits de l’adolescent. A l’autre bout de sa vie, Le Joueur d’échecs, sommet de son art de conteur. A lire ou relire ce texte, le gâchis de la mort prématurée de l’auteur s’impose avec une force renouvelée.

Pierre Deshusses évoque pour nous l’aventure de cette immersion dans l’œuvre de Stefan Zweig.

Samedi Culturel: V ous dites dans votre introduction que Stefan Zweig se lit avec bonheur et facilité en allemand mais que le traduire en français fait s’arracher les cheveux. Expliquez-nous.   Pierre Deshusses: Traduire Stefan Zweig, c’est s’apercevoir que l’allemand et le français ne se rejoignent pas toujours. C’est un phénomène linguistique assez étrange. Zweig en allemand se lit effectivement facilement et agréablement. Mais quand il s’agit de le traduire en français, on s’aperçoit que certaines choses ne passent pas. La luxuriance de son style, par exemple, qui est particulièrement riche comme un repas peut l’être. Par tradition littéraire et académique, le français résiste aux répétitions, préfère l’ellipse. Par exemple, Stefan Zweig n’hésite pas à écrire: «Elle sortit soudain précipitamment, dans un mouvement brusque, son porte-monnaie.» Ces répétitions ne gênent absolument pas un Stefan Zweig comme elles ne gênaient pas un Goethe. En français, elles ne passent pas. Il s’agit parfois d’élaguer, de dégraisser. ne relève pas encore du casse-tête.

Ce qui relève du casse-tête réside dans les très longues phrases de Zweig où la cohérence grammaticale n’est pas toujours au rendez-vous. Nous avons fait le choix de ne pas les couper, de respecter leur souffle. Mais certaines sont obscures, voire ahurissantes.

Par exemple?

Il écrit des phrases relatives qui ne se raccrochent à rien. Ou qui sont contradictoires, comme dans La Confusion des sentiments: «Je me précipitai dans le couloir éclairé et buttai sur une forme molle dans le noir.»

Comment est-ce possible?

Sans doute qu’il ne se relisait pas et qu’il n’était pas relu non plus par les correcteurs des maisons d’édition. Il est possible aussi qu’il écrivait en sténo comme le personnage principal de La Confusion des sentiments.

Mais ces erreurs ne rebutent pas en allemand?

Non, pas du tout. Aucun germanophone n’a jamais été défrisé en lisant Zweig! Moi-même comme lecteur je n’ai pas été arrêté par ces erreurs ou ces contradictions. Dans le mouvement de la lecture, on corrige d’emblée. On surfe sur Stefan Zweig et c’est très agréable.

Les traducteurs se retrouvent donc à corriger l’original?

Traduire Zweig tel qu’il a écrit reviendrait à le dénaturer. Les traducteurs de Zweig ont toujours veillé à corriger certaines phrases. Notre équipe a continué dans ce sens. Alzir Hella, son premier traducteur en français, dans les années 1920-1930, lissait plus que nous. Face à une difficulté, il la supprimait, il coupait les phrases trop longues.

Est-ce que Zweig aurait eu autant de succès s’il avait été traduit plus littéralement?

La traduction est toujours motivée par un désir, égoïste (se tester soi-même) ou altruiste comme celui de faire connaître un auteur dans une autre langue. A partir de là, les traducteurs ont envie de sauver l’écrivain et pas de l’enfoncer. C’est automatique, machinal. Zweig dirait que c’est machinalement inconscient. On essaye de faire au mieux pour lui.

C’est la première fois qu’un traducteur aborde les faiblesses de Stefan Zweig aussi directement, non?

Je tenais simplement à dire que Stefan Zweig n’est pas un grand styliste. Sa grandeur réside ailleurs, dans ce que Romain Rolland a tout de suite pointé, cette façon de suivre les anamorphoses, les circonvolutions des sentiments. Là, il est génial. D’autres auteurs entrent dans le domaine public en 2013, comme Robert Musil par exemple. Lui était un grand styliste. Il a été écrasé et il s’est enterré lui-même sous les 1700 pages de L’Homme sans qualités. Pourtant, il a écrit des textes brefs aussi. Mais je n’ai pas vu de projets de nouvelles traductions comme pour Zweig.

Chouchou du public dès ses premiers livres, on sent qu’il agace à cause de ce succès même.

Ses contemporains comme Hugo von Hofmannsthal lui reprochaient déjà des facilités. C’est la conscience de ce mélange d’exigence, de pertinence, de séduction et de facilités dans l’écriture de Zweig qui a soudé notre groupe de traducteurs et enrichi nos discussions.

Sigmund Freud et Stefan Zweig étaient amis. Quel a été le rôle du psychanalyste sur la vie et l’œuvre de l’écrivain?

Ils s’admiraient. Mais Zweig n’a pas attendu Freud si je puis dire. Tout se passe comme si l’écrivain avait eu l’intuition de la psychanalyse, sans la mettre en système mais en l’illustrant de façon littéraire, en l’inventant pour ainsi dire.

Quel est le récit le plus symptomatique?

Zweig s’en prend aux valeurs en cours dans la société autrichienne qui tolère la liberté sexuelle chez l’homme mais la réprime sévèrement chez la femme. La tension induite par cette double morale sera le berceau de la psychanalyse. L’écrivain désigne cette duplicité comme le ferment d’une crise inéluctable. Le malaise qui sourd de cette société viennoise trouve son accomplissement dans La Peur. Entre Irène, la femme volage qui commet un adultère, et son mari jaloux qui fomente une machination sans amour, on ne sait pas qui est le plus pitoyable.

Qu’est-ce qui explique le succès de Stefan Zweig jusqu’à aujourd’hui?

Il a pris d’emblée le parti des victimes, déployant une attention soutenue à l’échec, au poids du destin, à la fragilité de la vie. La raison profonde de l’engouement qu’il suscite auprès des lecteurs se situe là probablement. A cela s’ajoute son choix de la forme brève dans laquelle il excellait. Enfin, il a adopté une écriture classique, loin de toute expérimentation, qui n’exige pas de recadrage stylistique, même s’il était sensible à la modernité comme le prouvent ses rapports avec Freud, Joyce, Rilke. Tout ceci demeure pertinent aujourd’hui.

 

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