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« De l’errance au droit de cité »

17 Oct
 [1]

Intervention d’Olivier Douville lors du colloque :

Des « Laissés pour compte » ? À la rencontre des personnes les plus fragilisées

Centre de référence en santé Mentale, asbl – Namur, Belgique, Octobre 2017

Olivier Douville, psychologue clinicien et psychanalyste français, est doté d’une formation solide en anthropologie. Il est Maître de conférences en psychologie à l’Université Paris-Ouest Nanterre et membre du laboratoire CRPMS de l’Université Paris DiderotIl dirige la revue « Psychologie Clinique ». Il s’intéresse à de nombreuses thématiques telles que la psychose, l’exclusion et l’errance dont nous allons notamment parler aujourd’hui mais aussi l’adolescence et les victimes de guerre. Il a écrit et contribué à de nombreux ouvrages tels que « Les cliniques psychanalytiques de l’exclusion », Paris, Dunod (2012) ; « Figures de l’Autre. Pour une anthropologie clinique », Paris, Dunod, (2014) ; « Guerres et Traumas », Paris, Dunod, 2016.

Nous l’avons invité pour qu’il nous aide à mieux comprendre et à mieux nous situer dans la lecture de ces situations d’exclusion et d’errance.

O. Douville :

Mon intervention s’appuiera aussi sur mon expérience de clinicien. Je travaille à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard dans le département 93, où je m’associe au travail d’une équipe « psychiatrie-précarité » avec des équipes mobiles. J’ai également travaillé avec le SAMU social de Paris et la maraude « psy ». Cela m’a fait rencontrer beaucoup de gens en grande souffrance psychique parfois en « folie » – ce terme extrêmement équivoque – qui vivaient à la rue. De même, j’ai rencontré dans le cadre de mon travail avec le SAMU social des adolescents en errance, fuyant des conditions sociales, familiales voir politiques, des adolescents sous les guerres, en Afrique… Voilà pour préciser le travail que je fais, bien sûr dans des équipes, avec ce qu’on appelle des « laissés pour compte ».

La clinique et le politique au cœur du métier de soignant

Assez souvent, on parle d’ « exclus ». On ne sait pas trop ce que veut dire « exclus ». « Exclus » du travail, « exclus » de la famille, « exclus » du soin. Le terme « laissés pour compte » suppose un individu qui ne peut pas être comptabilisé dans les procédures d’évaluation, dans les procédures de soin. Ça veut dire « pas pris en compte », « pas comptabilisé ». Ça nous pousse aussi à inventer des dispositifs en dehors de cette espèce de silence que crée l’anonymat des murs des asiles. L’invention, pas la création – ce n’est pas fulgurant -, c’est ce que nous défendons dans les dispositifs qui consistent à créer des lieux d’accueil, de parole, des mouvements « d’aller vers… ». L’invention fait se croiser immanquablement ce qui au demeurant n’est qu’artificiellement disjoint, la clinique et le politique. Il ne s’agit pas seulement, quoique cela soit une ambition considérable, pour les « laissés pour compte » d’avoir un « droit de cité » sans leur demander des performances, correspondant par exemple à un éthos de forcené, ou comme vous l’avez dit de la « responsabilité ». C’est aussi nos actions de terrain, nos dispositifs, notre position soignante, notre position accompagnante, pas simplement notre compétence mais notre désir qui doit avoir « droit de cité ». Il ne s’agit pas simplement de s’occuper des « pauvres exclus » parce que si cela se passe comme ça, avec de la pitié et de la compassion, il faut tout de suite changer de métier. On peut être gardien de cimetière par exemple… Mais il est important que nos propres actions aient un droit de cité. Ces mots-là peuvent nous sembler abstraits, fonctionner comme des slogans dont nous avons besoin pour manifester, faire des manifestes ou se promener derrière des banderoles… mais nous ne pouvons pas, dans notre travail quotidien, nous contenter de slogans.

L’« habiter » et l’accès aux soins

La première question que je soulève est peut-être extrêmement simple à dire mais extrêmement complexe à creuser, à travailler. La question de « l’habiter ». Qu’est-ce que ça veut dire « habiter » puisque nous savons bien que plus un sujet se trouve mis hors circuit, plus il a un nom qui n’en est pas un : « SDF ». C’est un sigle pour « Sans Domicile Fixe ». La question de l’ « habiter » a pu être traitée de façon expéditive, beaucoup trop expéditive. On en arrive pour soigner à ce que les  logiques d’accueil et les logiques de soin se regroupent avec l’idée qu’il faudrait généraliser le modèle de l’hôpital.

Alors premier point : l’accès aux soins. Il est temps d’en finir avec l’idée que l’accès aux soins, serait d’aller prendre les grands exclus, les clochards délirants, les adolescents au bout du rouleau, les vieux enfermés dans leur appartement …, d’aller les prendre puis de les mettre dans un lieu protégé comme l’hôpital. Ça ne marche pas. L’autre idée fausse serait de dire qu’on va créer des maisons, le « Housing First » par exemple, pour mettre ces sujets dans des maisons. Ça ne marche pas non plus et il y a même des personnes qui préfèrent se laisser dépérir plutôt que d’être hébergées de force. Donc, nous avons à réfléchir à ce qu’est une politique d’accès aux soins. Et nous ne pouvons pas réfléchir à ce qu’est une politique d’accès aux soins si nous ne réfléchissons pas non seulement à l’accueil mais au lieu. Dans quel lieu pouvons-nous être efficaces ? Voici mon point de vue.

Les jeunes errants

Peut-être vais-je commencer par cela, les adolescents en errance. Les adolescents en errance, nous ne les rencontrons pas dans leur errance. Certains prennent des grandes voies, je ne sais pas si c’est la même chose en Belgique mais toujours est-il qu’en France, il y a des cheminements d’errance très particuliers. Un des grands axes est, par exemple, Saint-Nazaire-Paris. Or, il se trouve que c’est un axe qui coïncide avec l’histoire des déperditions des énergies et des forces économiques, c’est-à-dire que les lieux de démarrage de l’errance sont souvent des lieux qui avaient connu une certaine prospérité, de la richesse produite mais aussi de la culture du travail. Ce sont généralement des lieux où la culture ouvrière n’a plus fonctionné comme un mécanisme d’affiliation idéologique, au sens noble du terme, à des modes et à des valeurs. Ce sont ces lieux de paupérisation, où généralement les gens sont tentés de voter pour l’extrême droite, qui sont les principaux points d’où partent des jeunes errants. D’autre part, ces jeunes errants, que nous ne rencontrons pas dans leur errance, nous les rencontrons là où ils ont arrêté leur errance, par exemple au pied d’usines désaffectées en ruine, dans des lieux qui ne sont pas complétement anonymes.

Quelqu’un pour qui j’ai un respect immense est Marc Abélès[2], un anthropologue qui, comme beaucoup d’anthropologues, a eu un terrain lointain et un terrain proche (aujourd’hui, il est faux de penser qu’il y a des anthropologues spécialistes des peuples lointains ; une idée beaucoup plus fantasmée que réelle). Il a travaillé sur des territoires lointains et a été le premier anthropologue du Parlement européen. De son côté, Marc Augé[3] qui connait formidablement bien certains coins de la Côte d’Ivoire, nous fait des travaux remarquables sur le métro, sur les châteaux et sur les non-lieux. Il n’empêche, ce ne sont pas des non-lieux d’où partent les errants mais ce ne sont pas non plus des non-lieux d’où ils s’arrêtent. Mais au bout d’un moment, comme par un effet de ricochet fatal, ils recommencent, ils redoublent leur errance par une pérégrination qui ne les mène strictement nulle part. Donc le schéma est assez simple : ils quittent un lieu qui est marqué par une ruine symbolique du vivre-ensemble, c’est-à-dire marqué par une ruine symbolique de tout ce qui permet aux gens qui habitent là de se sentir acteurs de l’histoire parce qu’il ne suffit pas de se sentir acteur du présent si on a été volé de l’histoire. Ils quittent ces lieux, ils s’arrêtent devant des lieux peut-être encore chargés de l’opacité d’un mystère dont plus personne ne parle, et puis dans un deuxième temps, on va les retrouver dans les non-lieux décrits par Marc Augé : les bretelles d’autoroute, les halls d’aéroport, les gares etc. Quand on rencontre ces sujets, on a des sujets qui, je pense là à ce que disait Gilles Deleuze[4], sont épuisés. Mais ils ne sont pas seulement épuisés de fatigue. Ils sont bien sûr fatigués, ils se nourrissent mal, ils prennent des produits toxiques, généralement de la colle, des solvants que ce soit à Neuilly-sur-Marne la petite banlieue ou à Montreuil l’autre moyenne banlieue qui sont sectorisées dans mon service de psychiatrie. Mais que ce soit également à Bamako, à Pointe-Noire ou à Kinshasa, là où j’ai travaillé – là où un ami anthropologue belge Jaques Le Roy a merveilleusement travaillé pour Kinshasa – ils prennent des produits qui abolissent en eux le contraste c’est-à-dire la sensation de sommeil, la sensation d’éveil, la sensation de faim, la sensation de soif. De même, vont-ils fuir – et c’est du même mouvement – dans une espèce de glissement graduel où ils refuseront qu’il soit fatal. De même vont-ils investir des lieux qui ne sont pas caressés par l’alternance du jour et de la nuit. C’est toujours affolant pour moi de savoir qu’un jeune préfère dormir dehors ; au fond, sa vie est rythmée par « ces deux sœurs qui s’engendrent l’une l’autre », comme disait Euripide « le jour et la nuit », mais leur vie prend la couleur uniforme des lumières artificielles sans quoi que ce soit d’une brisure qui annonce à chaque fois l’éclosion de l’encoche régulière du temps qui se fait jour. Dans le même temps, ces sujets perdent les usages élémentaires du corps, ce que l’on pourrait appeler la pudeur.

Alors comment les rencontrons-nous ? Nous les rencontrons parce qu’ils nous sont signalés, et rarement par les services sociaux. Ce n’est pas un reproche mais c’est tout de même un constat. Rarement par les services sociaux …, alors, qui nous les signale ? Et bien d’autres errants, d’autres jeunes qui eux se posent et parfois s’agglutinent dans des lieux où les traces de l’humain circulent peut-être dans l’indifférence que les humains se portent les uns aux autres ; des lieux où l’on est trop pressé pour formuler les premiers mots non seulement de bonjour et d’accueil mais peut-être de surprise ; des lieux où l’on est trop pressé, où l’on perd en quelque sorte une espèce de vision mentale de la détresse de l’autre ; des lieux où l’humain passe, trop pressé pour aller chercher sa bagnole, pour prendre le train ou pour jeter dans la fente d’une boite aux lettres quelque courrier qui lui importe. Et cela, c’est important car ces errants qui sont dans ces lieux-là, ils ne sont pas dans la pire des errances. Ils restent souvent avec des objets partenaires, la drogue considérée comme un partenaire fiable, médicalement à tort bien-sûr, mais au moins ça ne trompe pas, ça donne toujours les mêmes effets. Puis un jour ça trompe, ça n’anesthésie plus, ça n’exalte plus, ça ne fait pas basculer, non pas dans un rêve parce que beaucoup ne prennent pas des drogues pour rêver, ils prennent des drogues pour s’empêcher de rêver, c’est-à-dire pour faire de leur nuit une atonie totale dépourvue d’onirisme. Et ça ne marche pas, et c’est à ce moment-là qu’ils vont aller se réfugier dans un non-lieu. Ils sont encore pris dans l’idée qu’il est important d’être là où le pas humain fait résonance même si la présence humaine se fait de pure fuyance. Et bien ceux-là, oui, ils peuvent avoir des partenaires. Un chien le plus souvent, et regardons comment ils parlent de leur chien.

Le punk « à la crête d’Iroquois »  

J’étais, il y a longtemps de cela mais cela me reste comme si c’était hier soir, à Rennes, en Bretagne, en France. On avait un programme avec le professeur Villerbu et la municipalité de Rennes. Il y avait Place de la République – ce n’est pas rien « Place de la République » – aux abords de La Poste, un punk. Je cite souvent cette anecdote mais vous verrez elle est flagrante. C’était un punk dévergondé, impressionnant – ils peuvent être très impressionnants – une crête d’Iroquois façon « Taxi Driver » avec une main qui puait tellement elle était abimée par une blessure qu’il laisse se développer au point de corrompre son corps avec un risque de gangrène. Il fallait l’hospitaliser et nous l’aurions fait de toute façon par une contention parce que, sinon, c’était de la non-assistance à personne en danger. Mais tout de même, à côté de lui, son chien, extrêmement propre, une propreté impeccable, bichonné comme pas possible, c’était un rottweiler, il était foutu pour le concours canin mais il était d’une propreté impeccable. Que fallait-il faire ? Dire à ce grand dadet négligé, sans doute ayant pissé sur lui à plus d’une reprise, qu’il se trompait et qu’il faisait une erreur cognitive, et lui demander pourquoi il soignait son chien alors qu’il ne se soignait pas ? Vous imaginez très bien ce qui se serait passé, il nous aurait plantés là, en nous insultant. Alors je parle du chien, je lui demande comment  va son chien… et j’entends toutes les conneries d’usage : « vous savez, les chiens, c’est bien, c’est meilleur que les humains ». Je continue : « Ah oui, c’est bien, votre chien vous aime bien, vous l’aimez bien, vous en prenez soin ». Et il me dit cette chose extrêmement sidérante : « J’entends mon chien, il est sympa parce qu’il rêve de moi ». Ça, je vous assure, c’est assez original. Aussitôt, dans une espèce d’impatience infantile, notre stagiaire annonce : « voilà un beau cas de psychose ». J’ai beau secouer le D.S.M. – ça a au moins une vertu, ça fait des muscles c’est épais – ou mes traités de psycho-pathologies, je n’ai jamais entendu parler de folie à deux avec un rottweiler. C’est peut-être parce que les psychiatres ne fréquentent pas assez les salons canins, je ne sais pas. Ce que je sais en revanche, c’est que, dans ces cas-là – et n’oubliez pas que c’est quelqu’un qui n’est pas au pire de l’errance – un sujet… – et il n’est pas plus fou que moi- … peut tout à fait déléguer ce que Freud appelait sa libido (non pas l’énergie vitale mais le désir de l’énergie vitale), sa psyché à un poids extérieur qui se trouve être l’animal. Et il peut montrer non sans fierté qu’il prend soin de cette vie extérieure à laquelle il confie, sans délire, le soin de rêver à sa place. Evidemment, il ne nous a jamais raconté que le chien lui racontait ses rêves ni qu’il mettait son chien sur un divan pour toussoter ou entre deux sursauts servir d’interprétation géniale qui fait bouger la structure. De sorte qu’avec un tout petit peu de bon sens, il me suffisait de dire que c’était formidable, qu’il est un type très bien, qu’il assure très bien la responsabilité qu’il s’est donnée de s’occuper de son chien mais que si on laisse sa main dans cet état, il ne pourra plus s’occuper de son chien. Trois minutes après, le type montait dans la voiture et se faisait soigner à l’hôpital. Nous avons donc un certain nombre d’errants qui placent leur dignité non dans le fait de prendre soin d’eux-mêmes mais de prendre soin d’une autre vie à côté d’eux-mêmes. Une autre vie…, et c’est ceux-là même qui vont nous dire « vous savez, y’en a pour qui on peut plus rien ». Ils sont sur une bouche d’égout, ils sont là dans le métro, ils sont là dans l’aéroport…

À la rencontre des personnes qui désespèrent de la présence humaine

Lorsque nous allons rencontrer ces personnes, ne les appelons pas des personnes « désocialisées » mais celles qui désespèrent de la présence humaine, on n’est pas dans une mélancolie qui sombrerait dans une dépression mais plutôt dans une angoisse taciturne, morose, tous les jours recomposée comme une éternité sans durée… Lorsque nous allons les voir, et bien nous ne sommes pas bien accueillis. « Qu’est-ce que vous nous voulez ? »  La question est non seulement inévitable mais elle est indispensable. « Qu’est-ce qu’on veut ? »  Pourquoi voulons-nous qu’ils fassent partie de ce que l’on appelle notre communauté humaine ? Pourquoi voulons-nous faire partie de ce qui en eux ne s’est pas complètement désabonné de la communauté humaine ? C’est une bonne question !  On ne saurait pas y répondre par des slogans, on ne saurait dire « tout simplement parce qu’on est des gens bien », ou parce qu’on veut veiller au bien social. Nul doute, nous sommes des gens bien, nul doute on veut veiller au bien social, ça nous donne notre petite originalité dans les temps que nous vivons où les faiseurs de bien sont rigoureusement attaqués par les politiques les plus haineuses qui soient,  qui se font entendre et qui séduisent. Mais il est vrai aussi, et c’est sans doute plus à l’intérieur de nous-mêmes – si je peux me permettre d’utiliser cette métaphore de l’intérieur – que nous-mêmes nous avons besoin d’être hébergés, que nous-mêmes nous avons besoin d’être accueillis. Nous n’avons pas tout simplement besoin de leur prêter assistance, mais nous avons besoin d’être reconnus comme faisant partie de la communauté humaine par ces sujets qui semblent les plus offrants, les plus dans l’abandon de l’espoir qu’il puisse y avoir un autre humain.

Quand nous les rencontrons, on se fait un peu « engueuler »… Y a pas du tout à répondre en miroir : « vous ne voulez pas que je vous aide, je vous laisse alors dans votre coin » mais « vous avez raison de ne pas être content que je sois là puisque je viens pour, peut-être, rompre un certain usage que vous avez de votre corps, de votre espace ! » Mais cet usage, encore faudrait-il le comprendre. Moi, il m’arrive de dire : « vous savez, je ne céderai pas à mon désir de venir là où vous êtes parce qu’il peut se passer quelque chose d’important pour vous et pour moi ». Et ça alors, évidemment vous êtes attendu au tournant et surtout par les ados… Vous dites « je reviendrai demain ». Et le lendemain, il n’est pas là. Qu’est-ce que c’est que cette blague ? Évidemment qu’il est là mais il est un petit peu comme dans les jeux d’enfant où vous aviez des images et où vous deviez trouver où est passé Bécassine ou Mabrouk… Il est un petit peu planqué dans le paysage, il ne s’agit pas d’aller le chercher, il s’agit de montrer qu’on est là quitte à se donner l’impression effarante de parler au mur. Il s’agit de dire « je serai là demain à telle heure ». Et demain, à telle heure, il est là. Tiens, quelqu’un qui est engagé par sa parole ? C’est important ! Et là, il faut comprendre que le lieu où ces errants se sont échoués comme par ricochet, ayant dans un premier temps quitté leur domicile, puis dans un second temps quitté ces endroits où s’affairent des hommes et des besognes urgentes, et bien il faut comprendre quelle est la relation que ces personnes ont avec leur territoire.

Identité et motricité

Xavier Emmanuelli[5] raconte assez souvent – je crois même à chaque fois qu’il fait une conférence – le fait qu’il était avec un grand clochard dans les rue de Paris. Et que cet homme était extrêmement bienveillant, loquace, le stéréotype du clochard à l’haleine aussi fleurie que son verre. Tout à coup, le type se lève furieux et va se jeter sur Emmanuelli, sans doute pour en découdre. Pourquoi ? Parce qu’Emmanuelli avait posé son pied sur un bout de carton. On a là quelque chose de très intéressant à observer. C’est que le corps du sujet dans l’exclusion s’est comme liquéfié et solidifié tout autour de lui dans ce que l’on pourrait appeler son territoire. Foucault nous aide à y voir quelque chose quand il parle d’hétérotopie mais il y a autre chose. Nous pensons que notre schéma corporel c’est l’image et il est vrai que notre schéma corporel nous est donné par l’image. Vous connaissez la légion impressionnante et éclairée de psychologues et de psychanalystes qui ont parlé du miroir. Bien sûr, il y a eu Lacan et Vallon, et bien évidemment Darwin et n’oublions pas Jean-Jacques Rousseau. Nous avons cette idée que ce qui nous donne notre identité, c’est le miroir. À cela près qu’il nous manque quelque chose à cette idée, c’est notre motricité. Il y a toujours un surcroit de motricité qui n’est pas complètement pris en charge par l’image, l’image de moi comme une photo, comme un selfie que je traduirais par selfish qui veut dire « égoïste ». Nous ne sommes pas qu’une image, nous avons une motricité. Quand la motricité se disjoint trop de l‘image, cette motricité va être encadrée, bordée non pas uniquement par les limites de notre corps… Quand elle se désabonne des limites de notre corps, quand elle ne joue pas dans l’entre-deux-corps : se dire bonjour, se frôler, s’enlacer, se toucher, supporter le croisement des regards, se faire un poke et que sais-je encore, cette motricité s’englue dans les territoires les plus immédiats du sujet. Donc, supposer qu’on va retirer la personne de ce territoire immédiatement pour la mettre dans une maison, ou supposer qu’on va la retirer de ce territoire immédiatement pour un hôpital, ce n’est pas opérer un déplacement d’une personne du lieu A dans un lieu B mais c’est arracher le sujet à sa motricité. Et on peut avoir des expériences extraordinaires, où effectivement un adolescent, un jeune adulte accepte de vous suivre. Mais il faut le préparer ce temps-là.

Le gamin de « Pointe-Noire »

Bien sûr, il peut y avoir des agences d’urgence – ça s’appelle l ’ « humanitaire ». La première fois que le mot humanitaire est arrivé en France, c’était le nom d’un journal ouvrier en 1948 qui réclamait un peu moins d’heures de travail et le droit pour tout ouvrier de voyager. Quand vous êtes présent près de ces personnes, il faut se rendre compte qu’il y a des parties de leur corps qui ne sont plus investies.  En particulier, et ce n’est pas seulement l’usage des drogues, le fait de se désabonner de la part humaine, de se désinvestir des sensations aussi simples que le froid, le chaud, la douleur. Je me souviens d’un gamin qu’on avait repéré à Pointe-Noire au Congo. Il s’était planqué dans une scierie désaffectée. Les lieux des errances, ce sont des lieux de la grande histoire orpheline qui n’est plus habilitée à peupler le présent. Cela ne sert à rien de dire à des adolescents qu’on rencontre « Bonjour, je suis psychanalyste, parle-moi de ton papa, de ta maman », ils vous envoient au diable et ils ont mille fois raison. Il faut qu’ils parlent de leur présent. Des adolescents de 13-14 ans, allez savoir l’âge de ces mômes dénutris qui, comme tous les errants, n’ont pas quitté un lieu mais un non-lieu. Ils sont partis d’un endroit qui les a vomis dehors. Un dehors sans promesse et sans perspective. L’errance, ce n’est pas partir d’un lieu pour aller dans un non-lieu, c’est quitter un non-lieu dans la quête d’un lieu… une quête qui généralement échoue. Si on n’a pas compris ça, on fait n’importe quoi ! On fait des politiques de replacement familial qui font des calamités.

Je reprends mon exemple de Pointe-Noire, ce gosse… Là aussi des blessures, des rixes avec les enfants dans la rue, avec des policiers qui ont le droit de tuer. On ne les ennuie pas s’ils tuent un enfant, ils ont tué un « nuisible ». On va discuter avec les gens du quartier, on veut soigner ce gosse… on négocie vraiment : « Qu’est-ce que vous faites à ce gosse-là ? » « T’es de quelle ethnie » « Je ne suis pas d’une ethnie, je suis de France, foutez-moi la paix, non on n’est pas pédophile, on veut juste travailler, on est soignants… ». Les soins qu’on lui a fait ce sont des soins très douloureux, mais avec douceur. L’infirmier et le médecin sont géniaux dans cette équipe, une douceur incroyable, une compétence, une précision absolue. Les deux premiers jours de soins, le môme est impassible. On lui attribuerait des vertus de sagesse peut-être… Mais peu à peu la douleur affleure, dans ses mimiques. Mais je ne comprends pas, cela fait 3 jours et il devait hurler, et là ce n’est pas grand-chose et il hurle. « Je ne comprends pas » dit le médecin. Je lui dis « oui mais regarde, quand tu as commencé à travailler avec ce môme jamais tu n’as entendu sa voix, jamais tu n’as croisé son regardPendant deux jours, il était crispé à son parpaing et une planche. Aujourd’hui, il prend nos mains, c’est-à-dire qu’il a repris la gourmandise du sens et de la présence de l’autre. Et qu’à ce moment-là quelque chose de la douleur peut revenir. C’est bien, ce n’est pas une condamnation de ton geste mais c’est un appel ». Parce qu’on est poussé non pas aux extrêmes mais à rencontrer des gens qui nous amènent en pleine face que notre rapport tranquille, un peu pépère, à notre corps, à notre identité, à notre langage, et à ce qui fait abri, ça n’a rien de naturel. Nous retravaillons peut-être toutes les fêlures internes sur ce rapport au corps, au langage, sur ce rapport à l’abri en travaillant avec ces personnes. Il faut qu’ils aient reconstruit quelque chose de leur intégrité, de l’image du corps, avant de songer de les faire entrer dans un parcours de soins où l’obligation de direction vers le lieu prendrait le pas sur l’art d’aller vers eux. Alors ces errants, ces « laissés pour compte », ces sans-abris, pas sans maison seulement mais sans l’abri de la douce voix humaine… la plupart de ceux que nous rencontrons ne sont pas toujours aussi seuls. Ils ont toujours quelqu’un dont ils s’occupent. Ils s’occupent toujours de quelqu’un. D’un animal, d’un autre qui va plus mal qu’eux. Ils peuvent très bien nous dire « occupez-vous plutôt de cet autre ».

« Je ne suis pas un héros »

Je termine par cet exemple et une petite considération. Aux urgences de l’hôpital Gabriel Touré à Bamako, un môme est posé, sans un mot d’accompagnement. Il était gravement blessé de la guerre. Je vais voir ce môme et je lui dis « qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi t’a-t-on abandonné » ? Il s’énerve et me dit « on ne m’a pas abandonné ». Tel autre môme, un plus grand, âgé de 16-17 ans, qui a vu des horreurs – il a vu une partie de sa famille se faire tuer à la machette, il s’est planqué, il s’est retrouvé enrôlé dans une bande d’enfants soldats… Ce môme, il m’a porté sur son dos, on a pris le train en contrebande et, une fois arrivé à Bamako, il n’en pouvait plus il m’a posé devant l’hôpital. Je me dis que c’est formidable ce qu’il a fait mais ce type-là il doit aussi être en danger alors on va voir, on demande aux gens qui connaissent bien la rue, les conducteurs de taxi, les flics, les prostituées et les mendiants… Si vous voulez savoir ce qui se passe dans une rue d’une ville africaine vous avez vos informateurs ! Et finalement, on rencontre ce gaillard et on lui dit « qu’est-ce qui s’est passé ? » Il nous raconte tout son périple. C’est là où on pense à la résilience. Et notre équipe qui était complétement séduite – et pourquoi pas, il y a de bonnes choses – par les textes de Boris Cyrulnik, se met au garde-à-vous devant ce môme et lui dit « c’est formidable ce que tu as fait, c’est de la résilience tu es un héros ». Que croyez-vous qu’il advient ? Que ce grand gaillard, qui effectivement a eu un comportement héroïque, allait s’accommoder d’être un héros ? Il nous dit « écoutez, je ne suis pas un héros. Il y a beaucoup de parties de moi-même qui sont mortes tout au long de ce trajet, je veux retourner là où je suis mort ». Ce que je ne fais bien sûr pas, de revenir sur les pas de ce périple qui le menait du Mont Ravia à Bamako mais il s’est agi bien sûr peut-être de faire une petite disposition scénique, de faire un petit jeu théâtral, il a pu jouer les choses. Et il va bien.

Inventer des dispositifs qui ne soient pas « laissés pour compte »

Alors, pour ponctuer tout ce que je voulais vous dire, que ce soit en Afrique, ici ou en France, où que ce soit, la question « des laissés pour compte » est viscéralement liée à la question d’un accès aux soins qui ne peut être valable que si on invente des dispositifs au plus près de cet espèce de rapport minimal du sujet à son corps, à sa parole, au langage et à un autrui. Il faut des équipes mobiles, des lieux de parole dans la cité. Il faut inventer ces dispositifs. Il faut être dans les foyers de réfugiés, pas leur donner rendez-vous à l’hôpital même s’ils pètent des plombs et qu’ils ont besoin de valium. Nous ne pouvons supporter qu’un nombre de plus en plus croissant d’hommes et de femmes soit des laissés pour compte sans droit de citer, pas plus que nous ne pouvons et devons supporter que nos inventions de dispositifs soient laissées pour compte sans droit de citer. Notre action est clinique et de ce fait, elle fait de nous des acteurs politiques.

Je vous remercie de votre attention.

[1] Texte rédigé par le CRéSaM à partir de l’enregistrement de la séance.

[2] ABÉLÈS, M., « La vie quotidienne au Parlement Européen ». Paris, Hachette, 1992

[3] AUGÉ, M., « Non-Lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité ». Paris, Seuil, 1992

[4] Gilles Deleuze (1925-1975) est un philosophe français.

[5] Xavier Emmanuelli est médecin. Il travaille avec les sans-abris à Paris. Il a notamment fondé le SAMU social de Paris et Médecins Sans Frontières.

Publié il y a 1 week ago par Olivier Douville

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Publié par le octobre 17, 2018 dans civilisation, psychanalyse

 

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