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psychanalyse de l’exclusion

02 Sep
Commentaire critique de Sarah Chiche paru dans LE CERCLE PSY mars 2012

On ne trouvera pas en ouverture de cet ouvrage sur la clinique psychanalytique de l’exclusion ces anecdotes déchirantes, où la description aussi minutieuse que complaisante des plaies luisantes d’un pied gangréné au bout d’un corps réduit tout entier à l’état de guenille, impressionne la rétine mais n’est pas nécessairement au service de l’élaboration. Certes, on le verra plus loin, ces portraits sont dans le livre – mais à leur juste place. Car ici, il ne s’agit pas de s’apitoyer ni de se laisser fasciner « devant des corps meurtris par l’exclusion, piège dans lequel trop de cliniciens tombent », mais bien de penser la façon dont l’exclusion et la précarisation affectent le rapport qu’un individu a à son corps, à son nom et à sa langue, de témoigner de pratiques de soin concrètes mais aussi de leurs limites, et de réfléchir sur les façons possibles de s’équiper psychiquement pour pouvoir accueillir et écouter d’où parlent les exclus ou les errants.

 

C’est un fait, l’exclu angoisse. Il exhibe ce que nous passons notre temps à cacher et met à nu tous les échafaudages précaires et fragiles qui constituent « la fabrique normative de nos identités ». Psychanalyste et anthropologue, maitre de conférence à l’Université Paris-Diderot et directeur de publication de la revue Psychologie Clinique, Olivier Douville prévient d’emblée, dans la préface de ce livre dont il a dirigé la publication, que l’affirmation selon laquelle il existerait « une catégorie supposée homogène d’exclus est une fiction », et qu’il n’y a pas un profil psychologique-type de l’exclu.

 

« Ne plus se reconnaître dans son nom » 

Ainsi, l’exclusion peut prendre la forme d’un exil où la perte et le sacrifice ressentis à quitter son pays d’origine n’ont pu se transformer en expérience et se transmettre en héritage. Dans certains cas, l’exilé en vient à jeter « par-dessus les bords de sa raison, de sa parole, un petit morceau de soi », il ne se reconnaît plus comme passeur de son nom ni même dans son nom. Olivier Douville cite le cas de ces ouvriers, souvent maghrébins, qui après un accident du travail, « ne se présentent plus qu’en emportant avec eux (ou contre eux) des dossiers d’expertise où […] leur nom ne devient plus que cette trace absurde qui circule sans eux, qui est débattue sans eux. » Mais aussi de tous ceux pour qui « dire et faire reconnaître son nom se résume à dire et faire reconnaître l’aspect en règle des papiers où le nom est écrit. » Réflexion à laquelle fait ensuite écho le texte de Marie Cousein et qui commence par un chiffre qui glace les sangs : en 2009, le rapport annuel de l’Agence des Nations-Unies pour les Réfugiés dénombre quelque quarante-trois millions de personnes déplacées de force. S’ensuit le récit du suivi psychothérapeutique en face à face, réalisé à Parcours d’exil, une association d’accompagnement thérapeutique de « demandeurs d’asile victimes de tortures », de Fatoumata, une patiente de 38 ans, torturée et violée dans son pays, puis « obligée de coucher pour pouvoir se loger correctement et pour manger », une fois en France. Tout en exhibant les traces de tortures, Fatoumata parle très peu, comme si ses cicatrices seules étaient en mesure de dire ce qui n’a pu s’inscrire et se parler autrement. Son corps est devenu un espace où « plaies physiques et psychiques peuvent jubiler et jouir mais aussi tenter de se penser/panser et ainsi protéger le sujet d’un effondrement psychique. » Si le texte de Marie Cousein est exemplaire, c’est aussi dans sa précision et son humilité. Il n’est pas de ceux où le clinicien se donne toujours le beau rôle et polit son cas clinique jusqu’à en faire un bijou ciselé. Marie Cousein ne fanfaronne pas, lorsqu’elle reconnaît avoir été dans un premier temps sidérée par le vécu en prison de sa patiente, « peut-être même un peu fascinée. Et si je connaissais le piège d’être happée, sidérée par l’horreur du trauma, il fut difficile de me dégager de cette position. » Elle déplie méticuleusement comment l’exil contraint peut raviver de douloureuses pertes antérieures – la première étant celle de la naissance, lorsque l’enfant quitte la chaleur du ventre maternel et comment, dans certaines configurations, des individus naguère torturés vont réintrojecter le sadisme dont ils ont été l’objet pour le transformer en masochisme. Ainsi de Fatoumata, envisageant tout ce qui lui est arrivé comme un décret du destin, organisé par un Autre terrible, auquel elle se soumet, en parlant d’elle comme d’un déchet « monté par des hommes ».

Comment penser la précarité psychique quand on ne sait même pas où une mère et son bébé vont pouvoir dormir le soir même ? 

Mais l’exclusion, ce peut-être aussi une mère que l’on désigne à la vindicte publique parce qu’elle n’affiche pas les signes extérieurs d’une maternité heureuse. Tout aussi instructif est donc l’article de C. Boukobza, B. Bernard, M. Mansouri et L. Quentin sur le travail en Unité d’Accueil Mères-Enfants de l’hôpital de Saint-Denis, où une équipe pluridisciplinaire accueille des mères et leur bébé en situation d’ exclusion, d’errance ou de grande précarité, pour les accompagner, par petits groupes, dans ce qui relève des soins maternels – l’important étant de ne jamais disqualifier ces femmes mais de mettre « des mots sur les faits du quotidien » et de les aider « à décrypter les demandes pour elles énigmatiques de l’enfant », de faire tiers dans des relations souvent duelles où l’enfant finit parfois par être vécu comme un persécuteur. Les auteurs rappellent que beaucoup des mères accueillies à l’unité viennent de pays où la grossesse et la maternité sont « vécues collectivement avec l’appui, le soutien du groupe. Elles n’ont pas appris à être mères toutes seules ». Mais comment pouvoir penser et panser ce qui relève de la précarité psychique quand l’équipe des soignants ne sait même pas où une mère et son enfant, parqué dans une poussette sur et sous laquelle est entassé tout ce qu’ils possèdent, vont pouvoir dormir le soir même ? Comment aider des personnes mises au ban du politique qui sans cesse se heurtent à l’impossibilité de pouvoir bénéficier de certaines aides sociales car elles sont injustement appelées « sans papiers » ? s’interrogent les auteurs. « Les travailleurs sociaux, sans doute rendus agressifs du fait de l’impuissance où ils se sentent à aider ces femmes, n’hésitent pas à dire : ‘« toutes les mêmes. Cet enfant, elles l’ont fait pour avoir les papiers, ou pour avoir un secours. » Justement, ces enfants, que deviendront-ils ? Bien sûr, l’équipe l’ignore mais se raccroche à une conviction : les lieux, les personnes, les objets qui composent l’Unité d’accueil constituent un espace stable et sécurisant. « La conviction de servir à quelque chose reste, malgré toutes les questions sans réponses qui nous occupent, une illusion nécessaire et opérante. »

« Quand on lui demande comment il va, il donne des nouvelles de son chien »

Si le texte de Marie-Claude Fourment-Aptekman sur les représentations de l’espace urbain et la structuration psychique des jeunes en situation de précarité et de violence est à première vue d’un abord plus ardu, il offre, de par sa densité, une réflexion sur la façon dont l’architecture construit les esprits. Comment, dans les grandes métropoles, les adolescents se réapproprient-ils la rue pour tracer les bords d’un monde interdit à ceux qui ne font pas partie du groupe ? L’auteur a rencontré une soixantaine d’adolescents de 15 à 18 ans, dans la ville de Fortaleza au Brésil et dont beaucoup viennent de la rue, auxquels elle a demandé de réaliser deux dessins : l’un de leur quartier avec les trajets qui s’y effectuent, l’autre d’un lieu idéal. Or, dit l’auteur, ce qui frappe dans ces dessins, c’est qu’ils sont désertés de toute vie : manque de présence humaine, absence de perspective, habitats relégués dans une petite partie supérieure de la feuille, le reste étant laissé au blanc, au vide, éléments agglutinés les uns aux autres comme des morceaux, sans continuité aucune (la mer ne touche pas la plage, les maisons sont dispersées), où rien n’accroche le regard. Ces phénomènes d’aplatissement, de condensation et de fragmentation se retrouvent surtout chez les filles du groupe, et témoigneraient, dit l’auteur, d’une difficulté majeure à « se situer comme corps dans un espace où [le jeune] ne semble avoir aucune prise, où il ne se sent en aucun cas un acteur : tout se ressemble, il n’y a personne, il n’y a pas de repères. » Si l’on aurait aimé trouver ici des développements plus poussés sur la sexuation et la différence des processus de subjectivation, d’identification et de désidentification à l’adolescence, le texte d’Olivier Douville et de Virginie Degorge, sur l’errance adolescente, prolonge et ouvre plus largement la réflexion, en nous emmenant du Mali au Bénin, du Brésil au Cambodge. Les descriptions de ces adolescents rencontrés par Olivier Douville sur les rives du Mékong sont stupéfiantes : « On voyait arriver sur les rives de ce fleuve des créatures, des sujets qui étaient pétris de l’énergie d’avoir été, disaient-ils, créés sans trouver la moindre assignation identitaire, et qui allaient déambulant le long de ces rives herbeuses comme en une procession funambulesque ralentie et indévidable. Livides, en haillons, couverts de boues, hérissés de carcasses d’animaux et de plumes, des écailles de poissons collées à leurs visages, oblitérant les yeux [… ] A d’autres moments l’un épuisait sa marche au milieu de nous – pas encore face à nous. On le rencontrait alors, du moins on l’entourait, mais passés les premiers temps de bonjour et d’accueil, nous ne savions plus vraiment ni avec qui nous étions ni qui nous étions. »

Les auteurs font ici deux paris : d’une part, aborder les adolescents errants « comme s’ils avaient tout de même éprouvé la capacité d’avoir élu domicile là où ils sont ». Rien de plus difficile, car lorsque ces adolescents s’adressent au clinicien ou qu’ils sont signalés par d’autres errants, ils sont « au bout du rouleau » et on ne voit plus que tout ce qui leur manque ; d’autre part, ne pas envisager leur errance sous l’angle du déficitaire (non-lieu, non représentation, non-sens). Car, insistent-ils, cette errance peut avoir une fonction, venir en réponse à « une menace », une « angoisse irreprésentable ». Souvent aussi, la vie psychique de l’errant peut se faire en binôme. Ce peut être un errant qui prend soin d’un autre errant qu’il juge plus mal en point que lui ou un errant qui ne se sépare jamais d’un animal qui devient, en quelque sorte, la partie saine de son moi – comme ce jeune rencontré à Rennes dont le corps était laissé à l’abandon mais dont le chien aurait pu concourir dans un concours canin et qui, lorsqu’on lui demandait « Comment ça va ? », donnait des nouvelles de son chien. « C’était ça, sa carte de visite dans le monde. Lui dire  »bon, écoutez, assez parlé de votre chien », reviendrait alors à dire « vous n’avez aucune dignité, vous n’êtes que cette espèce de corps, déchet puant dégueulasse…

 

» Quand la rue n’est plus un point d’horreur fixe ou un idéal dont on aurait la nostalgie

La deuxième partie de l’ouvrage examine les réponses institutionnelles possibles et leurs impasses. Michèle Benhaïm revient sur la possibilité à faire d’une rencontre avec le clinicien, le point d’un sauvetage, si infime soit-il, du corps et de l’esprit. D’abord en allant, par le travail de rue et en prenant l’initiative du transfert, à la rencontre de l’autre. Ensuite, en supportant, contenant et étayant l’affolement d’un sujet qui était à la rue et se trouve soudain « déplacé » car mis à l’abri. Enfin, en accueillant, la demande de psychothérapies formulée par certains, qui veulent questionner la rue, qui n’est plus alors « un point d’horreur fixe ou, à l’inverse, un point d’idéal dont on aurait la nostalgie ». Olivier Douville examine ensuite comment se fabrique un paria et pourquoi ces patients rendent notre rapport à notre corps propre soudain honteux, « embarrassant, gênant, peu supportable ». Comment travailler avec la haine qui peut surgir chez les patients et chez les soignants au sein d’une institution dont le credo est le caritatif ? Jean-Paul Mouras revient longuement sur la spécificité de la clinique des addictions. Pourquoi certains exclus en viennent-ils à se détruire pour survivre ? Quelle fonction le produit, la drogue, joue-t-elle dans leur économie psychique ? Se dessine en creux, un plaidoyer pour une transformation de la psychanalyse : « La psychanalyse ne fait plus rêver », dit-il. Le psychanalyste, plutôt que de « se chercher une légitimité », doit « revenir à ce qui a été de plus anormal en lui, sa demande d’analyse. Pas une demande pour devenir analyste, mais une demande d’élaboration, de mise à jour des failles qui le constituent. Alors, il comprendra que le toxicomane est à la fois celui à qui ne s’applique pas la psychanalyse, mais en même temps celui qui, si on l’applique, met en évidence, plus que dans toute autre pathologie, ses incohérences et ses points faibles. » Enfin, Sylvie Quesemand-Zucca rappelle que la philosophe Hannah Arendt avait la première souligné, s’agissant des apatrides : « Être fondamentalement privé des droits de l’homme, c’est d’abord et avant tout être privé d’une place dans le monde qui donne de l’importance aux opinions et rende les actions significatives. » Or, constate Sylvie Quesemand-Zucca, l’engorgement actuel des structures d’accueil initialement créées pour faire face à des situations d’urgence, nécessite d’imaginer des structures pour le court, le moyen et le long terme. La psychiatre propose la création de petites unités de quartier, regroupant au maximum une quinzaine de personnes hébergées, et comprenant un local collectif, des chambres et des lieux d’échanges (ateliers d’écriture, théâtre, bricolage, ergothérapie…). Tous les auteurs de cet ouvrage ont une expérience de terrain confirmée dans le domaine du soin, de la recherche ou dans l’invention de dispositifs institutionnels ou de l’accompagnement d’équipe et appartiennent à des écoles psychanalytiques variées – ce qui permet d’éviter l’écueil d’un abord monolithique de la question. L’ensemble s’adresse prioritairement aux acteurs du soin et de l’accompagnement social mais est suffisamment clair, pédagogique et plaisant à lire pour intéresser le grand public. Pour un peu, on en prescrirait même la lecture à nos candidats à l’élection présidentielle…

 
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Publié par le septembre 2, 2012 dans Uncategorized

 

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