oui quoiqu’en pense Emmanuel Todd, la lutte des classes n’est pas une spécificité française, c’est pourquoi il faut plus que jamais penser global et agir local…Le Chili dont toute la phase actuelle semble partie nous crie malgré trente ans d’éteignoir et une répression féroce: « un peuple uni ne sera jamais vaincu.(note de danielle Bleitrach)

Depuis le 18 octobre 2019, une large mobilisation populaire secoue le Chili et ébranle les fondements du régime politique tout en remettant en question le modèle économique néolibéral hérité de la dictature de Pinochet.
Malgré quelques annonces et une ouverture liée à la mise en place graduelle d’un processus constituant, jusqu’à maintenant le gouvernent de droite du président Sebastián Piñera a répondu à ces mobilisations principalement par l’usage de la force. Malgré quatre missions internationales d’observation qui ont formulé des recommandations, la répression et les violations de droits de la personne continuent. C’est pourquoi une mission d’observation québécoise a été mise sur pied pour évaluer la situation sur le terrain du 18 au 27 janvier 2020.
Depuis le 18 octobre, on compte près de 30 morts, plus de 25 000 arrestations et des milliers de cas de détention provisoire et autres mesures préventives (interdiction d’accéder à certains lieux ou de quitter le territoire national). Dans son dernier rapport, l’Institut national des droits humains (INDH) dit avoir pu observer 3649 cas de blessure dans les hôpitaux et les centres de santé, incluant 269 mineurs.
Le rapport de l’INDH recense également 405 blessures oculaires, dont 33 éborgnements, ainsi que 842 cas d’usage excessif de la force en détention, 191 cas de violence sexuelle et 45 cas de torture. La majorité des cas est concentrée dans la région métropolitaine de Santiago, mais on en trouve dans l’ensemble du territoire national.
Ces chiffres indiquent une répression massive et brutale. Sans être nécessairement le produit d’une politique délibérée, elle n’en demeure pas moins systématique en ce sens qu’elle reflète des patrons récurrents que l’on retrouve du nord au sud du Chili. On est ici très loin de quelques policiers qui auraient réagi de façon disproportionnée ou qui auraient « dérapé ». Et pourtant, il ne s’agit que de la pointe de l’iceberg.
En effet, les chiffres publiés par l’INDH dépendent de ce que peut observer le personnel de l’Institut. En d’autres termes, ce qui n’est pas observé n’est pas recensé. Or, l’INDH a des ressources très limitées, et dans la plupart des villes son personnel se limite à une poignée de personnes qui doivent à elles seules couvrir les manifestations, les commissariats de police, les hôpitaux et les centres de détention.
De plus, des réseaux d’avocates spécialisées en droits de la personne ont souligné que beaucoup d’arrestations policières n’étaient pas enregistrées. Il n’y a tout simplement aucun registre formel. Enfin, il arrive que des personnes blessées dans le cadre d’affrontements avec la police soient traitées informellement pour éviter d’être arrêtées dans les hôpitaux. L’ampleur réelle de la répression est donc largement sous-estimée.
Onde de choc
Au-delà des victimes elles-mêmes, il y a les personnes qui les entourent et qui font l’expérience d’un effet de ricochet. Par exemple, lorsque notre mission recueillait des témoignages et des informations dans la ville portuaire de Valparaíso, nous avons rencontré Matías Orellana, un jeune enseignant d’éducation physique éborgné par une grenade lacrymogène de la police. Sa vie a chaviré, mais aussi celle de ses amis. Certains qui vivaient ailleurs et qui étaient venus pour les fêtes de fin d’année ont décidé de changer leurs plans pour rester à Valparaíso et l’appuyer.
À Valparaíso, nous avons aussi rencontré Matías Yañez, un jeune de 16 ans, qui, le 20 janvier, a été détenu par quatre policiers qui l’ont violemment battu, jusqu’à lui casser la mâchoire, et l’ont menacé de le jeter à la mer pour qu’il se noie.
Dans un registre similaire, nous avons recueilli le témoignage de la mère et du frère de Nicolás Ríos Verdugo, 20 ans, qui a été arrêté au centre-ville de Santiago le 11 janvier dernier. Battu et menacé de torture et de viol, il est maintenant en détention préventive pour 60 jours. L’arrestation de Nicolás a été filmée par une passante. Sa famille pense que, si ça n’avait pas été le cas, il serait maintenant un détenu-disparu.
Lorsqu’elle nous racontait ce qui était arrivé à son fils, la mère de Nicolás avait le souffle coupé, le regard fuyant, s’arrêtant au beau milieu d’une phrase en retenant ses larmes et demandant à son autre fils de parler à sa place, car elle ne s’en sentait pas la force. Lorsque nous avons fini de recueillir son témoignage, elle nous a serrés dans ses bras, un par un, en nous remerciant et nous demandant de parler de son fils, de faire en sorte que son cas ne soit pas totalement invisibilisé par le gouvernement.
Bien qu’il soit vécu différemment, le traumatisme de la répression est partagé par les proches et se répand dans la société à travers les liens affectifs et sociaux. Pour une personne emprisonnée, battue, abusée, violée, torturée, combien d’autres tremblent-elles ? C’est là que se joue l’intimidation, la peur, voire la terreur, que génère la répression et dont le gouvernement espère qu’elle aura un effet dissuasif sur la population.
C’est pourquoi l’onde de choc que représente la répression va bien au-delà des statistiques. Il faut aussi l’appréhender qualitativement et ne pas se laisser enfermer dans une bataille de chiffres, d’autant plus que la logique des chiffres suppose implicitement qu’un certain seuil de répression est acceptable en démocratie. Or, un seul cas est déjà un cas de trop.
La défense des droits de la personne passe d’abord et avant tout par le rejet de toute banalisation et normalisation de la répression.