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Quelque part en Europe, cela s’est passé comme ça… De 1919 à 1989 en passant par 1956

10 Jan

En 1956, dans le magazine Paris Match, je vois une photographie, celle de communistes hongrois dont les cadavres sont accrochés à des crocs de boucher.  J’ai 18 ans, j’envoie par la poste mon adhésion au parti communiste français, tandis que les foules françaises, chauffées à blanc, tentent d’en prendre d’assaut les sièges. Les adhésions à contre-courant comme la mienne sont saluées à la une de l’Humanité, ce sont les  « adhésions du courage ».

Quelque part en Europe en 1949: « je vous en prie, je vous en prie, qu’on le pende! »

Peu avant ces événements, dans le cadre de mes études d’histoire, j’avais découvert Béla Kun et la République des Conseils. En mars 1919, des prisonniers des Bolcheviques, de retour en Hongrie fondent la République des Conseils, j’ai frémis en lisant leur courte et héroïque histoire… Il y a eu aussi ce film vu dans ma quinzième année, en 1953,  « Quelque part en Europe ». Produit par le Parti Communiste dans la Hongrie socialiste au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale.. Quelque part en Europe : Printemps 1945… C’est la fin de la guerre dans ce pays d’Europe Centrale. Il ne reste que des ruines. De pauvres gosses errent sur les routes. Ce sont des orphelins qui ont perdu leurs parents dans les bombardements, les massacres, des enfants de prisonniers, des pensionnaires échappés d’une maison de correction anéantie… Ils sont affamés, sans abri, et forment un troupeau lamentable dont le jeu est celui de la survie. Ils attaquent des fermes pour se nourrir, ils volent, ils pillent. Une amitié naît entre eux, source de force, les adultes sont devenus leurs ennemis et ils se vengent d’être abandonnés, ils font d’un château en ruines leur territoire… Là vit un musicien lui aussi victime de la guerre… Le plus jeune des enfants qui a un visage d’ange, prie doucement « je vous en prie, je vous en prie, pendons-le… » Il les apprivoise, leur explique un autre monde et il égrène sur son piano les notes de la Marseillaise…

Il y avait en Europe centrale 50.000 enfants abandonnés qui erraient et auquel le socialisme a donné un métier, une formation…

Depuis ma naissance en 1938, cette même guerre avait fait de moi du gibier juif, une enfant ébranlée par les peurs de ses parents autant que par les mugissements des alertes et les lueurs d’incendie des bombardements. D’où cette adhésion à contre courant en 1956, parce que quelque part en Europe des communistes étaient pendus. L’enfant que j’avais été, imaginait aisément que les troupes de l’amiral Horthy étaient revenues pour en finir avec Béla Kun et ses compagnons.

L’orphelin du film  suppliait : c’était eux ou lui. Il savait que dans une barricade il n’y a que deux côtés, ou on était avec lui ou contre lui et il fallait tuer avant qu’on ne vous tue. C’était la réalité de ce temps-là.

Voici ce que j’ai écrit comme introduction à un article qui doit être publié en mars en Hongrie dans un ouvrage collectif sur la République des Conseils qui a débuté en mars 1919 et a terminé en juillet de la même année sous l’assaut des Roumains annonçant celui des troupes fascistes de l’amiral Horthy… une première qui préfigurait Hitler, tant communistes et juifs en furent les victimes… j’y analyse en particulier la nationalisation du cinéma et la manière dont en 133 jours il produisit 31 films.

Je ne publie pas cet article pour que cela ne serve pas de prétexte au refus de publication français communiste bien que celui qui sera peut-être publié dans une revue du parti soit déjà passé de 30.000 à 13.000 signes et n’ait plus grand chose à voir avec l’original. Cette réduction de signes permet de supprimer toute réflexion-témoignage, mais il en reste encore quelques traces et j’ai le fol espoir de pouvoir encore transmettre ce qui poussait des intellectuels à une ascèse, une autocritique pour traquer toute trace d’irrationnel dans leur écriture. Plus jamais ça disaient-ils, j’ai tenté de faire revivre Balazs, le grand théoricien marxiste du cinéma et Lukacs dont aujourd’hui on disperse la bibliothèque à Budapest… A qui  puis-je raconter cela? Est-ce que les communistes d’aujourd’hui peuvent être dépositaires des conditions réelles de l’épopée? Ils ont tant de peine à reprendre pied dans la colère qui soulève un peuple aussi abandonné que les enfants de jadis… Mais il s’avère que les conditions de la censure sont pires dans la France de 2019 que dans celle de la Hongrie dont le pouvoir vire au fascisme, et cela tient seulement à la politique des communistes ici et là-bas… Nous sommes à deux doigts de l’asphyxie intellectuelle sur laquelle prospèrent de véritables fascistes parce qu’ils ont l’audace… pour mieux dévoyer… nos silences.

J’ai écrit cette introduction en Hongrie durant les fêtes du Nouvel an.  L’ensemble de l’article s’élevait contre la manière dont on laissait croire qu’un intellectuel comme Lukacs était passé d’une foi messianique et apocalyptique d’avant la guerre de 1914-1918 à la « conversion communiste », je tentais de montrer à quel point c’était un choix matérialiste à partir de l’expérience de deux guerres… Et j’ai ajouté une dernière expérience en Hongrie, celle de 1989:

Hier, j’ai proposé à mes camarades hongrois de supprimer le témoignage de l’introduction, sur mon adhésion en 1956. je sais en effet que certains trotskistes qui participent à l’écriture de ce livre considèrent que 1956 n’a pas été une contre-révolution, enfin pas en totalité… Mes camarades hongrois ont protesté, nous tenons à ce témoignage, il fait partie de la réalité de notre histoire… Dans le corps de l’article hongrois, il y a un autre témoignage, celui de 1989, que la version française ne publiera pas si elle voit jamais le jour, ce qui reste étant encore trop iconoclaste pour le PCF de 2019.

1989, la parabole se serait refermée

Au début de mai 1989, le gouvernement hongrois organisa à Budapest une rencontre de tous les partis de gauche du parlement européen. J’y représentais le PCF. Dès l’ouverture de la séance, la déléguée du Parti Communiste Italien – arrivé au stade où l’eurocommunisme, après avoir proclamé que la parabole ouverte par la Révolution d’octobre s’était refermée à jamais, s’apprêtait à prendre la place d’un parti socialiste déconsidéré-  s’était insurgée contre la présence d’une délégation de l’Union soviétique, cette « puissance barbare et asiatique » n’ayant selon elle rien à faire en Europe démocratique. Nous étions à la veille des événements de Tian An Men, c’était la veille du 4 mai, et le représentant russe ne nous avait pas caché qu’il se rendait en Chine pour y porter la bonne parole gorbatchévienne. Toute la conférence a témoigné de l’entente entre nos hôtes hongrois, l’italienne et cette délégation russe, je n’ose dire soviétique. Un délégué bulgare, et surtout celui de la RDA, un luthérien foudroyé par le constat qu’il représentait un peuple que l’on pouvait vendre pour un plat de lentilles [1] et même mon interprète hongrois me firent part de leurs alarmes sur la nature de ce qui se tramait.

L’effondrement de l’URSS, la fin du socialisme en Europe autour de 1991, n’ont  pas été présentés aux peuples comme une restauration du capitalisme, mais comme une critique des déformations du socialisme, critique qui prétendait s’opérer en reprenant pied dans l’histoire révolutionnaire nationale, celle qui devait permettre de concilier les acquis prolétariens avec les aspirations libérales.

En 1989, l’initiative de cette conférence participait de cela. Idéologiquement y était dénoncée l’idée d’un camp socialiste, ce qui aurait abouti au fait que dans le socialisme imposé comme un châtiment toutes les expériences socialistes, non étatiques et autogestionnaires avaient été noyées dans l’uniformité et sacrifiées à la  « déformation » stalinienne [2].

En 1989, c’était le temps des illusions : une gauche européenne allait refaire l’histoire, on allait voir ce qu’on allait voir, enfin pas encore au parti communiste français mais bientôt au Congrès de Martigues, il allait mettre les bouchées doubles… et aller jusqu’à l’effacement… Un Congrès extraordinaire en 2019, le communisme français a un pied posé dans une porte qui risque de se refermer à jamais. Les conditions ne sont ni celles de 1919, ni 1949, ni 1953, ni 1956 et surtout pas celles de 1989, mais ce qu’on oublie on est condamné à le revivre…

Hier, bouter l’armée rouge alors même qu’elle est déjà en train d’évacuer l’Europe centrale après le démantèlement du pacte de Varsovie, apportera àl’ubuesque et inquiétant Orban la gloire de l’intransigeance nationaliste sur laquelle il fonde son régime. Encore une fois la Hongrie est un laboratoire.

Hier, la gauche européenne adopte les mêmes politiques que la droite, partout les sociaux-démocrates sont désavoués,  et les communistes quand ils existent encore en sont réduits à multiplier les confessions de leurs erreurs et à s’accrocher au caractère « moral » des revendications libérales, voire au « véritable » communisme, celui qui n’a jamais existé nulle part : l’angelus novus de Walter Benjamin ou l’ange de l’Histoire, qui avance à reculons sans pouvoir s’arrêter, en tentant de ramasser les vaincus, d’en recueillir les aspirations inassouvies.

Nous sommes sans doute entrés, au début janvier 2019 quand j’écris ces lignes, dans la fin des illusions sur ce que l’on pouvait espérer de ce qui se mettait en place en 1989.

2019, qui peut encore croire à la « perspective » qui a prétendu être ouverte en 1989 ? Partout, éclatent des jacqueries, un prolétariat dans les cordes et des classes moyennes dont les enfants savent qu’ils vivront moins bien que leurs parents, des colères comme celles des gilets jaunes en France, auxquelles font défaut les objectifs politiques. Nous n’en finirions pas d’énumérer les changements intervenus dans le monde, les USA de Trump face à la Chine dirigée par un parti communiste. Nous entrons dans une nouvelle ère. Poser de bonnes questions est alors plus utile que de prétendre apporter des réponses.

A défaut d’être publié dans son intégralité, ce témoignage sera le début d’un chapitre de mes mémoires, je sais que j’ai vécu d’autres temps qui ne reviendront plus sous cette forme, le temps de l’épopée où des chevaliers qui avançaient avec un grand drapeau rouge représentaient l’espérance d’une humanité réconciliée avec elle-même, s’y mêlaient en foule enfants apeurés, prolétaires si forts et artistes sans le moindre narcissisme, un monde dont personne n’a idée…

Danielle Bleitrach

[1] J’ai également représenté le parti aux festivités organisées par le parti travailliste  de l’île 2 et 3 décembre 1989 en marge de ce qui se tramait entre Gorbatchev et Bush sur un navire de guerre secoué par la tempête et qui n’était autre que cette cession de la RDA, la fin du pacte de Varsovie. Le Mur de Berlin cesse d’être une frontière étanche entre les parties Est et Ouest de la ville au soir du 9 novembre 1989. En mai 1989, tout était déjà consommé et tout ceux qui étaient là ne pouvaient ignorer que les Russes, considérés comme d’excellents joueurs d’échec étaient en train de céder leur « Reine » et d’en finir avec le pacte de Varsovie sans autre chose que de vagues garanties verbales sur la fin parallèle de l’OTAN. Sur ce dernier point aussi en 2019, les illusions sont tombées sur l’ère de paix… .

[2] Dans la Pologne voisine, après avoir été utilisée à Gdansk, la classe ouvrière défaite va être jetée au chômage, on fermera les chantiers et de là, elle disparaitra dans les poubelles de l’histoire, que « le ministère  de la vérité » s’emploie à réécrire aujourd’hui en Pologne.

 

 

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Une réponse à “Quelque part en Europe, cela s’est passé comme ça… De 1919 à 1989 en passant par 1956

  1. Rhodine

    janvier 10, 2019 at 5:10

    Un peu plus à l’est mais aussi interessant : https://fr.rbth.com/histoire/80749-urss-role-revolution-afghanistan

     

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