Certains d’entre vous ont vu avant hier sur arte l’histoire des archives secrètes de Varsovie, rien ne restitue la puissance de l’image, en particulier celles tournées par les nazis pour humilier le peuple juif, mais ce qui m’intéresse est la démarche historique tant elle est proche de ce à quoi j’aspire aujourd’hui à partir de ce que je baptise mes mémoires mais qui concerne aussi les orientations de ce blog. La démarche que décrit ce film celle d’Emanuel Ringelblum va bien au-delà du ghetto de l’histoire des Juifs. Partisan d’une histoire engagée, écrite avec et pour ce qu’il considérait comme son peuple, mais qui ne pouvait trouver sa justification que dans l’archive, Emanuel Ringelblum est un grand historien et sa démarche inspire une conception de l’engagement qui a toujours été la mienne.
le fait que j’ai été une enfant gibier du temps de l’occupation nazie joue incontestablement un rôle dans mon adhésion à cette démarche, je ne l’ai pas demandé mais dès ma naissance en 1938 on m’a désignée à la mort, j’étais juive et je ne l’ai jamais oublié, j’étais une nuisible, une sorte de cafard qu’il fallait écraser au berceau parce que j’appartenais à une peuple maudit de toute éternité. Ceux qui aujourd’hui tentent de me convaincre qu’il n’y a pas de peuple juif se heurtent à ce fait constituitif de mon être. Je suis désormais convaincue qu’il n’y a pas de’ plus grand malheur pour un juif que de renier son appartenance. C’est très compliqué à expliquer parce que dans le fond rien ne m’irrite plus que certains nationalistes juifs qui revendiquent le droit à l’inhumanité sous prétexte qu’ils ont subi la Shoah et qui n’en ont tiré aucune leçon au contraire. Non cette appartenance ressemble plutôt à ce que décrit brecht quand il explique qu’il n’a pas une particulière estime pour le genre humain, mais qu’il ne s’intéresse qu’aux êtres humains. Sans doute parce que tout ce qui l’intéresse son art en particulier n’a de sens que si l’humanité existe. Mon appartenance a été une manière originale de comprendre l’histoire de l’humanité.
J’ai dit que ce qui rapprochait les Juifs et les Chinois c’était la conviction que la réussite du présent passait par une manière de s’approprier les origines et c’est là que la démarche sur les archives du Ghetto du film sur Arte m’intéresse au plus haut point.
Disons que ces archives dont j’ai pu voir quelques fagments au musée d’histoire du ghetto de Varsovie est aussi un livre celui de Samuel D. Kassov il raconte l’ histoire d’une « société sacrée » secrète, l’Oyneg Shabes en yiddish, l’Oneg Shabat en hébreu « allégresse du shabbat », qui, sous la houlette d’Emanuel Ringelblum, chroniqua la vie juive du ghetto de Varsovie sous l’occupation allemande. Ces archives furent enterrées, exhumées en partie en 1946 et 1950 grâce à l’opiniâtreté d’une des trois survivants de ce groupe de résistants, Rachel Auerbach. Emanuel Ringelblum 1900-1944 était un militant du parti ouvrier sioniste de gauche, le Linke Poale Tsion, et un historien qui s’enthousiasma quand le Yivo, institution scientifique yiddish, fut créée, en 1926. Il fut un ardent promoteur du « Zamlung », de la collecte de matériaux, permettant l’étude de la langue, des traditions populaires, etc. et l’écriture de l’histoire des gens ordinaires. Le 20 novembre 1940, dans le ghetto de Varsovie fermé par une muraille, Ringelblum organisa une cellule de résistance unique au monde, « une bande de camarades », composée d’enseignants, de rabbins, de chercheurs, d’écrivains, d’hommes d’affaires, de jeunes gens idéalistes, de toutes les sensibilités politiques, écrivant en yiddish, mais aussi en hébreu et en polonais, réunis dans une entreprise collective et clandestine vouée à l’histoire. L’enquête orale, le concours d’écriture, les rédactions des enfants, la collecte des traces matérielles, jusqu’aux emballages, devaient permettre d’écrire sur des sujets aussi variés que les relations entre les Juifs et les Polonais, les moeurs dissolues dans le ghetto, la corruption, la police juive ou la façon dont les enfants imaginaient l’après-guerre.
J’ai sans doute hérité de la manière dont j’ai été une enfant gibier d’un peuple marqué par le livre ce goût de l’Histoire, la violence qui m’anime à l’idée que l’on accepte de tronquer ce que je suis, pas seulement en tant que juive, mais en tant que communiste ce que j’ai été. Le communisme ça a été pour moi la délivrance de ce cauchemar enfantin. C’est la magnifique épopée de ceux qui m’ont sauvée, et plus encore ont accepté de partager mon sort alors que rien ne les y obligeait. Ce n’est pas un hasard si à l’âge de 20 ans je suis tombée amoureuse d’un héros de la résistance, torturé par les nazis, et déporté à Dachau, si j’ai partagé sa vie durant 25ans. ce communisme là je ne finirai pas d’en parler, de lui et tout ce qu’il a produit de bon à la Libération. mais il y a plus, il y a une conception de l’histoire, celle des petits, des humbles.
Il y a un autre grand livre qui m’a marquée celui de james Agee et Walker Evans; Louons maintenant les grands hommes. Walker Evans est un photographe quasi inconnu ; il deviendra l’un des plus grands noms de la photographie américaine. James Agee est un jeune intellectuel issu d’Harvard qui cherche sa voie entre écriture et journalisme. Les deux jeunes reporteurs vont passer six semaines dans le Sud et partager la vie quotidienne de trois familles de fermiers blancs d’Alabama.
Après ce séjour, Agee écrit ce qu’il considère alors comme le simple prologue d’une oeuvre beaucoup plus vaste, un mémorial dédié à la vie de ces trois familles de métayers du Sud. Une épopée de la vie quotidienne dans l’Amérique de la crise. C’est un reportage et une prière, un document sur la misère américaine, et une leçon de choses des plus classiques qui va jusqu’à énumérer la liste des objets présents sur la table de la salle à manger et jusqu’à la texture de la toile cirée et de ses marques d’usure… C’est une encyclopédie de la vie matérielle et un traité de survie en situation hostile ; une illustration comme en donnent lieu les vies de saints, un monument dressé à la mémoire des gens simples. C’est une épopée écrite pour être lue à haute voix et un opéra dissonant composé pour des instruments de la vie paysanne.
Louons maintenant les grands hommes transgresse les simples lois du journalisme (il sera d’ailleurs refusé par le magazine Life qui l’avait commandé). James Agee s’est immergé dans le milieu qu’il voulait étudier et il l’a constitué en un véritable sujet mythique. De la vie de ces métayers du Sud, il n’a pas rapporté d’anecdotes frappantes, mais, pour reprendre l’expression d’Adorno, des récits de la « vie mutilée ».
Ce n’est sans doute pas un hasard si tout cela se réveille, tandis qu’en France et dans le monde éclatent des jacqueries et que je constate l’incapacité de ceux qui furent les communistes à mordre sur cette réalité, cette classe ouvrière qui, selon eu n’existe plus, ils l’ont délaissée pour les bobos qui s’amusent à contrefaire l’histoire au nom de médiocres valeurs, des droits de l’homme qui ignorent le vieillard SDF en train d’agoniser devant eux… Ce peuple qui n’a plus de boussole, plus d’avant garde… Devant cette incapacité à partager, à comprendre, je hais ce qu’on a fait des miens…
le communisme ça été pour moi comme dans le cas des archives de varsovie, une manière d’unir l’épopée à celle des vies mutilées, par les mots, par les photographies, les films.
J’ai compris à mon retour de Hongrie que je ne pouvais plus me mêler de ce parti communiste tel qu’il était devenu. Je n’ai plus rien de commun avec certains de ses membres. Il y a en moi des sentiments qui ne débouchent sur rien, du mépris, de la haine pour certains qu’à tort ou à raison je considère comme des liquidateurs, des négationnistes de tout ce à quoi je suis attachée. Des négationnistes immondes de ce que nous avons été, mais aussi de tout ce qui se passe dans le monde et qui se rattache à l’épopée du XXe siècle. Ces gens agissent ainsi même pas par conviction, non parce que l’UE leur donne du fric pour jouer les touristes de luxe. Il sont surperficiels et stupides, incultes, les cotoyer, me heurter encore et toujours au pouvoir de censure qu’ils exercent sur tout ce qui se publie en matière de presse communiste, m’est insupportable, vingt ans que cela dure, il me reste peu de temps je ne veux pas le perdre. ils sont si nombreux à s’acharner sur cet agonisant qu’est le PCF, les liquidateurs mais aussi les groupuscules et leur gourous. Je vis un mauvais rêve, je me demande quand et comment me réveiller…
Voilà quand on pense cela, quand on ressent cette colère, il est inutile de continuer, je ne suis d’aucune aide et je ne veux pas causer du tort à la poignée de héros qui tentent de » sauver ce qui peut l’être dans le présent. Je suis bien consciente de l’enjeu, de la manière dont ce qui ont voulu oublier sont en train de revivre, mais je suis dans l’incapacité d’agir.
En revanche, je peux continuer à accumuler du matériau sur ce que j’estime la réalité de mon peuple adoptif, les communistes et je le ferai sur ce blog, je continuerai à publier des voix du monde entier, mais aussi en travaillant sur mes archives personnelles, une démarche que j’expose ici. Au point où j’en suis je pense ne même pas confier mes manuscrits à un éditeur. peut-être les éditerais-je moi même à une centaine d’exemplaires, en contrôlant la mise en page, l’iconographie.
danielle Bleitrach