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Archives Mensuelles: juillet 2011

mon journal: la grandeur et la défaite… Aragon relu, Henri Matisse revu…

Avant-hier je suis allée chez le coiffeur, je me suis fais couper les cheveux très court,  jadis  cette coupe était dite » à la Jane Seberg »… Depuis plusieurs mois je laisse mes racines blanchir et me transformer en Falconetti visait à supprimer les pointes encore teintes.  Le coiffeur fier de son oeuvre, alors que j’attendais debout devant sa vitrine sur le Cours Mirabeau, est sorti m’embrasser en me disant que ce blanc était superbe, lumineux et vivant. Pourquoi est-ce que je m’étais obstinée à le masquer? Peut-être à cause de ce que m’avait jadis Aragon: « Vous avez des cheveux comme du champagne, jurez moi que vous ne les teindrez jamais en bleu. »

Effectivement les septuagénaires rencontrées dans  mon jeune âge recouvraient le blanc de leur chevelure d’un voile violet, de reflets bleus du plus étrange effet comme si l’invisibilité d’une femme que l’on ne désire plus devait se souligner de teinture, un surcroît de respectabilité… Les yeux d’Aragon étaient gris bleu eux aussi… Ce jour là il m’avait accueillie avec cérémonie. Les murs de l’appartement, rue de Varennes,   étaient couverts de tableaux de maître et de cartes postales aux coins poinçonnés de punaises rouges, de minuscules tâches de sang. Il m’avait  célébrée en m’érigeant un espèce d’autel. Trônaît dans la pièce de réception un  meuble en marquetterie ébène et ivoire renaissance ou plutôt un cabinet Louis XIII mais d’un volume allégé, avec en son centre un espace théâtral et deux corps avec des vanteaux précieux, masquant des petits tiroirs. Je les imaginais emplis de secrets mais ni plus ni moins que  ceux des merceries d’antan . A droite, pendu au mur dans une encoignure, un dessin de Matisse   devant lequel il avait disposé un exemplaire du journal communiste Révolution, dont j’étais alors rédactrice en chef adjoint. A côté,  son livre : Henri Matisse Roman. Cet ensemble me représentait, plus encore il était le signifiant d’une créature dont je n’étais pas tout à fait sûr qu’elle fut moi, que le mot fut la chose, plutôt l’être, ma trace.  Comme celles sur lesquelles il revenait sans cesse,  dans les plaines de Flandres et d’Artois, la boucherie de la première guerre mondiale, le retour du roi raconté dans la Semaine Sainte: « l’important me disait-il c’est de traduire le pas du cheval dans le sable« … Déposer des objets comme autant de traces de ma présence était une forme de courtoisie et d’oubli. Il était bien capable de dire à Elsa: « laisse moi j’écris sur Elsa » alors moi qui était simplement de passage, imaginez… Dans Henri Matisse roman, Aragon nous expliquait que le dessin du peintre, ce trait, cet extraordinaire délié de la pensée dessinante était écriture. L’autel qu’il me destinait m’expliquait-il aussi que son attitude était la même devant la femme et devant tous ces objets ? Il les avait entassés comme pour un exode,  la pensée d’un moment revenait à ce  pas du cheval dans le sable qui l’obsédait ou comment  inscrire l’éternité dans l’instant et il me vivait déjà au seuil de la mort, comme lui . C’est là qui Il m’a expliqué que j’avais en moi la luminosité d’un Matisse et qu’il  m’a fait jurer alors de ne pas teindre en bleu mes cheveux.

Le blanc redonne la lumière, pas aussi somptueux que le noir de Soulage mais il y a de ça, une dernière fête du corps…  dans des temps qui sont une fois de plus ceux de la débâcle… Henri Matisse, roman débute par la description de l’exode,  la défaite . la période que j’exhume pour mon livre « Le nazisme n’a jamais été éradiqué ». Henri Matisse roman est une méditation – que ne renierait pas Didi-Huberman- sur le temps de la lecture et sur celui de l’écriture, sur la relation entre la peinture (mais je pense aussi au cinéma) et la littérature, l’image et le mot. Qui lit ou voit quoi et dans quel temps de l’Histoire, de sa propre histoire, qu’est ce qui se ferme à notre entendement, à nos émotions ?  Enfin dans ce moment  où les doutes m’assaillent Aragon m’invite à rester française, à retrouver le sens de la grandeur de mon pays parce qu’il existe un peintre appelé Henri Matisse. Dieu mon pays comme j’aimerais ne pas avoir à te mépriser en retrouvant  ta clarté gauloise, ton esprit rebelle… Mais je ne vois plus que la poignée de main de Montoire et la rafle du Vel d’Hiv derrière les expéditions mercenaires… Je me sens exilée, repoussée vers de précaires équilibres « de matelas et de peur ». Le premier cadeau que m’a offert Pascal, l’homme que j’ai aimé, a été Les amants d’Avignon.

« Quand l’orage a passé sur la maison des hommes, quand le fleuve s’est retiré emportant un bizarre pêle-mêle d’objets où voisinent les vielles photographies jaunies, un berceau, des instruments de la vie quotidienne et les souvenirs de l’ancienne guerre, l’autre, quand les routes pnt laissé enfin s’écouler le flot de l’exode avec ses véhicules fantasques, ses équilibres de matelas et de peurs, ses échafaudages tragiques, dans la cour dévastée, sur l’aire vide, au hasard des hangars, des places, des gares, des palaces, les enfants s’asseyent à terre et comptent leurs jouets cassés.
Je ne sais pourquoi cette image ici à moi s’impose avec la force du désespoir. Nous sommes ces enfants, mais les débris sacrés dont nous faisons le bilan, le coeur serré, ne sont pas des poupées, des soldats de plomb. Voici dix neuf mois (1) qu’un peu partout les gens cherchent dans cet inventaire toujours repris leurs raisons d’être encore, de ne pas sangloter devant les glaces, de se regarder  les uns les autres sans mépris. Et tandis que les uns trouvent un amer et bruyant réconfort à dénoncer nos faiblesses, les autres, et je me sens l’un d’entre eux, dénombrent parfois en silence nos richesses, nos inaltérables biens, nos incomparables motifs d’orgueil. L’air frais qui lave nos poumons. Ce qui nous rend le sentiment de notre grandeur.

Qu’on accumule à notre compte les erreurs du passé, les tares, les défaites, rien ne fera pourtant, personne, qu’on ne puisse nous arracher ce sentiment  devant la peinture française. Et peut-être que rien dans cette peinture ne le suscite en nous, ce sentiment, comme cette oeuvre qui en est l’aboutissement et le sommet, je veux parler de l’oeuvre d’henri Matisse.

Plus tard quand on voudra situer un homme, une pensée, une découverte, il ne viendra à l’idée de personne de dire : c’était du temps de Loubet, ou de Deschanel, ou de Lebrun… On dira c’était du temps de Matisse. la renaissance, pour nous, est-ce tel tyranneau, tel pape ou Michel Ange ?

Oui le siècle de Matisse, Picasso, Aragon… Et je revois tout à coup ce 8 avril où mourut Picasso, un  spectacle extraordinaire à ce moment de l’année : la campagne aixoise, le château de Vauvenargue recouverts de neige… La nature m’était apparue  blanche, éteinte comme si tout désir en avait disparu… J’ai éprouvé cela une nouvelle fois, j’étais allée rencontrer Aragon au Cap Brun où il passait ses vacances. Quelques heures après je me trouvais en face, sur l’île de Porquerolles . La plage d’argent: le sable était si clair et le soleil tombait si droit  que mon coeur a été alourdi par l’idée de la mort, j’ai pensé: si Aragon, ce prince, peut mourir, je suis morte déjà… « la poitrine étreinte par la grande émotion de la solitude », la plage semblait à cette seule évocation devenir nef de cathédrale, empreinte du même silence que ce champ de vignes enfoui sous une neige d’avril… Voilà j’ai les cheveux blancs dans un temps de défaite et seule me console la vision d’un tableau de Matisse et quelques autres, quelques lignes d’Aragon et l’idée que demain, comme il me l’a dit, je découvrirai un jeune homme ou une jeune fille en train d’inventer le siècle… Ils sont déjà là et eux seuls m’importent…

Danielle Bleitrach et surtout Aragon

(1) De juin 40 à janvier 42- déjà ici l’auteur spécule sur le temps entre l’écriture et la lecture mais je ne pense pas que Poésie 42-n01 ait pu paraître avant février ou mars. En tout cas le dit auteur n’avait pas écrit cela pour qu’on le lise en 1969 (et encore moins en 2011 note DB). Il n’avait pas prévu ce long délai du livre. Il écrivait au présent comme si, alors, on n’eut pu croire à aucun autre temps.

 

Chapitre I, Brecht et Lang, une collaboration épique par danielle Bleitrach

Chapitre I, Brecht et Lang, une collaboration épique par danielle Bleitrach

Voici le premier chapitre de mon livre le nazisme n’a jamais été éradiqué, Brecht et lang , Mémoire(s) que Julien, qui m’apporte corrections et remarques une véritable collaboration, soit remercié… DB

 

I

I-UNE COLLABORATION EPIQUE

           Les bourreaux meurent aussi (1943) est un film de Fritz Lang avec Brecht comme scénariste. Ils ont choisi de faire une œuvre de propagande antinazie à partir d’un événement contemporain, l’assassinat le 27 mai 1942 par la Résistance tchèque d’un haut dignitaire nazi, Heydrich, dit le « Bourreau de Prague ». Lang et Brecht, deux auteurs prestigieux, deux « classiques » du XXe siècle, voilà qui incite à la révérence. Mais aussitôt les commentateurs explicitent : la mésentente aurait régné entre eux lors de  la réalisation. La plupart de ceux qui écrivent un livre sur Lang reprennent le fait, en citant en général un extrait de Brecht de seconde main. Il faut dire que ceux qui écrivent sur Brecht ignorent  souvent superbement Lang. Il n’y a guère que Bernard Eisenschitz pour noter l’entente politique entre les deux auteurs[1]. Bernard Eisenschitz suit en cela Lotte Eisner dont il a traduit l’ouvrage qu’elle a consacré à Fritz Lang [2].

1-Sur les traces du docteur Mabuse

Brecht et Lang, lors du tournage du film ont fui le nazisme, ils se sont réfugiés aux Etats-Unis, à Hollywood. Lang a beaucoup œuvré pour y accueillir Brecht, au titre des activités antinazies qu’il mène avec d’autres exilés et des progressistes étatsuniens. Il admire Brecht et le considère à juste titre comme un des plus grands écrivains allemands. Aux Etats-Unis,  Lang s’est d’ailleurs essayé à un Lersthück (pièce didactique) brechtienne[3] en tentant une collaboration avec Kurt Weill, le musicien co-auteur de L’opéra de quat’sous. Le film You and Me (1938), Casier judiciaire, a été un échec commercial[4].

Nous ne  prétendons pas à une biographie croisée de Brecht et de Lang mais nous cherchons en explorant leur brève collaboration à mieux comprendre la relation entre l’Histoire et le cinéma. L’Histoire n’est pas pour nous pur chaos, un champ de bataille dans lequel de  l’aube à la nuit se débattraient des individus pris dans ses hasards. Elle est reconstruction : la nôtre, en suivant la proposition de Walter Benjamin, est celle des vaincus. Et l’œuvre de deux exilés, œuvre de propagande assumée en tant que telle, participe de  cette histoire des vaincus. Parce que personne n’est réellement revenu d’exil et que le nazisme n’a jamais été éradiqué. Donc pas de biographie, mais des arrêts sur image pour retrouver non le sens mais le dire de l’histoire, celle des vaincus, la notre.

Ainsi la collaboration, l’entente politique entre Brecht et Lang est aussi une conception éthique autant que politique et pour la mettre en lumière, il nous faut retrouver la distanciation brechtienne telle que l’a comprise Althusser et telle que Godard l’a interprétée à son tour[5]. Il ne s’agit pas explique Althusser seulement de la destruction de l’identification psychologique du spectateur aux personnages de l’action dramatique, obtenue par certains procédés techniques de mise en scène. Cela reviendrait à faire du spectateur la véritable conscience savante de la « réalité ». En fait les procédés techniques, l’art du comédien, les panneaux sur la scène, obtient un effet psychologique qui est l’impossible identification aux personnages parce qu’il y a une pratique matérialiste, théorique et politique. On n’atteint pas le réalisme par ce qu’on imagine la reproduction du réel alors qu’il s’agit seulement des illusions de la conscience sur ce réel, le réalisme suppose au contraire  « la perception qui n’est pas donnée mais qui doit être discernée, conquise » Althusser,1996, p.146.

Cette conception politique de la distanciation brechtienne induit le recours à la fiction pour dire la vérité, une démarche partagée par Brecht et Lang qui transforme la Résistance pragoise en véritable apologie du mensonge en soulevant l’indignation morale du censeur en chef d’Hollywood.

Le spectateur doit conquérir une nouvelle conscience par un acte intellectuel et nous verrons que ce n’est pas seulement Brecht mais aussi Lang qui sollicite ce travail du spectateur. Les préoccupations de Brecht,  d’Althusser mais aussi de Lang et Godard sont « datées » et c’est peut-être cette exigence éthique, politique, esthétique indissolublement unie qui donne au film cet aspect « vieillot » et pourtant d’une modernité « expérimentale »… Cet aspect daté relève-t-il seulement de l’âge du film, mais quel est justement cet âge, celui du tournage ? Celui de la rencontre avec le spectateur ?  Produit en 1943, il est sorti une première fois sur les écrans français en 1947. Il est alors amputé de nombreuses scènes, c’est le début de la guerre froide et l’éviction des ministres communistes. Il n’en demeure pas moins que Paris -sa vie intellectuelle, la puissance du Parti Communiste- n’est ni les Etats-Unis, ni la République Fédérale allemande qui veut oublier et s’engraisser.

Quand le film  apparaît une nouvelle fois en 1970, dans sa version intégrale, c’est dans le contexte d’une publication générale des auteurs blacklistés par le maccarthysme. Il s’agit également de ce moment où monte un appel au renouvellement du marxisme, une apogée qui combine un mouvement théorique, un événement mai 1968, et qui va chuter sur l’échec du Printemps de Prague, la division Chine-Urss, et la débâcle de la révolution conservatrice.

En RFA une génération interpelle la bonne conscience repue  et va jusqu’au terrorisme. Cette période, qui est celle de ma génération, a été marquée sur le plan théorique par le structuralisme, le rejet du sujet et des philosophies de la nature humaine, de la conscience du sujet. Mais elle fut aussi celle à laquelle j’ai participé pleinement, non sans aveuglement, à une révolution idéologique qui prétendait marquer la fin de la société capitaliste et de la bourgeoisie. Partie d’Allemagne comme une protestation contre l’absence de dénazification, cette rébellion eut son amplitude la plus manifeste en France avec mai 68 où l’on crut assister à la rencontre entre l’élan théorique, esthétique et le mouvement ouvrier. Aujourd’hui il existe un courant qui reprend ce moment « structuraliste » des années soixante et notre analyse de ce film sur le nazisme par Brecht et Lang se situe aussi dans cette volonté de revisiter l’essor théorique des années soixante en France dans un contexte politique et éthique transformé.

Nous sommes donc devant un  film qui décrit un événement historique de la lutte contre le nazisme, l’assassinat d’Heydrich, un haut dignitaire nazi, la bourreau de Prague. L’analyse du film nous confronte au-delà de l’événement à des empilements de temporalités que nous avons choisi d’aborder en archéologues plus encore qu’en historiens puisqu’il s’agit d’exhumer des strates enfouies sous la contrerévolution mondiale des années 1990. Pourtant cette archéologie ne marque la discontinuité des strates que pour reconstituer des totalités successives, discontinuités événementielles avec  parfois par des virages à 180 degrés comme celui entre 1943 (l’union contre le nazisme)  et 1947 ( la guerre froide et la chasse au communiste). Pourtant s’il n’y a pas d’évolution, pas de téléologie, il y a une constante qui fait du nazisme autre chose qu’un accident, c’en est la transformation impossible, la démocratie de surface, l’illusion dénoncée déjà par Engels « d’une aimable promenade de santé qui mène de la vieille cochonnerie à la société socialiste » Ce fut vrai pour les démocraties occidentales mais les essais de radicalisme socialiste se heurtèrent à leur propre démon, partout il y eut recyclage et pas légalité alternative dans la sphère de la loi publique et c’est peut-être sur ce terrain là qu’il faut commenter la rencontre politique entre Brecht et Lang, la lecture que nous en faisons aujourd’hui.

Histoire et cinéma, dans la mise en évidence archéologique de la construction de l’œuvre, il faut revenir sur quelques dates à propos de la rencontre entre Brecht et Lang : 1922 [6] , à cette date Lang se naturalise allemand alors qu’il est né autrichien, il abandonne la religion catholique dans laquelle il a été élevé. Peut-on en déduire qu’il tente « une conversion » vers l’esprit prussien ou que cet homme à la fois impérieux et courtois s’efforce de parler la langue et de comprendre les mœurs du pays d’accueil ? Et quel accueil, il est le maître incontesté, depuis qu’1919, il s’est lancé dans la réalisation flanqué de son épouse scénariste Thea Von Harbou..  

 

Légende : le joueur, Mabuse et son valet homosexuel et cocaïnomane

En 1922, il sort du tournage de Der müde Tod (Les trois lumières) et se prépare à tourner les Nibelungen (1924) dédié au peuple allemand. [7]. 1922, l’Allemagne vit encore le paroxysme de la défaite : la guerre boucherie, «  l’Allemagne payera » ont dit les vainqueurs et elle est effectivement saignée à blanc, ça a été  la chute de l’Empire, la révolution allemande mais suivie de l’anéantissement de la Révolution spartakiste, Rosa Luxembourg assassinée par la social démocratie, règne le chômage, la dévaluation et, comme dans Le Joueur de Lang, Mabuse mène le bal, celui de la crise des valeurs, de la drogue, du jeu et de la corruption…1922, encore : Le film de Lang Le docteur Mabuse coécrit avec Théa Von Arbou sort en deux épisodes : Docteur Mabuse, le joueur[8]. et Docteur Mabuse, inferno (Durée totale 5 heures), un très grand succès[9].

Mabuse est un  génie du crime qui, grâce à sa capacité à changer d’apparence et d’identités, joue avec les être humains par l’hypnose et la télépathie en se dissimulant sous de multiples masques et personnalités, mais même interné ou enterré, quelqu’un agit à sa place, le mal est partout. Ce mal est autodestructeur, sa finalité n’est pas la domination comme Fantomas ou Fu-Manchu à la même époque mais la néantisation.

Il y aura un retour du docteur Mabuse, Le testament du docteur Mabuse en 1933, le film sera interdit pas les nazis, nous le verrons et après son exil aux Etats-Uni,s Lang revient en Allemagne en 1950. Après Le Tigre du Bengale et Le tombeau hindou, il ressuscite Mabuse pour une critique radicale de l’Allemagne et de ce qu’elle est en train de devenir Le Diabolique docteur Mabuse (Die tausend Augen des Dr. Mabuse) en 1960. Et il repart en exil aux Etats-Unis

1922, c’est également l’année où le jeune Brecht débarque d’Augsbourg, sa Bavière natale, à Berlin pour s’y fixer. La même année arrive de Vienne, en passant par Francfort, celle qui va devenir son épouse et jouer un rôle déterminant dans sa conception de la mise en scène, Hélène Weigel[10]. Ce petit jeune homme maigre et insolent crève de faim même s’il est un auteur connu, jouissant d’une réputation d’iconoclaste et de génie. Il est poète, troubadour chantant, auteur critique dramatique mais il n’aborde la mise en scène qu’en 1924, avec Edouard II d’après Marlowe. Comme nous le verrons, si la rencontre avec Peter Lorre en 1930 joue un grand rôle, ce qui le conduit à la mise en scène est la déception éprouvée devant la manière dont on traite ses écrits, mais aussi l’admiration qu’il ressent pour le jeu d’Hélène Weigel.[11] Il ne s’agit pas seulement de la comédienne et il reviendra sur son rôle dans le choix des objets sur la scène.  Leur collaboration sera désormais totale au-delà des aléas du couple. En 1922, sa pièce  Les tambours dans la nuit  est montée par le Deutsch Theater.

Tambours dans la nuit est la deuxième pièce de Brecht, écrite en 1919, quelques jours après l’écrasement de l’insurrection spartakiste et l’assassinat par la social-démocratie de Rosa Luxembourg et Karl Leibnicht. L’homme qui revient de guerre retrouve sa fiancée  enceinte et à la veille de se marier avec Munk, le profiteur de guerre. La pièce se passe dans la nuit de l’insurrection avec le bruit des fusils en fond. Le soldat hésite à rejoindre les insurgés mais il choisira de rentrer chez lui avec sa fiancée « pour se multiplier ». La langue est féroce et poétique, quelque chose entre Villon, Rimbaud et le plus trivial qui fait que l’on reconnait immédiatement Brecht.

 Ne pas oublier si l’on prend ce point de capiton chronologique que le premier volume des péripéties de Chvéïk par Hasek est imprimé à Prague en 1922, et connaît un succès populaire immédiat malgré le mépris de la critique. Voilà un brûlot anarchisant contre la guerre et les autorités qui tombe à pic, en 1923, Berlin s’en empare. Erwin Piscator, le metteur en scène révolutionnaire, inspirateur de Brecht, monte  les aventures de Chvéïk au théâtre politique dans une adaptation éblouissante de Reimann et de Max Brod. Ce dernier édite les œuvres de Kafka après la mort de son ami en 1924. Au moment du tournage des  Bourreaux  Brecht écrira une nouvelle version du soldat Schweik, cette fois dans la deuxième guerre mondiale, mais nous y reviendrons.

Chvéïk est un roman plus ou moins autobiographique de Hasek, l’auteur tchèque. Le personnage, réformé pour idiotie et faiblesse d’esprit, incarne à lui seul toute l’absurdité de la Première guerre mondiale et de toutes les guerres puisque Brecht le reprendra pour dénoncer la Seconde. Idiot mais parfois si rusé que l’on doute de son  incompétence enthousiaste, il ridiculise tous ceux qu’il rencontre, les fauteurs de guerre, qui eux ne croient pas à l’utilité de la guerre mais la mènent par sordide intérêt. Chvéïk, à leur inverse, manifeste un élan patriotique inconsidéré  et ingénu qui organise le désordre.

La première des Tambours dans la nuit a lieu le 20 décembre 1922 au Deutsch Theater[12], et dans la distribution il y a déjà un certain Alexander Granach qui jouera le rôle de l’inspecteur Gruber dans Les Bourreaux meurent aussi[13] Brecht est mécontent de la mise en scène de Hollander et le dit dans des termes qui relativisent un peu ceux qu’il adressera à la réalisation de Lang plus tard [14]. Le problème pour Brecht est dans la manière dont la mise en scène de Hollander  appuie « la contre-révolution bourgeoise », celle qui a coûté la vie à Rosa Luxembourg. Si Lang est le plus grand réalisateur de son époque, à qui la UFA ne saurait rien refuser, tout ce que faisait Brecht à Berlin jouissait d’une  grande publicité, soulevait passions et débats, comme le procès qu’il intente à Pabst pour avoir dans sa version filmée(1930) édulcoré la représentation de la lutte des classes dans l’Opéra de quat’sous.

L’Opéra de quat’sous (1928) est une pièce musicale de Brecht et de Kurt Weill pour la musique. Elle se passe à Londres. La fille du roi des mendiants Peachum épouse en cachette un dangereux criminel Mackie le surineur. La guerre fait rage entre les deux hommes et Peachum menace de troubler les fêtes du couronnement. Il obtient que Mackie soit pendu mais tout se termine bien, la reine gracie et anoblit Mackie. Brecht se radicalise de plus en plus et dans sa représentation théâtrale des slogans sont projetés sur le mur du fond et les acteurs portent parfois des pancartes, ou sortent de la situation dramatique pour s’adresser directement au public. L’interprétation défie doublement les conventions, celle de la représentation et celle de la respectabilité de la propriété « Qui est le plus grand criminel : celui qui vole une banque ou celui qui en fonde une ? »

Nous pouvons donc relever la discontinuité, tant pour Lang que pour Brecht, entre la strate archéologique de 1922 et celle de  1930, et trouver trace de l’influence d’un autre événement, « un accident »qui comme dans un film de Lang ou une pièce didactique de Brecht déclenche la machine infernale du récit puisqu’en 1923, un certain Adolf Hitler rédige Mein Kampf (mon combat) alors qu’il est en prison pour avoir fomenté un coup d’Etat. Le livre  fait aussitôt fureur. Pourtant la propulsion sur le devant de la scène de cet histrion marqué la continuité historique, celle du fascisme,  la manière dont Brecht et Lang ont vécu la première Guerre mondiale et l’échec révolutionnaire spartakiste. L’écho provient encore de plus loin puisque l’ébranlement sismique  part de la Guerre de Trente Ans et de l’impossible sortie de la féodalité pour une paysannerie écrasée, l’absence d’unité nationale. Il n’y a pas eu de roi décapité comme en Angleterre ou en Allemagne mais des petites monarchies absolues et un empire se désagrégeant, nous le verrons en voyageant dans le Prague des BourreauxMein Kampf correspond à la conscience d’une partie des Allemands : l’Allemagne n’a pas perdu la guerre, son armée a été trahie par un coup de poignard dans le dos, un complot juif, franc-maçon et communiste. C’est déjà l’opinion d’Heydrich. Alors que l’autre partie de l’Allemagne croit aussi à la trahison mais à celle des aristocrates et capitalistes qui ont conduit à la guerre et à celle de la social-démocratie qui a vendu l’Allemagne aux mêmes en assassinant les Révolutionnaires, le tout sur fond de misère, de chômage.. Voilà la conscience déchirée d’un peuple sous la République de Weimar. Si Brecht est tout de suite proche des spartakistes, des communistes, le cas Lang est infiniment moins évident, il est l’époux d’une nazie, Théa Von Harbou qui est sa scénariste et certains de ses films, dont son chef d’œuvre Metropolis (1927), témoignent d’une certaine ambiguïté à l’égard de la problématique nazie.

2- des voyous qui se prennent pour des hommes d’Etat

L’intérêt de Lang pour le travail de Brecht vient de loin.  En faisant la critique de M le Maudit, Herbert Jhering a  souligné que Fritz Lang et sa scénariste d’épouse « empiétaient sur  l’Opéra de quat’ sous et filment un syndicat de truand. La corporation des pickpockets, cambrioleurs et escrocs, se sent menacée par la dictature policière qui s’établit  sur la ville pour découvrir l’assassin. Elle part, elle aussi, à la chasse à l’assassin pour retrouver sa tranquillité ». Si Herbert Jhering,  l’auteur de l’article et de la comparaison, a apprécié la manière froide, détachée dont sont peintes les répercussions de l’assassinat d’enfants sur la population, il ne voit dans cet empiètement sur l’œuvre de Brecht qu’attraction pour attirer le public, le « vieux romantisme du crime enjolivé par la littérature dans un monde  romanesque falsifié et maquillé »[15]

Environ dix ans après, à la veille de la prise de pouvoir des nazis, Lang tourne M Le Maudit. Dans les rues, nazis et communistes s’affrontent, plus de 50 % des membres du parti communiste sont des chômeurs. Lang, en 1931, réalise M le Maudit avec Peter Lorre dans le rôle du tueur d’enfant. Ce dernier, tout en tournant avec Lang,  participait à la création d’Homme pour homme avec Brecht dans une version remaniée.

Le premier mai 1931, Heydrich est rayé des cadres de la marine pour une sombre affaire de séduction de femme et arrogance devant le tribunal, il épouse une nazie convaincue Lina von Osten, en juin 1931,  il s’enrôle dans la SA (section d’assaut) de Hambourg pour obtenir un poste dans la SS avec ses beaux uniformes noirs, il s’installe à Munich et Himmler lui confie aussitôt les services de renseignement. Il participe avec enthousiasme aux combats de rue qui firent de nombreux morts et blessés contre les rouges avant les élections municipales  du 27 septembre 1931. Il est surnommé « le fauve blond » à la tête de ses commandos motorisés qui frappent, tuent et disparaissent aussitôt.

 

Légende : M le maudit, Shränker, le chef de la pègre.

M le Maudit 1931: un meurtrier d’enfant terrorise une ville allemande. La police le traque et la pègre sous la direction de son chef Shranker, gênée dans ses activités illicites, se lance à son tour dans la recherche en utilisant son réseau de mendiants. Un dernier meurtre, celui d’une petite fille Elsie amène un aveugle à reconnaître le meurtrier qui siffle un air de Grieg. Il le marque sur l’épaule d’un M et la pègre l’attrape, le fait passer en jugement. Le criminel tente en vain d’expliquer qu’il est un être double. La police arrive et l’arrache au tribunal de la pègre et il est condamné à mort par un tribunal officiel. La mère de l’enfant une femme de ménage tient des propos désabusés sur le fait que cela ne lui rendra pas son enfant et que tout continue.

La dénonciation du nazisme par Lang débute dès M le Maudit où le chef de la pègre a des attributs gestuels et vestimentaires du S.A. Vêtu de gants noirs, d’un manteau de cuir rigide, il  manie sa canne comme un symbole de pouvoir, Schränker le chef de la pègre se comporte comme un nazi. Mais si vous regardez la photo ci-dessus qui le représente il y a dans le personnage aussi du burlesque : le melon de Chaplin, comme sa canne. Attributs de Charlot pour quelqu’un qui à la brutalité d’un Heydrich, voir de l’histrion Mussolini (en 1922 c’est la marche sur Rome des chemises noires). Le burlesque dans le fascisme rapproche Lang de Brecht et de l’Opéra de Quat’sous qui vient d’être joué en 1928 et porté au cinéma en 1930. C’est le testament de son héros favori, le docteur Mabuse, qui déclenche les hostilités avec les nazis : Réalisé par Lang en 1933 il inaugure une nouvelle figure de Mabuse. Le testament du docteur Mabuse ne représente plus le triomphe du Mal comme entité abstraite mais comme l’ambition d’un projet politique dément. On y voit le Docteur Baum, psychiatre fou puiser l’inspiration des crimes qu’il commet dans le cerveau malade du Docteur Mabuse qu’il a interné. Lang a mis dans la bouche du criminel des paroles inspirées de Mein Kampf. De même, il a dirigé le jeu de son acteur dans un style oratoire et une gestuelle qui évoquent Hitler quand le personnage expose ses desseins criminels. Nous reviendrons sur cette vision essentielle pour Lang du nazisme comme psychose, elle n’est pas contradictoire avec l’affirmation de Brecht pour qui on ne peut comprendre et surtout combattre le nazisme si on en dénonce pas sa nature capitaliste mais elle insiste sur la folie, l’inquiétante étrangeté autant que la forclusion du nom du père. M le maudit est déjà, comme Le Testament du docteur Mabuse, l’Opéra de quat’sous, la représentation de la collusion de la pègre et des puissants mais avec cette dimension languienne de la fascination pour la folie.

 Début mars 1933, la sortie du Testament du docteur Mabuse, quinzième film de Lang est annoncée dans 183 salles berlinoises. Le 29 mars, le film est interdit. Voici les raisons invoquées : «film attentatoire à la sûreté de l’État. […] l’horrible mélange de criminalité et de folie porte atteinte à la sûreté et à l’ordre publics […] peut constituer pour les éléments communistes […] un parfait manuel de préparation et de perpétration d’actes terroristes. »[16]

3- Homme pour homme et le maudit

M le Maudit a été une étape fondamentale  dans la carrière de Lang, un moment de recherche, d’expérimentation. Il a tenté de repousser le passage au parlant, il a tourné Lafemme sur la lune en faisant appel à ce qu’il aime dans le cinéma, l’aventure scientifique à la Jules Verne, une sorte d’appel ultime à la magie, à l’enfance puis à la suite de l’échec il se résigne à faire une film parlant. Il n’est pas le seul, Chaplin éprouve les mêmes réticences. Dans Les Temps modernes, il donnera le monopole de la parole au grand capitaliste tortionnaire du vagabond à travers le travail à la chaîne. Charlot conserve le mime, la liberté, le capital s’arroge  le monopole du discours, de l’ordre, de la chosification. 

Avec le parlant, Lang mène un nouveau combat pour le cinéma, pour préserver le renouveau de la poésie qu’a constitué ce mode de représentation inédit «(…) les rapports entre le film et le livre, entre l’image animée et le mot, sont plus complexes que ceux d’une simple rivalité. Car l’image animée vient aussi au secours du mot, quand celui-ci n’est plus qu’un squelette décharné. De cette épure, transparente et morte, quasi dépourvue de toute substance, l’écran ressuscite tout à coup une existence sensible, une lourde épaisseur de réalité, presque surdéterminée par une foule de caractères particuliers. Ainsi, un vocabulaire flétri, impuissant, retrouve des significations vivantes, mémorables, génératrices d’émotions. [17] » Ce renouveau est mis en péril par chaque invention technique, le parlant, la couleur, tout ce qui prétend à une meilleure imitation du réel et qui fait perdre de leur substance à ces significations vivantes, mémorables, chargées d’émotion dont parle ici Jean Epstein dont les surréalistes diront qu’il s’agit d’un « réel de plus » ou même un vice : « Le vice appelé surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses.[18] » Quiconque a fait une analyse se souvient de ce moment où surgit une vision qui a, de toute évidence, une grande importance. En parler présente le risque que les mots érodent la charge imaginaire dont cette évocation vous a paru riche. Comment retrouver à chaque découverte technique qui prétend vous rapprocher de la reproduction de la réalité ce stupéfiant image, telle est la question ?

Comment travailler à partir de la triple caractéristique du cinématographe : premièrement la caméra enregistre la réalité et donc restitue au spectateur des fragments d’activité sensorielle, produit chez lui une sorte d’anesthésie intellectuelle, son intégration à la nature mais celle-ci a pris la caractéristique de la ville, de la foule parce que le cinéma est mouvement. Sa deuxième caractéristique est celle d’un mouvement ininterrompu qui stimule, énerve. Enfin, le cinéma n’est pas seulement cela il est aussi révélation de formes, de fragmentations, de dissolution ordinairement inconnu. Il agit sur les corps avec un sadisme digne de Francis Bacon. Quand on réunit ces trois caractéristiques nous avons bien « le stupéfiant » non seulement image mais le son, la couleur, parce que tout ajout d’un élément de réalité ne modifie pas réellement la situation quand est mis au point,  Lang est orfèvre en la matière, une manière  de préserver certains effets qui tiennent du rêve mais aussi ceux d’alternance entre moment d’absorption en soi-même et état de relative conscience, de participation à la représentation. A cela il faut ajouter l’effet de la salle obscure qui coupe avec la réalité quotidienne, une mise en  condition qui dans le film Les Bourreaux est clairement décrite lorsque dans la séance de cinéma où l’assassin du bourreau s’est réfugié la rumeur court de l’assassinat et témoigne de la première prise de conscience d’un peuple qui s’éveille tandis que les lumières se rallument. Le passage entre le film anesthésiant et l’éveil joyeux n’est pourtant pas complètement une rupture, la musique de Smetana qui accompagne les images du fleuve sur l’écran est déjà un hymne national et l’enthousiasme général à l’annonce de la mort du bourreau est relayé par l’explosion sur l’écran d’un bouquet de fleurs blanches. La séance de cinéma est comparable à ce moment de l’éveil du dormeur où l’activité onirique devient intense sollicitée par la réalité tout en jouant un maximum sur le déplacement des signifiants par rapport au signifié. Toute la puissance de suggestion du cinéaste qui devient l’objet de la représentation dans Mabuse fonctionne selon ce modèle, celui du rêve dans lequel se multiplient les signifiants par rapport à un signifié sur lequel le spectateur doit chercher la vérité, le cinéaste introduisant le doute sur la nature de ce qui est représenté. L’indicible est non seulement l’horreur de ce qui ne doit pas être représenté mais le fait de ne pas céder aux effets spéciaux de l’horreur pour mieux préserver la recherche de vérité et la maîtrise du spectateur comme une attitude politique.

« Car l’homme qui, dans l’acte de parole, brise avec son semblable le pain de vérité, partage le mensonge » dit Lacan dans un texte énigmatique -sans doute pour préserver l’indicible- texte intitulé la Prosopée de la vérité. Un texte énigmatique mais très beau  revendiquant entre l’analyste et l’analysant une mise en scène qui cherche la vérité. Cette recherche de vérité peut être simple suggestion, elle correspondra au narcissisme de l’analyste qui l’imposera à la manière dont Mabuse prive ses victimes de toute volonté et les nazis leur criminelle illusion. Lang, pensons-nous, cherche une vérité qui se dérobe à une maîtrise aliénante simple hypnose et suggestion, il dissout les mystères de l’imaginaire qu’il tend à créer en introduisant le mensonge, le doute comme condition de la liberté du spectateur. Le cinéma de Lang comme acte de parole entre un analyste-cinéaste et un analysant spectateur, nous y reviendrons, soulignons simplement que le début de l’action des Bourreaux part des armoiries tchèques avec la fière devise de Jean Hus : « la vérité vaincra » et descend vers la croix gammée nazie, reproduisant la première image du film propagande par excellence (le triomphe de la volonté) de là nouvelle descente vers le portrait d’Hitler, le maître, le sujet censé savoir, imposant un idéal du moi guerrier et patriarcal à un peuple défait. Vérité et mensonge, histoire et fiction, le tout en poussant le plus loin possible le travail sur le signifiant, image, son, sur la « lettre » ou le fonctionnement de l’inconscient d’un spectateur comme d’un peuple. 

M le  Maudit  ou comment représenter le plus horrible des crimes, le meurtre d’une enfant, pas de reconstitution sanglante mais l’image, le signifiant comme signification,  un cri, un appel : « Elsie », une cage d’escalier vide puis un fourré d’où roule lentement un ballon qui se prend dans les fils télégraphiques. L’image arrachée au réel.  Dans le même esprit, le travail sur le son devient signification, suscite mémoire, émotion.  La mélodie de Grieg que siffle Peter Lorre le trahit. Un sifflement, ce n’est pas celui que nous entendons mais celui qu’entend un aveugle dont l’ouïe est particulièrement sensible. Il doit se boucher les oreilles quand un orgue de Barbarie a un son trop strident. La violence exercée sur cette oreille-là est sans commune mesure avec ce que nous éprouvons et elle met en relief le fait que l’assassin se bouche les oreilles pour ne plus entendre sa propre musique, cette voix psychotique qui le pousse au meurtre.

Ainsi dans M le Maudit, Lang –qui s’affirme dénué de sens musical-  tente de traduire spatialement  la manière dont l’aveugle perçoit le sifflement de l’assassin. C’est un repérage de l’espace que peut percevoir un aveugle : « La lettre sur les aveugles de Diderot, explique Lacan, démontre combien, de tout ce que la vision nous livre de l’espace, l’aveugle est capable de rendre compte, de reconstruire, d’imaginer, de parler [19], » bien sûr en ce qui concerne l’aveugle cela a à voir avec l’acuité de l’ouïe mais ce qui intéresse Lang est plus encore puisque cela concerne aussi la traduction cinématographique de la voix intérieure du criminel, c’est-à-dire la constitution du sujet a pour reprendre la terminologie lacanienne, la lisière du moi dans sa relation à l’autre, la préoccupation et le doute, la distanciation. Le cinéma est le regard, le son est aussi regard, mais pas seulement regard concret, au contraire il peut s’exercer dans l’aveuglement de ce regard concret dans le mode structurel du contact que nous avons avec autrui, les rapports sociaux et l’étrangeté, le doute que l’habituel provoque en nous.

Légende : Peter Lorre dans M le Maudit

Peter Lorre pendant le tournage de M Le maudit, jouait le rôle principal de la pièce de Brecht, celui de Galy Gay. A chaque étape de la vie du personnage, il devait changer son allure, ses gestes, sa façon de parler. A cette occasion, Brecht et Lorre avaient mis au point « le gestus social », ce qui dans l’action révèle à travers le jeu de l’acteur son être social. Peter Lorre n’était pas un simple comédien pour Brecht, il participait pleinement à cette élaboration théorique. Outre son physique et sa présence, il  avait une qualité de jeu que les metteurs en scène n’apercevaient qu’en visionnant les rushs et ils découvraient alors à quel point l’acteur dominait l’écran[20]. Comment considérer que Peter Lorre, alors qu’il est avec Lang le malade tueur d’enfant, l’être double entraîné par son mal, puisse  jouer ce  rôle  sans référence au  travail accompli au même moment avec Brecht[21].  Surtout si l’on sait que ce moment d’expérimentation, de recherche pour Lang est aussi celui de son évolution vers un antinazisme de plus en plus marqué et qui débouchera sur l’exil des deux hommes en 1933, quand les nazis prendront le pouvoir.

Lang ne cessera pas de parler du nazisme, non du phénomène historique dont il sera question dans quatre films mais du « malaise dans la civilisation » y compris dans les sociétés dites démocratiques.

Comme tous les grands, Lang n’entre dans aucune école, et ce qu’il a à dire passe avant tous les procédés, on pourrait à son propos retrouver ce qu’Aragon appelle en littérature le « mentir-vrai » qui n’est pas éloigné du choix de la fiction pour dire non pas comment les choses sont en vrai mais comment elles sont vraiment selon Godard résumant Brecht.  Avec un danger incontestable chez Lang, celui d’une perfection formelle telle que le film s’immobilise et paraît déterminé par une structure organique qu’il s’agisse de plans épurés et d’enchaînements ayant des allures inexorables, le spectateur est pris dans la force d’une écriture qu’il ne peut que subir et qui reste dans son imaginaire comme un rêve, même si Lang montre toujours le dispositif. Brecht est le théoricien d’un théâtre qui organise esthétiquement mais aussi politiquement  la rupture avec la représentation théâtrale telle qu’elle a eu lieu jusqu’ici : « ce qui a disparu dans la dramaturgie brechtienne c’est la catharsis aristotélicienne, la purgation des passions par l’identification avec le sort bouleversant du héros[22] ». Ce que l’on appelle la distanciation (en allemand verfremdungseffekt). Cela peut passer par des ruptures dans la fiction par de la musique ou une adresse directe au public, ou encore des permutations de rôles, toutes techniques introduisant une confrontation avec l’illusion et l’identification. De ce point de vue le cinéma a ses propres techniques, l’interpellation peut être un gros plan de visage, un aparté de l’acteur à la Woody Allen. Si le cinéma est un art avec son langage propre c’est aussi avec sa capacité référentielle à cristalliser l’expérience de chacun en images, c’est ce potentiel du langage cinématographique d’une « image dialectique » qui le rend différent du théâtre, accroit sa puissance de suggestion. A ce titre, Mabuse, l’hypnose dans lequel il plonge ses victimes, comme le spectateur, nous confronte à ce pouvoir, le dénonce.  Le malaise éprouvé en tant que spectateur vient peut-être de la force hypnotique du dispositif alors que Lang cherche la distanciation, le doute sur ce qui est représenté.

Brecht pense que ce qui opprime les êtres  humains peut être vaincu par eux, l’art doit les aider à accomplir cette tâche. Aucune forme d’art n’est éternelle, elle doit naître de la nécessité pour chaque société d’inventer un art qui contribue à sa délivrance, à son accouchement.  Il s’agit de « faire percevoir un objet, un personnage, un processus, et en même temps le rendre insolite, étrange » pour vaincre l’illusion que les choses sont représentées comme elles sont de toute éternité. Si pour Brecht la distanciation unit esthétique et politique dans un but didactique de prise de conscience de la nécessité de la révolution, pour Lang le même effet de distanciation renverrait plutôt à ce que Freud a défini comme « l’inquiétante étrangeté »(unheimlich) par laquelle la psychanalyse a pour lui effectivement quelque chose à voir avec l’esthétique. Freud part de son analyse du refoulement et de la manière dont à travers ce refoulement toute émotion peut-être transformée en angoisse. « Cette sorte d’angoisse serait justement l’inquiétante étrangeté… Cet Unheimliche n’est en réalité rien de nouveau, d’étranger, mais bien plutôt quelque chose de familier depuis toujours, à la vie psychique, et que le processus du refoulement seul a rendu autre [23]. » On mesure la subtilité de ce qui réunit Brecht et Lang et de ce qui les oppose.

L’essentiel sur le  travail de l’acteur tel que l’envisage Brecht, tel qu’il en élabore les bases avec Peter Lorre est dit dans L’exception et la règle, il ne s’agit pas de mode arbitraire, d’une invention pour les snobs mais d’une tâche politique  que Brecht décrit en 1930 

Les acteurs

Observez bien le comportement de ces gens :

Trouvez-le surprenant, même s’il n’est pas singulier

Inexplicable, même s’il est ordinaire

Incompréhensible, même s’il est la règle.

Même le plus petit acte, simple en apparence

Observez-le avec méfiance ! Surtout de ce qui est l’usage

Examinez la nécessité !

Nous vous en prions instamment :

Ne trouvez pas naturel ce qui se produit sans cesse !

Qu’en une telle époque de confusion sanglante

De désordre institué, d’arbitraire planifié

D’humanité déshumanisée,

Rien ne soit dit naturel, afin que rien

Ne passe pour immuable[24].

 

Ce doute sur le banal, sur le plus quotidien, pourrait être du domaine de la psychanalyse, qui passionne Lang. Encore que cette référence cursive mériterait des explications, il faudrait le montrer mais aussi souligner l’influence d’Adorno sur lui. Ce dernier est critique vis-à-vis de la théorie de Freud en tant que marxiste mais il l’est encore plus  à l’égard des « révisionnistes néo-freudiens » dont « la pensée est frappée au coin de l’anodin » et qui « pactisent avec le bon sens », le fond de commerce pris à la psychanalyse  utilisé par Hollywood, par Hitchcock en particulier face auquel on le sait Lang vit une concurrence critique (qui est le maître du suspens ?) un peu méprisante. Pour Adorno et Lang sans doute la psychanalyse en « en tant qu’elle porte sur la libido en tant que donnée présociale atteint (…) les points où le principe social de domination coïncide avec le principe psychologique de la répression des pulsions[25] », ce qui pose comme nous le verrons la question de la rencontre entre marxisme et psychanalyse dans la radicalité de chacune des deux théories. Faire de Lang un freudien radical voir un lacanien avant la lettre n’est pas absurde. Donc pour revenir au concept freudien de l’inquiétante étrangeté, notons que  c’est dans le fond le « je sais bien mais quand même » du fétichiste, l’obsédé de la création ou le refus de la castration maternelle qui a lui-même beaucoup à voir avec l’inquiétante étrangeté. Notons de ce point de vue du fétiche que Brecht et Lang  partagent une certaine conception de « la distanciation » non seulement en ce qui concerne le jeu des acteurs mais dans l’attention qu’ils portent aux objets.

Comme ils partagent l’idée que la représentation ne doit pas imiter le réel, faire même plus que le styliser selon les catégories de la mimesis d’Aristote mais l’amplifier, en grossir les traits car comme le dit Brecht, l’original, ce que l’on décrit est trop discret, il n’aide pas à  la réflexion, « il s’exprime à voix trop basse ».

 Nous retrouverons aussi une référence commune aux aspects comportementaux, le caractère du personnage dépend de son évolution dans des rapports sociaux déterminés, c’est l’action et même l’interaction qui détermine son caractère. Mais là nous sommes peut-être encore dans le classicisme du cinéma, celui qui fait débat entre Lang et Godard sur la fin du Mépris, Lang reprochant à Godard de s’intéresser plus aux conséquences de l’action qu’à l’action elle-même qui pour lui caractérise le cinéma en tant qu’art (le dinosaure et le bébé). Godard serait alors plus brechtien que Brecht et Lang réunis.

La principale difficulté pour saisir la conception de l’épique pour Bertolt Brecht réside dans le but didactique que se donne ce théâtre. Brecht l’a résumé le  15 mars 1942 dans son journal de travail en critiquant Elizabeth Bergner (l’actrice la plus en vogue du théâtre dominant): « Evidemment, le principal obstacle, c’est qu’elle ne voit pas le public comme une assemblée de révolutionnaires, qui accueillent un rapport sur ce monde à changer. (…) elle aperçoit l’ensemble comme un nouveau « style », une mode arbitraire…. »[26]

4-Doute, maladie mentale et peine de mort

 La conception épique de Fritz Lang ne le conduit pas s’adresser au public comme à une assemblée de révolutionnaires qui accueilleraient un rapport sur un monde à changer. Pourtant il serait inexact de gommer sa volonté de critique  sociale, elle ne se démentira jamais mais disons qu’il s’agit plus d’une interrogation que d’une interpellation encore que celle-ci ne soit pas absente mais pour accroître le doute. Le style de Lang pour artisanal qu’il se revendique n’en est pas moins en quête d’inventions de procédés significatifs pour exprimer ses préoccupations éthiques et faire entrer le spectateur dans un chemin dont le doute est le principe. Lang revendique la justice et ne croit pas à la manière dont celle du pouvoir s’exerce. Avec y compris une réflexion permanente  sur ce qu’il est possible de dire ou de suggérer pour forcer à la réflexion, sur ce qui ne va pas en faisant surgir le sentiment d’angoisse et d’inquiétude sous ce qui apparaît le plus banal. Lang introduit un ébranlement sous l’apparence tranquille de la surface des choses. La force du cinéma de Lang réside dans cette adéquation entre le doute moral et celui sur le regard, sur ce qui est vu à l’écran et qui n’est –comme pour Brecht- souvent qu’illusion de réalité, mise en scène des puissants.

 Les bourreaux meurent aussi  témoigne, à la  manière de Lang que reconnaîtra Godard, d’une rupture avec les conventions en vigueur et c’est peut-être ce qu’il cherche avec Brecht, une collaboration de rupture autant qu’une fraternité politique de deux exilés, l’une n’allant pas sans l’autre. Il a trouvé dans le cinéma hollywoodien ce primat de l’action qui le relie au muet, mais il peut faire fi du casting sur la mise en scène, imposant des acteurs à contre-emploi ou sur le seul critère de leur maîtrise ou non de l’anglais. Il casse toutes les rhétoriques convenues en basant la totalité du film sur des oppositions, identifications entre nazis et résistants, non pas pour créer l’idée que le mal ferait partie de la condition humaine et que nazis, criminels ou bourreaux et victimes se valent, ça c’est le contresens dans lequel se complaît la critique, mais pour briser les effets d’illusion dans lesquels tel Mabuse il demeure un maître incontesté. Il choisit une déstabilisation permanente du spectateur soumis à la fois à des effets hypnotiques et invité à contempler le dispositif de l’hypnose. C’est pourquoi on peut parler de « distanciation » avec le rôle joué par les collages, le texte écrit, les objets sur lesquels nous reviendrons à plusieurs reprises, là encore nous retrouvons Brecht qui  note que les objets qui souvent remplacent le décor chez lui sont très importants, ils doivent être choisis avec soin comme il le dit à propos du travail de son épouse, Hélène Weigel : « Comme le planteur pour sa pépinière choisit les graines les plus lourdes et le poète pour son poème les mots justes, de même [Weigel] choisit les objets qui sur la scène accompagnent les personnages… Tout est choisi pour son âge, son utilité et sa beauté, avec les yeux de celle qui pétrit le pain, tisse les filets, prépare la soupe, les mains de celle qui connait la réalité. [27] »

Pour symboliser une usine, Brecht n’inventera pas un décor qui reproduira des bâtiments, des cheminées, mais il mettra une pancarte indiquant le niveau des salaires, une photo du propriétaire, une autre des ouvriers à la cantine, par exemple…

Or une des marques du style languien est le gros plan sur des objets que Lang voulait toujours faire lui-même et auxquels il accorde une grande importance. Filmer des objets n’est pas gratuit et contribue à faire avancer l’action comme dans les exemples du briquet de Czaka, du revolver qui joueront un rôle dans la conviction ultérieure de sa culpabilité. Mais il existe d’autres objets filmés dont le lien avec la narration est moins évident ils apparaissent comme une rupture, un plan de coupe, une discontinuité sans lien spatial ou temporel, ainsi en est-il des plans des horloges pragoises. Ce sont des ponctuations dans la narration, on pourrait les considérer dans le cas des horloges comme une manière de nous situer à Prague mais il est des vues bien plus caractéristiques de la ville dont Lang nous fait grâce. Ces plans  sont plutôt une autocitation, ainsi en est-il de la cravache du bourreau et de ses bottes dans la première séquence qui font songer au maniement de la canne du chef de la pègre dans M le Maudit, les horloges elles renvoient à la représentation du temps dans Mabuse, autant qu’une méditation sur le temps à rebours (horloge hébraïque)et à la crucifixion du fils dans Metropolis.

Il s’agit de « traces », le cinéma se crée dans sa relation à l’Histoire en insistant sur la singularité des histoires qu’il raconte et les sens et l’émotion, comme chez Proust,  subissent des chocs avec la réalité sensible à l’intérieur de la fiction narrative. A la différence près qu’il y a là une interpellation du spectateur -c’est sûr pour Brecht- comparable à celle de l’admirable livre de Agee sur la manière dont il faudrait restituer la pauvre paysannerie de l’Alabama : « Si je le pouvais, à ce point, je n’écrirais rien du tout, il y aurait des photographies ; pour le reste, il y aurait des fragments de tissu, des morceaux de coton, des mottes de terre, des paroles enregistrées, des bouts de bois et de fer, des flacons d’odeur, des assiettes de nourriture et d’excrément »[28]. Pour narrer l’univers des petits bourgeois allemands qui acceptent la confiscation de la Révolution, l’assassinat de Rosa Luxembourg et qui sont déjà prêts pour le nazisme, Brecht nous décrit une noce grotesque dont les meubles s’effondrent, on sent l’odeur  de la sciure et de la colle. Lang passe des heures à soigner le gros plan d’une vaisselle dans l’évier pour représenter le désarroi et le désordre d’une ménagère américaine. La fiction est aussi la manière de dire le peuple et un tel dit est le cœur du problème : entre la confiance au peuple (le premier titre du film abandonné par Lang) et la peur des foules, entre le génie d’une intervention sans laquelle il n’y a pas d’histoire et l’événement ne bouleverse rien et la tendance paranoïaque à chercher des boucs émissaires comment traiter du sujet historique et de l’inconscient collectif ?

Il y a quelque chose de l’ordre du collage dans ce choix de fragments, d’écrits, d’objets que la camera frôle, un pont est établi entre l’économie de dialogue du muet et une modernité basée sur l’autonomisation de plans géométriques se substituant presque à la narration. L’objet dit plus qu’un long dialogue explicatif, il est action et distance, interpellation. Nous verrons que l’apparition de Brian Donlevy, l’assassin du bourreau, dans le film débute par sa course dans une ruelle, puis sa rapide transformation, enlever la casquette de l’ouvrier qui a accompli l’exécution du bourgeois pour mettre un chapeau bourgeois, cette connotation entre l’exécuteur ouvrier et la personnalité réelle de la Résistance n’est certainement pas de l’ordre du hasard.  Heydrich le bourreau part en voiture pour l’usine Skoda, le raccord sur le taxi dont le moteur tourne marque une certaine simultanéité de l’action. On peut en déduire que le fugitif vient d’assassiner Heydrich à l’usine en se déguisant en ouvrier. Bien que nous apprenions également qu’il ne s’agit pas d’un ouvrier. Le raccord est un faux raccord, il crée une fausse adéquation temporelle entre la première séquence dont nous verrons qu’elle est elle-même un condensé de temps de la domination nazie et la suite du film, la fuite de l’assassin, la machination et les otages. Nous avons parlé de Godard, ce n’est pas seulement à cause du Mépris dans lequel Lang est la mise en scène incarnée ou de l’opposition entre Le Dinosaure et le Bébé mais parce que ces deux lyriques sont à la recherche d’un réalisme supérieur et que celui-ci est politique, qu’il s’agit d’en subvertir l’ordre de la représentation, sans compromission avec les facilités du spectacle. Il y a chez les deux hommes une tentation qui serait de pousser la mise en scène jusqu’au chef d’œuvre inconnu, pousser la perfection jusqu’à la noyer dans les formes.

Lang sur un scénario de Brecht, qu’il pense avoir suivi presque scrupuleusement, est confronté, sous l’œil critique puis distant de Brecht aux facilités du spectacle et la représentation de l’horreur nazie à travers le cas d’Heydrich. Celui-ci dans la réalité n’est pas seulement « le Bourreau de Prague » mais le SS qui met en œuvre le pire de la vision hitlérienne, on le retrouve dans la nuit des Longs couteaux avec l’assassinat des SA de Röhm, celle de Cristal, un gigantesque pogrome, ainsi que dans toutes les manipulations qui président à l’entrée des troupes de la Wehrmacht en  Tchécoslovaquie, en Pologne, les différentes étapes de l’extermination, rien ne le rebute, qu’est-ce que cela signifie pour deux artistes antinazis ? Pour Brecht qu’au-delà de l’événement, de l’horreur nazie, « le supplément foudroyant [29]» du capitalisme, on ne vainc le nazisme qu’en attaquant son fondement capitaliste, pour Lang il y a là une psychose et le véritable malade mental n’est pas celui que l’on traque.

 Ne pas oublier que les nazis ont vu dans M le Maudit une apologie de la peine de mort. Ne pas gommer non plus que ce fut sur les malades mentaux, « une vie indigne de vivre » selon le programme lancé en 1939, que furent expérimentées les méthodes d’extermination massives, le mode d’exécution par oxyde de carbone diffusé dans un lieu hermétiquement clos toujours sous la direction de la SS du couple Himmler/ Heydrich. Méthode qui tuait en quelques minutes et présentait le seul inconvénient d’entraîner les déjections des victimes et une masse de cadavres, le tout nettoyé par d’autres détenus. Entre janvier 1940 et août 1941, quelques soixante-dix mille malades et déficients mentaux furent gazés. Un film qui montrait un malade mental assassin de petites filles ne pouvait que contribuer à légitimer leur programme surtout si l’assassin avait le physique idéal du juif et manifestait des parentés suspectes avec les communistes. Les nazis reprendront d’ailleurs des extraits de M le Maudit pour représenter le juif dans leur propagande. L’ambiguïté n’est pas chez Lang, pas plus dans son premier film parlant que dans le dernier tourné au Etats-Unis,  L’invraisemblable vérité où il dénonce la peine de mort y compris pour le coupable, mais bien dans le regard qu’une société ose porter sur l’humanité. La représentation de l’intolérable doit se faire en tenant compte de ces ébranlements de la conscience qui obéissent à des logiques qui lui échappent, l’appréciation d’une œuvre intervenant à des croisements inattendus où ont surgi de nouvelles associations, des déplacements de sens. Que dire sur l’acceptation aujourd’hui de l’intervention systématique des bombardements pour régler des conflits diplomatiques mineurs, le prétexte humanitaire qui accompagne l’inertie des consciences ? Rien sinon que la violence gratuite des films grand public n’en est pas à l’origine mais qu’elle intervient dans ce contexte d’acceptation.  Il en fut ainsi de la manière dont les nazis ont reçu M le Maudit mais il en est ainsi également de la manière dont la critique lit aujourd’hui la représentation du nazisme dans  Les Bourreaux. Dans les deux cas selon nous n’a jamais été éradiqué  ce qui rend possible le nazisme.

Il y a une profonde entente entre Lang et Brecht sur le fait que le nazisme est un système au-delà de l’événement, sur le sujet historique mais pour Lang il y a dénonciation de l’inconscient collectif et du pouvoir qui prétend instaurer une loi, une norme. Quand Brecht radicalise son propos de l’Opéra de quat’sous en posant la question : « qui est plus coupable celui qui pille une banque ou celui qui la fonde ? » Lang le suit fasciné en complétant la question « qui est plus coupable le malade qui tue une enfant ou le chef de la pègre qui défend le système qui fait que les mères ne peuvent pas s’occuper de leur enfant ? » Comment représenter la véritable culpabilité ?

L’horreur à l’état pur, ce que le cinéma ne peut pas représenter,  Lang s’y est  confronté avec l’assassin de petites filles, il s’est déjà posé à ce propos toutes les questions morales que l’on peut imaginer, les limites à ne pas franchir. «  C’est le thème le plus difficile que j’ai jamais abordé, ne serait-ce que pour l’énorme responsabilité qu’entraîne le fait de traiter ce sujet » (…) comme dans tous ses films, Lang conclut simultanément à l’impossibilité de juger et à la nécessité de la justice (…) Lang à l’inverse du cinéma de propagande, ne dit pas ce qu’il faut penser. Il met le spectateur dans la situation inconfortable de s’identifier successivement aux différents points de vue. Il manifeste une compassion courageuse envers son protagoniste et réserve sa défiance à l’agitateur en manteau de cuir (Gustaf Grundgens) qui manipule le tribunal de la pègre, et la loi de lynch. (Son premier film en Amérique Fury[30], sera aussi une histoire de lynchage). [31] »

5- Etre antinazi n’a rien d’évident ni hier… ni aujourd’hui…

Les ambiguïtés dans la représentation ne doivent pas nous masquer les faits et le contexte politique auxquels sont confrontés les « exilés », et ce qu’affronte Lang quand il choisit de faire quatre films de propagande antinazie dont  Les Bourreaux  est le plus engagé. Avant le maccarthysme la société nord-américaine est encore pluraliste, le communisme n’y est pas totalement condamné, mais Hollywood reflète toutes les contradictions d’une époque à l’égard de ce qu’on appelle alors l’interventionnisme : « Le militantisme à  Hollywood s’inscrit dans ce contexte et se manifeste par de fréquentes prises de position individuelles en même temps que par la création de groupes plus structurés. C’est ainsi qu’en 1934, Joan Crawford proteste au nom des Ethiopiens contre l’invasion de Mussolini; qu’en 1936 The Anti-Nazi League of Hollywood est fondée pour lutter contre l’antisémitisme de certaines fractions de la population et dénoncer le développement d’activités pronazies aux Etats-Unis. Le Motion Picture Artist’s Committee rassemble des fonds pour soutenir les loyalistes espagnols contre Franco. En 1935, des antifascistes, parmi lesquels Dalton Trumbo et lIlian Hellman, empêchent le fils de Mussolini de venir travailler à Hollywood. Trois ans plus tard, Miriam Hopkins fonde le Studio Committee for Démocrat Action pour soutenir la nouvelle candidature à la Maison-Blanche. The Américain Mercury regrette cette politisation de l’industrie et s’en prend aux mots d’ordre tels  qu « arrêtons le fascisme », « sauvons l’Espagne », « paix », « démocratie », émanant à ses yeux d’un « communisme caviar ». Dans le camp adverse, le militantisme est pourtant aussi actif. En 1935, plusieurs milices sont créées à Hollywood: The Light Horse Cavalry, fondée par Victor Mc Laglen « pour sauver l’Amérique » et « promouvoir l’américanisme ». Les Hollywood’s Hussars, sous les auspices de Gary Cooper, « pour soutenir et protéger les principes et idéaux du véritable américanisme ». Ces organisations sont des « unités fascistes » selon The Nation, tant par leurs idées que par leur fonctionnement: les miliciens vêtus d’uniformes faits par des grands couturiers  – le luxe est toujours de rigueur à Hollywood- se mettent au service de tout groupe qui en fait la demande. Ces milices soutenues par un certain nombre de magnats (William Randolph Hearst est du nombre) et par les milieux d’affaires, eurent un rôle important dans la politique locale de l’époque[32]. »

Si l’on ne peut pas établir des causalités simplificatrices avec le contexte de l’époque, il serait parfaitement inexact de les négliger au profit d’une analyse complètement éthérée du film.  Ainsi en 1938, il n’y a rien d’évident à produire des films antinazis aux Etats-Unis. Le premier, celui d’Anton Litvak, Les aveux d’un espion nazi sort en 1939. Il se heurte à des mouvements violents, certaines salles de cinéma sont incendiées, des menaces de mort sont envoyées aux responsables de la Warner et les autres projets sont suspendus. Une véritable campagne se déploie contre les metteurs en scène européens comme Alfred Hitchcock et Fritz Lang  avec des films comme Correspondent 17 et chasse à l’homme, qui sont considérés comme interventionnistes. Celui qui rencontre le plus de difficulté est Chaplin. Le consul allemand à Los Angeles qui a le soutien de groupements nazis cherche à empêcher le tournage du Dictateur. Pour contrer le tournage de tels films, une commission d’enquête est mise en place en septembre 1941, sous les auspices des sénateurs Nye et Clark: 17 films sont déclarés « suspects » de propagande belliciste et anti-germaniste.

Des alliances se nouent alors entre cette extrême-droite nazie, antisémite et les ligues de vertu. Dans son Journal de travail, le 29 juin 1942, alors même que par ailleurs il met en chantier Les bourreaux meurent aussi, qui s’intitule encore Faire confiance au peuple, et alors que débutent ses démêlées avec l’autre scénariste Wexley, Brecht note une rencontre avec Renoir: « il relate par ailleurs que l’antisémitisme augmente rapidement dans les studios (« les juifs savent se défiler pour échapper à l’armée« ). p.302.  Il y aura un retournement de situation après le raid japonais sur Pearl Harbor le 7 décembre 1941. Le mot d’ordre des studios devient alors « What can Hollywood do to help with the war? » [33] Mais les dossiers seront repris à partir de 1947 avec l’ouverture de la guerre froide et le maccarthysme en 1950. Ainsi Lang qui a participé au mouvement antifasciste, à l’aide à la République espagnole, se retrouve fiché par le FBI comme sympathisant communiste. En fait les fiches maccarthystes sont constituées à partir de la participation aux activités antinazies de la fin des années trente et du début des années quarante.

La confiance dans les masses et dans le peuple chez Brecht n’a rien de spontané, il s’agit d’un véritable travail qui s’opère grâce à la compréhension, les luttes, l’organisation et c’est là sans doute que se situe la distinction avec Lang. Ainsi le bourreau, Heydrich, est peint de telle sorte qu’est privilégiée non l’analyse du criminel dans sa singularité mais le nazisme dans son inhumanité et le rapport de classe sur lequel il se fonde : le capitalisme. D’où notre hypothèse sur un film qui aurait tenté d’aborder « le sujet historique », dont la réussite provient de la capacité dont a témoigné Lang, une fois de plus, à donner une aura aux accents souvent prophétiques parce qu’il suggère un inconscient au mouvement historique, il dessine de ce fait ce sur quoi s’est brisé le socialisme au XXe siècle, esquisser de nouvelles relations émancipatrices pour les individus. En creux Les  Bourreaux  qui peint une résistance sans « psychologie individuelle », une description des « comportements » par la seule action, sont aussi une « lettre » sur la liberté et sur le rêve qui parvient à son destinataire par le biais du langage cinématographique et sa capacité à intégrer objectivité et impression subjective. Et le film porte ce projet jusqu’au malaise de l’identification-opposition entre nazisme et Résistance.

Pour encore préciser l’histoire étrange de ce film et donc son statut historique très particulier, il faut ajouter deux faits  tenant à sa diffusion: premièrement aux Etats-Unis  il fut sur la liste noire maccarthyste (blacklisté) parce  que certains dialogues furent considérés comme « communistes », Brecht passa d’ailleurs devant la commission mais s’en sortit très bien, ce qui ne fut pas le cas de l’autre scénariste Wexley[34] qui lui à l’inverse de Brecht était américain et membre du parti communiste. Il faut ajouter dans le film et dans l’entourage de Brecht, la présence de Hanns Eisler, lui-même communiste et dont le frère était soupçonné d’être le responsable du Kommintern aux Etats-Unis. Même Lang fut soupçonné à cause de ses activités antifascistes.

Et en France lors de sa première sortie en 1947, le film fut considérablement amputé. Il le fut non seulement parce qu’il était trop long mais dans sa structure même. Dans le film tel que l’a conçu Lang, en parfait accord avec Brecht,  il n’y a pas de véritable héros mais des histoires qui s’entrecroisent pour brosser l’histoire d’un peuple qui résiste avec quelques individus qui collaborent. La version française tenta de créer une unité autour de personnages principaux. Ainsi dans le double DVD de Carlotta nous avons les deux versions et l’on peut constater que la version française  a coupé des parties auxquelles Brecht devait tenir particulièrement puisqu’elles avaient trait à la résistance du peuple tchèque: 1) la scène où Svoboda après avoir exécuté Heydrich se réfugie dans le cinéma et où le public applaudit l’annonce de la mort du « bourreau ». 2) La scène où le chauffeur de taxi emprisonné à la Gestapo lit le journal annonçant la mort d’Heydrich, sa joie le trahit et il se suicide en se jetant par la fenêtre pour ne pas parler. 3) La séquence où Czaka aide à constituer la liste des otages est raccourcie en particulier de la référence au poète pour les enfants. 4) L’arrestation du professeur est écourtée. 6) Mascha est bien enfermée mais la marchande de légumes à l’agonie est  supprimée. 7) est supprimée la séquence où l’ouvrier Vassily lit sa chanson au poète ainsi que le début de la réunion des résistants. Comme d’ailleurs le choix du général borgne devant être exécuté, ainsi que le départ de Vassily chantant sa chanson et la fin reprenant le chant militant avec un « Not the end » pour que le spectateur se joigne à la lutte. En tout c’est une vingtaine de minutes qui ont été supprimées pour cause de « commercialisation » mais sans se tromper sur ce qui était « commercial ». Il faut bien mesurer le poids de ce qui est considéré spontanément comme « commercial » sur la manière dont a été interprété et continue d’être interprété ce qui relève de Brecht et de Lang, nous allons partiellement nous inscrire a contrario de cette vision idéologiquement « spontanée ». Il ne faut jamais oublier quand on insiste sur les désaccords entre Brecht et Lang que la véritable censure contre Brecht s’est exercée en France sous prétexte de rendre le film commercial, dans un pays et un temps (celui où les communistes étaient chassés du gouvernement) où débutait une forme de guerre froide passant par la négation des antagonismes de la guerre. Et notre hypothèse est que la critique dans son immense majorité n’est pas sortie de cette situation qui a « fabriqué » aussi  le spectateur. Nous dénonçons les contresens de la critique non par souci d’érudition mais par volonté d’interpellation politique.

Y a-t-il une simple coïncidence entre cette amputation et par exemple le fait que non seulement les Ministres communistes sont chassés du gouvernement et qu’une première vague de mesures anticommunistes et antimarxistes se déploie, Fréderic Joliot-Curie est démis de son poste de commissaire à l’énergie atomique, Henri Lefebvre est exclu du CNRS pour ne citer que les plus illustres[35], peut-être ?

C’est Pierre Riessient, le programmateur officieux du Mac-Mahon, l’un des hauts lieux de la cinéphilie parisienne pas particulièrement réputé pour son progressisme qui va le sortir dans sa version intégrale en 1970. Le Mac Mahon qui se fit une spécialité des péplums et du cinéma B américain, fut  l’institution qui programma quelques temps après leur sortie les films des blacklistés d’Hollywood Joseph Losey mais aussi Jules Dassin et John Berry. Dans les années soixante c’est encore à lui, à la tête de la société d’importation de films américains, que l’on doit la programmation en France de films des victimes des listes noires comme le Sel de la terre et Esclaves (Herbert Biberman) et Johnny s’en va-t-en guerre de Dalton Trumbo. Il est vrai que nous sommes en 1969 et en 1971 et que le gauchisme est à la mode.

Il faut encore noter la redécouverte de Lang en France assez tardive puisqu’elle intervient à la fin des années soixante, et ceci grâce à la Cinémathèque et au couple que forment Henri Langlois et Lotte Eisner. Cette redécouverte est donc contemporaine des derniers films américains de Lang et c’est encore de la Cinémathèque que vient la recommandation faite à Godard de le prendre dans le Mépris pour jouer l’incarnation absolue du metteur en scène. Ce qui explique que même si les Cahiers du cinéma ou Positif font une critique très positive de sa production, longtemps, il ne jouit pas d’un statut comparable à celui d’un Orson Welles ou d’un Rossellini.

Donc le film a été resitué dans une filmographie en insistant pour chacun des films sur ce qui  paraît créer un rapport entre ces œuvres, non seulement à partir de leur date de création, d’un contexte commun, celui de l’immigration à Hollywood et de la lutte antinazi, mais aussi à partir de l’évolution de Lang lui-même. Nous tentons un travail parallèle sur Brecht, mais comme nous considérons que Lang est l’auteur et que l’œuvre est un film nous nous attachons plus à la filmographie. Une grille d’analyse de l’œuvre cinématographique relève de la mise en évidence de la complexité du contexte et passe donc à la fois par une histoire classique du document considéré, de la mise en regard de cette source avec une époque historique où conditions de sa production et événement qu’elle décrit coïncident et une réflexion sur l’écriture cinématographique comme regard sur le monde et regard du monde en tant qu’histoire d’une conscience politique est une vaste entreprise dont nous nous contentons de souligner que le retour au politique pour déterminer le style est selon nous central.

6- Le style de Lang

 Il fallait rappeler ces faits pour les analystes qui considèrent que « les films en question (les quatre films antinazis) ou bien n’utilisent le nazisme que comme toile de fond ou bien exploitent le matériel de telle sorte que le spectateur éprouve du mal à se débrouiller dans une diégèse flottante, à désembrouiller les trames qui persistent à montrer le contraire de ce que ce sous-genre est censé montrer : au lieu que nous ayons affaire à des oppositions tranchées au niveau des personnages et des identités, les films mettent en place des liens, des comparaisons, des points en commun. Ils se plaisent même à brouiller les pistes jusqu’à ce que le spectateur ne sache plus de quoi il s’agit ».[36]

Reynold Humphries, l’auteur de ces lignes, a écrit un livre dans lequel Lang, « cinéaste américain », est passé au crible de la psychanalyse, de Freud à Lacan, et il  nous paraît bien décrire  la distanciation languienne qui crée un effet d’angoisse dans lequel se brouillent les évidences. Mais, comme par ailleurs, il ne s’intéresse jamais au contexte politique, ni même historique, cet effet d’inquiétante étrangeté flotte en l’air comme une simple posture esthétique ce qui ne correspond en rien au Freud de Malaise dans la culture et encore moins au Lang qui choisit de faire un film avec Brecht.

On pourra nous objecter que ce qui motive Lang n’a pas d’intérêt et qu’il faut partir du film. Un point de vue que nous partageons tant nous paraissent irritants certains écrits sur Lang qui se contentent d’une psychologie de l’auteur en ressassant le stéréotype du « destin » et celui de l’attirance pour le mal. C’est justement en partant du film, en tentant de mettre en lumière avec des arrêts sur une image les enjeux décisifs de la période à partir de « l’histoire des vaincus » que nous prétendons voir réellement ce que Lang a mis sur l’écran. Autre chose est ce qui nous paraît essentiel pour comprendre ce qui rapproche Lang de Brecht, question de style mais un style qui s’emploie à mettre en évidence le dispositif par lequel il fascine. En ce sens Mabuse l’hypnotiseur est effectivement exemplaire de la manière dont Lang conçoit « son » cinéma, la description d’un effet hypnotique qui au moment où il est mis en œuvre est montré comme une manipulation de plus en plus politique.

Ainsi  Les Bourreaux meurent aussi  est l’histoire d’un bras de fer entre nazis et résistance tchèque, l’apologie du mensonge de tout un peuple qui livre un faux coupable. Lang introduit dans le cinéma classique la modernité avec le doute et le malaise du spectateur et  Les Bourreaux  est un des films où Lang atteint peut-être le niveau le plus achevé de sa recherche du cinéma du doute. Il n’y a pas un personnage auquel nous puissions réellement nous identifier, sinon peut-être l’inspecteur de la Gestapo, ce qui est un comble… Est-ce  que cette « identification » à celui qui cherche à comprendre la machination, à dépasser les aspects irritants du leurre, est adhésion aux valeurs de l’inspecteur nazi, certainement pas : tout est fait pour le rendre répugnant, pour empêcher donc ce mouvement d’identification. Avec Lang nous sommes devant un combat contre l’autorité en tant qu’avilissement, en tant que monstrueuse imbécilité, pour prendre position pour la Résistance, il n’est pas besoin qu’elle soit vertueuse, qu’elle se justifie.

Franju, le cinéaste, a écrit en 1947, un article sur le style de Lang, il expliquait pourquoi sa position antifasciste n’est pas de circonstance et simplement parce qu’il serait juif et aurait du fuir le nazisme. Voici ce que dit cet article: « Cinq ans après (Metropolis), s’étant réservé le moment venu, d’opposer la justice aux lois qui la déterminent, se révèle l’idée fixe du tribunal. Mais d’un tribunal en dehors, devant lequel toutes les causes seront entendues et grâce auquel Fritz Lang tombe sur l’actualité qu’il attaque de front. La lutte s’organisera désormais à terrain découvert contre l’officiel représentant l’autorité, contre l’autorité au service de la justice, contre la justice régie par les lois abritant les privilèges, la tradition, la sottise.

Des tribunaux où siègeront des compétences de toutes sortes seront institués, les décrets, les codes, les règles seront révisés et souvent feront place à des arguments violents, par la suite répréhensibles: et les dévoyés, les infirmes, les voleurs rejetés par la société, auront pour mission d’en construire une autre.

Lang toujours sympathisera avec l’homme de basse condition, quelque soit son forfait et dans la mesure où, par n’importe quel moyen, cet homme aura combattu les dogmes d’une civilisation abrutie. »[37]

Pour mener ce combat au nom de ceux qu’on pourrait appeler après Walter Benjamin les vaincus de l’histoire, Lang portera au plus haut point « la possibilité de renforcer, de multiplier encore l’effet d’inquiétante étrangeté, bien au-delà du degré possible dans la vie réelle, en faisant surgir des incidents qui, dans la réalité ne pouvaient pas arriver, ou n’arriver que très rarement ». Ce que Brecht lui reprochera comme invraisemblable et auquel il objectera que cela « passe », en multipliant l’appel à des coïncidences, à des dédoublements, qui ont précisément pour finalité de rendre le familier inquiétant.

 

7- Le rocambolesque et le réalisme dans une Amérique rêvée

 Les bourreaux meurent aussi  conservent  en effet cette veine rocambolesque alors même que nous sommes devant la mise en évidence du dispositif du film, du refus comme jamais de la catharsis, avec des traces du réel, de la profondeur de l’histoire, c’est pourquoi nous privilégions une méthode archéologique décidée à exhumer les strates pour recréer à chaque fois une totalité, rapports de production mais aussi inconscient collectif à retrouver dans des objets, des formes. Chaque totalité, chaque strate est marquée par une discontinuité comme celle qui oppose le tournage du film en 1943 à sa sortie en France en 1947, un virage à 180 degrés mais qui prend sens si l’on tente une véritable approche du nazisme, non comme un événement exceptionnel mais à la manière d’un Brecht et Lang un système qui ne cesse d’être recyclé, un nazisme qui n’est toujours pas éradiqué. L’exhumation archéologique d’objets épars interpelle notre mémoire, nous alerte sur l’étrangeté du familier, sur la nécessité de ne rien considérer comme normal. Ainsi nous sommes devant les horloges pragoises, en proie à une sensation de surréel, d’absurde, quelque chose qui relève de la carte postale comme les décors de la ville frisent ceux d’un tréteau de baraques de fête foraine.  Le cinéaste nous place en tant que spectateurs impuissants face à  l’innocent pris dans des manœuvres auxquelles il ne peut que se soumettre dans la position exacte de Kafka. Il nous invite comme ce dernier à tenter de combler le vide entre l’existence et l’œuvre, à travers un tissu de fables, d’anecdotes prétexte à une profusion d’images. C’est pourquoi, il nous semble qu’est plausible une interprétation des  Bourreaux  où certains jalons pragois suggéreraient non seulement Kafka mais un rabbin Loewe, et un Rudolf à la recherche de la pierre philosophale, ayant lacé un Golem contre le nazisme, avec en toile de fond le docteur Mabuse. Nous y reviendrons.

Ainsi Prague n’est pas selon nous une simple toile de fond même si le film paraît n’être qu’un décor peint et reconstruit plus que jamais en studio, même si Lang évite les monuments touristiques pragois en se contentant du château, la ville dont il est question dans le film est politique, elle est ce cœur de l’Europe, celle de millénaires de défaites, elle est le rocambolesque et le réalisme, la science et la magie.  L’esthétique de Lang introduit le mystérieux du feuilleton au cœur même de la critique sociale et de l’analyse politique.

Cette errance qui unit réalisme, éthique et fantasmagorie, est la marque de Lang, loin de l’abandonner dans les quatre œuvres de propagande antinazie il l’approfondit sans pour autant renoncer à une vision politique. Ainsi si l’on prend  le quatrième film antinazi de Lang,  Cape et Poignard , une œuvre d’espionnage[38] qui sort en 1946 (Hiroshima a eu lieu le 6 août 1945), c’est le récit d’un combat contre les nazis pour la possession de l’arme nucléaire. Est-ce un hasard  si, au même moment, la réécriture de la vie de Galilée par Brecht concerne la responsabilité des savants,  une inquiétude commune à ces deux exilés et au fait qu’ils voient « la bête immonde » invaincue et surgir là où on ne l’attend pas, dans le vertueux camp des démocraties. Quand Lang retourne en Allemagne et qu’il constate la manière dont son pays a évolué dans le sens de cette pseudo-démocratie, fascisme élu, il produit une méditation sur le pouvoir et son exercice dans une fantaisie exotique qui renoue avec sa jeunesse : Le Tombeau hindou et Le Tigre du Bengale. Et il repart en exil.

Cape et Poignard explique que les nazis qui perdent l’avantage sur le terrain militaire sont à la recherche de nouvelles armes. L’OSS recrute le professeur Alvah Jasper joué par Gary Cooper, un physicien nucléaire, un universitaire dont le modèle est Robert Oppenheimer[39]. Cette fois, le film qui accumule les invraisemblances, en particulier l’histoire du savant Polda, un Italien, obligé de collaborer avec les nazis parce qu’ils séquestrent sa fille et à qui on envoie une « fausse fille » (réminiscence de Metropolis ? ), tandis que son aide, une hongroise est contrainte elle par la menace de l’exécution de dix Hongrois par jour, le tout pimenté d’une histoire d’amour entre Jasper et une espionne de l’OSS, Gina. Le couple finit par s’échapper pour Londres dans un avion.

Fritz Lang raconta en 1964 lors d’une séance à la Cinémathèque française, comment le studio charcuta son film et refusa la fin qu’il avait prévue : « Après la scène finale qui montre la fuite du savant américain avec le vieux savant italien, j’avais placé une scène où le savant italien  allemandes. Pourtant, grâce à une photo qu’il portait sur lui et qui le représentait dans un paysage de montagnes, les services secrets avaient pu repérer l’emplacement  des laboratoires de recherches nazis… Gary Cooper était donc parachuté à cet endroit, mais les instruments et les savants avaient disparu pour une direction inconnue. «  Que Dieu fasse, disait alors Gary Cooper, que les secrets de la bombe atomique demeurent en notre possession. Sans quoi l’humanité est perdue ». C’était la dernière phrase du film. »[40]

 Les Alliés trouvaient le laboratoire perdu en Bavière et c’était en Argentine ou dans un quelconque lieu refuge des nazis de l’Amérique latine où tout était probablement transporté. Toutes les allusions de Lang, celle qui a été censurée sur le lieu où a atterri le laboratoire nazi en Amérique latine, comme  l’allusion au fait que l’Espagne de Franco a jusqu’à la fin  ravitaillé l’Allemagne nazie en matière première pour la fabrication de la bombe[41]montrent bien que Lang a refusé de rentrer dans tous les fantasmes de la guerre froide, néanmoins comme nous sommes toujours avec Lang dans le monde du complot plus que dans la dénonciation du Capital, ces discours vertueux sont peu entendus. La sincérité de Lang n’est pas à mettre en doute mais – peut-être est-ce dû à la présence de Gary Cooper, plus roublard que le naïf héros de Capra qu’est James Stewart, plus retenu que John Wayne mais tout aussi réactionnaire et anticommuniste,  le message final supprimé par les studios ne contredit pas  l’hypocrite proclamation de Truman annonçant Hiroshima en août 1945 : « les forces mêmes qui font briller le soleil ont été libérées contre les criminels qui ont déchaîné la guerre dans le Pacifique ».

Peut-être un détour par Walter Benjamin peut-il nous aider à comprendre ce lien mystérieux entre réalisme et fantasmagorie, rocambolesque dans l’œuvre de Lang comme un aspect de la modernité. Lang et Brecht ont vécu le chaos berlinois à travers une Amérique revue et corrigée par Hollywood. Chacun à leur manière Brecht et Lang nous dit Jean-Michel Palmier inventent le langage de la modernité en fantasmant l’Amérique: Berlin en proie à la misère, à l’audace du désespoir et à la recherche effrénée de plaisirs est le cadre de l’action de leurs œuvres mais  leur lieu mythique est l’Amérique. Le cinéma « besoin nouveau et pressant de stimuli », se situe à l’intersection de la « modernité », celle du choc de la grande ville, des foules anonymes, d’un rythme nouveau de la production, celui des Temps modernes et en filigrane ce dont peu ont conscience la catastrophe envisagée par Walter Benjamin, le record dans l’anéantissement des êtres humains parti de la boucherie de 1914-18, débordant des champs de bataille pour atteindre en priorité les civils, l’espèce.

«  L’Amérique qui exercera une si profonde influence par ses mythes, sur le théâtre de l’époque  va imprimer sa marque au “socialisme froid” de la Nouvelle Objectivité  et à son monde d’objets hétéroclites, mais aussi aux plaisirs quotidiens. Après les  élans messianiques de l’Expressionisme, la déception engendrée par l’échec de la révolution, beaucoup d’artistes veulent revenir vers le concret, le banal, le quotidien. Ce qu’ils découvrent dans l’Amérique – et le Berlin des années vingt devient tour à tour le Berlin -Baal-Babylone- Chicago-Mahagonny – c’est un rythme de vie effréné, un goût pour la consommation, une passion pour les spectacles les plus violents. Le jazz, la danse, les matchs de boxe. Les romans policiers – que lisent avidement Brecht et Lang – vont contribuer à créer ces mythes de l’Amérique que l’on retrouve dans certaines œuvres de Brecht, en particulier le combat de boxe “métaphysique” qui oppose les deux personnages de Dans la jungle des villes, Mabuse de Fritz Lang, mais aussi tout un style de spectacles très marqués par la mode hollywoodienne.»[42]

Et là encore le lien entre Brecht et Lang est évident, il passe par cette ville, Berlin et Chicago rêvée.  Walter Benjamin  décrit l’immersion dans la foule de Baudelaire mais surtout d’Edgard Poe, il nous parle d’un choc, d’une imagination qui déforme systématiquement la réalité, là où l’ambivalence charme le lecteur il la rejette immédiatement comme une menace, la frayeur, le choc pour ne pas entretenir seulement l’angoisse qui est mise en garde à la manière dont ont vécu en alerte les juifs du yiddishland. Cette foule dont Lang aussi sent la menace comme Baudelaire, comme Poe, comme eux son œuvre est urbaine, la foule anonyme est présente dans toutes ses intrigues, elle témoigne de la solitude de l’individu mais aussi d’une catastrophe potentielle. Chez Lang mais aussi plus tard dans  les collages de Brecht sur l’actualité de la guerre atomique on trouve la volonté de deux artistes de donner à l’image la fulgurance de l’image dialectique, celle de Walter Benjamin, une image qui porte la même préoccupation que ce dernier : face à la disparité, le déséquilibre  entre l’« élucidation morale » et la puissance des moyens techniques, l’image dialectique est celle qui laisse entrevoir la catastrophe.  Lang, Brecht, Benjamin, tous ces hommes sont issus de la Première Guerre mondiale.

En 1930, Benjamin écrit : « les attaques au gaz, […] promettent de donner à la guerre future un visage qui abolira définitivement les catégories guerrières au profit de catégories sportives, qui ôtera aux opérations tout caractère militaire et les rangera entièrement dans la logique du record. […] La guerre chimique reposera sur des records de destruction et augmentera jusqu’à l’absurde la prise de risques. On peut se demander si son déclenchement obéira encore aux règles du droit international »[43] . Ce que ces hommes ont compris est ce qui aujourd’hui est de plus en plus accepté relie le record de destruction et d’anéantissement sur les champs de bataille de la boucherie de 1914-18 à la catastrophe atomique d’Hiroshima en passant par les records d’anéantissement des camps d’extermination. Et cela continue aujourd’hui, l’arsenal déjà capable d’anéantir la planète est sans cesse augmenté alors même que l’on accoutume à considérer comme humanitaire, les bombardements de civils autant que de militaires. Des penseurs proches de l’Ecole de Francfort développeront cette logique entre foule, modernité et extermination[44]. Brecht passe le reste de sa vie à se préoccuper du danger nucléaire qu’il relie clairement à la Shoah, il récrit son Galilée sur la responsabilité des savants, très préoccupé par les apories de la conscience des intellectuels et des artistes, il note dans son journal qu’Heydrich est un fin connaisseur de Bach, Einstein le grand savant est à l’origine de la bombe atomique. Godard tirera lui la conclusion de la fin du cinéma incapable de témoigner sur ces records de l’anéantissement.

 Brecht quand il décrit l’Allemagne comme une nation de penseur et de bourreaux en 1936 fait référence à la manière dont alors qu’il était infirmier on lui recommandait de recoudre sommairement les hommes pour qu’ils puissent repartir au combat. L’ Allemagne est le pays des poètes et des penseurs, Denker und Dichter, a-t-on coutume de dire. Il aurait fallu dire depuis longtemps que l’Allemagne est le pays des penseurs et des bourreaux, Denker und Henker (…) Je propose (d’ailleurs) de remplacer dans la formule le mot Denker par Denke[45].

L’image dialectique pour le dramaturge repose avant tout que la sonorité des mots, le choc qu’ils imposent au lecteur, son interpellation, pour mieux l’inciter  à se rendre compte que la Première Guerre mondiale a commencé à lever le voile sur l’avenir. Le même travail, cinématographique, celui de Lang pour aboutir à la même interpellation bénéficie  d’autres moyens, la musique, la sonorité, les objets, les écriteaux, bien des choses demeurent communes à la mise en scène théâtrale et cinématographique, mais il y a une spécificité qui conduit Lang à ne partager avec personne son rôle souverain dans la mise en scène.

 8- La spécificité du cinéma

Le cinéma a été une manière pour les enfants de la bourgeoisie de cette génération  d’aller s’encanailler dans les distractions du peuple avant même que de choisir le camp du prolétariat. C’est pourquoi nous consacrons un chapitre à cette vision d’une génération qui n’est pas la notre et qui fait que chaque spectateur contemple un film d’une manière spécifique, la remarque vaut pour toutes les œuvres, tous les objets que nous exhumons d’où la volonté de décrire, de mettre en relation. Ainsi nous partons de l’œuvre et pas de la biographie et pourtant nous ne pouvons pas ignorer la manière dont le metteur en scène a lui-même voulu créer des proximités spatiales, des agencements, Lang a littéralement pétrifié ses films dans un carcan formel dont il veut être le maître tout en privilégiant l’action, le mouvement.

 Lang qui a incontestablement un certain sens de l’humour explique « comment être spontané ». « La  spontanéité est le but de tout metteur en scène. C’est peut-être parce que j’ai appris mon métier dans un pays où l’on accorde la plus grande importance au détail (au point d’attribuer, sous le régime nazi, les poèmes de Heine à un aryen inconnu), que je prétends fonder la spontanéité sur un perpétuel souci du détail ».[46]

Lang n’est pas le réalisateur hollywoodien, il en accepte l’efficacité mais il veut demeurer l’auteur. Ce qui se joue est encore la modernité, la relation entre l’artisan, le démiurge qu’il veut être et un système industriel, ce que Walter Benjamin définit comme « la reproductibilité de l’œuvre d’art, la perte de l’aura », Lang s’y confronte et il fait on le sait du tournage un moment de violence permanent, une lutte que certains de ces collaborateurs décriront comme insupportable. Nous pensons que ce combat  a à voir avec un système industriel quasi bureaucratique redoutablement efficace qu’il apprécie en tant qu’Allemand comme il le souligne ironiquement dans la citation ci-dessus, mais dont il se méfie, toujours en tant qu’Allemand, ce peuple de « penseurs » (et de bourreaux ajouterait Brecht)  qui dominé par une caste militaire et bureaucratique a refusé cette domination par l’imaginaire, en se réfugiant dans l’utopie, l’idéalisme du sublime.

Ce refus et cette fascination de la modernité nous ramène à ce que Walter Benjamin montre à travers Baudelaire et dont nous avons déjà parlé, la modernité, la ville, Paris mais aussi Berlin et l’Amérique rêvée, celle que Lang et Brecht imaginent à Berlin.  Walter Benjamin décrit l’expérience du choc de la foule et on sait déjà à quel point ce thème est celui de Lang, Le choc de la rue moderne est un « kaléidoscope doué de conscience » et il va comparer la situation de l’homme moderne obligé de s’orienter dans les signaux de la circulation au cinéma. « Ainsi la technique a soumis le sensorium humain à un entraînement complexe. L’heure était mûre pour le cinéma, qui correspond à un besoin nouveau et pressant de stimuli. Avec lui la perception sous forme de choc s’affirme un principe formel. Le processus qui détermine, sur la chaîne d’usine, le rythme de la production, est à la base même du mode de réception conditionné par le cinéma. »[47] Si Lang est à la fois un « classique » et un « moderne » du cinéma, s’il franchit avec une telle capacité d’innovation expérimentale chacune des étapes de l’évolution qui sous couvert de rapprocher du réel  sont à chaque fois danger d’abandon de l’aura, le parlant, la couleur, ce sera en défendant son « style », ses exigences éthiques contre et avec l’industrialisation.

La question est donc pour lui : comment faire pour que les conditions de travail de la production capitaliste y compris cinématographique ne s’imposent pas de l’extérieur à l’artisan pour l’empêcher de dire ce qu’il a à dire ? Parce la logique hollywoodienne a quelque chose à voir avec le dressage intellectuel du parc d’attraction, avec ses montagnes russes et ses auto-tamponneuses (voir le train fantôme d’Heydrich sur lequel nous reviendrons), mais aussi avec le livre des records sportifs de l’anéantissement humain,  Hitchcock le rival est d’autant plus performant qu’il n’en mesure pas tout à fait la dimension autodestructrice de l’espèce simplement l’hypocrisie. Ce qui est vrai puisque le pire apparaît  paré du prétexte moral (celui de la guerre humanitaire aujourd’hui), celui de la défense de la vertu de la censure du code Hays où le corps des femmes et celui de la société sont cachés-dévoilés pour favoriser le réflexe conditionné. Il faut accepter ce besoin de stimuli, organiser le choc pour qu’il entraîne une mise à distance, une prise de conscience.

Lang a une lucidité d’Européen, celui qui a vécu la  montée du nazisme, il n’a qu’une solution  faire des films, encore des films, approfondir le bouleversement et la mise à distance du stimulus, du « stupéfiant image », en contrôler jusqu’au moindre détail et utiliser ce dont il a besoin sans a priori théorique mais avec le pragmatisme d’un lauréat du concours Lépine[48]… Il fabrique des maquettes de décor, et à l’intérieur se donne une vision si précise de l’action et du mouvement des acteurs qu’il peut tourner chaque moment isolé, en tenant compte de la lumière et les raccorder ultérieurement, ce qui est un énorme gain de temps mais aussi une manière de ne laisser à personne d’autre qu’à lui la réalisation. Il n’est prisonnier d’aucune école et de l’expressionnisme il conserve la force de plans extrêmement contrastés à la fois par la composition du plan et l’utilisation de la lumière [49].

Lotte Eisner, qui a fait les frais de sa mauvaise humeur sur ce thème, raconte : »Lang rejetait obstinément la suggestion d’une influence expressionniste. Présidant une table ronde sur le sujet, à Venise en 1967, il demanda: « qu’est-ce que l’expressionnisme? Ni Brecht, ni moi n’avons jamais été expressionnistes« L.E. Fritz Lang, p.185[50]. Chez Lang toujours, selon Lotte Eisner, l’architecte réagirait contre la vision graphique outrancière de l’expressionisme[51], le père de Lang est architecte à Vienne (fonctionnaire en charge des monuments de la ville), lui est peintre, et comme jamais la critique ne renoncera à classer disons qu’Aragon restera toute sa vie surréaliste, Brecht épique, quant à Lang comme le dirait Desnos, il est plutôt impressionniste qu’expressionniste et utilise volontiers la lumière comme un miroitement, une atmosphère du récit. Mais leur style n’est enfermé dans aucune contrainte, chaque fois susceptible de varier en demeurant immédiatement reconnaissable, n’est-ce pas parce qu’ils sont mus par une exigence de « réalité » ? Comment rendre intelligible des fragments discontinus qui sont ceux de l’expérience de chacun sinon en acceptant un regard d’historien, celui d’un Walter Benjamin en collant à ces fragments discontinus, désordonnés, hétéroclites, à la fois présents et incomplets, renvoyant à une totalité énigmatique ? De ce point de vue il ne peut qu’être fasciné comme l’a été Walter Benjamin par Brecht et ses engagements théorico-pratiques et le caractère réaliste formellement toujours novateur du plus grand dramaturge allemand.

9- Le simulacre et la terreur[52]

Brecht, lui, veut une scène claire sans effet magique, un spectateur bien éveillé autant et plus que pouvaient l’être le 20 février 1933, les participants à cette réunion entre Hitler, Goering, le docteur Schacht pour les nazis et une vingtaine de magnats allemands parmi lesquels Krupp von Bohlen, le roi de l’armement, Bosch et Schnitzler de l’IG Farben pour les chambres à gaz. Le procès verbal longtemps tenu secret semble directement avoir inspiré Arturo UI, Hitler commence par un long discours : « la démocratie n’est concevable que si les gens ont une conception saine de l’autorité et de la personnalité… » Il promit aux hommes d’affaire d’éliminer les marxistes et de réarmer la Wehrmacht. Il en appela à un effort pour la campagne électorale qui devrait le porter au pouvoir.  Goering appuya le propos en insistant sur « la nécessité de sacrifices financiers » qui « seraient certainement plus facile à supporter par l’industrie si elle  se rendait compte que les élections du 5 mars seront certainement les dernières pour les dix années et même pour les cent années à venir ». Tout cela était clair pour les industriels rassemblés là, on leur promettait d’en finir avec le désarmement, question particulièrement importante pour Krupp et IG Farben, avec la promesse de mettre un terme à ces élections infernales, occasion d’agitation sociale, et enfin la mise au pas des ouvriers, l’interdiction des marxistes… Krupp définitivement converti au nazisme se leva d’un bond pour dire sa « gratitude des hommes d’affaires pour une image aussi claire de la situation ». Le Dr Schacht alors fit passer le plateau « je recueillis trois millions de Marks » rappela-t-il à Nuremberg[53] .

On se souvient du discours d’Arturo UI aux travailleurs :

Arturo Ui :

J’ai toujours souligné que le travail honnête

Ne déshonore pas, mais qu’il est constructif

Et produit du profit, donc qu’il est nécessaire.

J’accorde au travailleur ma sympathie entière ;

Pris en particulier. Et c’est uniquement

S’il se ligue et prétend avoir son mot à dire

Dans certaines questions dont il ne comprend rien,

Comme sur les profits ou des questions pareilles,

Que je dis : « Camarade, halte-là ! Pas d’erreurs !

Tu es un travailleur, c’est donc que tu travailles,

Si tu fais grève et ne travailles plus, alors

Tu n’es plus un travailleur, mais un individu

Dangereux, et alors je dois passer aux actes. »[54]

L’entente politique entre Brecht et Lang est bien celle d’une génération pour laquelle l’analyse de ce qu’est le nazisme ne souffre d’aucunes confusion avec le communisme, ces deux hommes savent  ce qu’explique Badiou : «  Quand les nazis parlent de « révolution », « socialisme »-une nomination attestée des grands événements politiques modernes (la Révolution de 1792, ou la révolution bolchevique de 1917). Toute une série de traits sont liés à cet emprunt, et par lui légitimés : la rupture avec l’ordre ancien, l’appui recherché du côté des rassemblements de masse, le style dictatorial de l’Etat, le pathos de la décision, l’apologie du Travailleur, etc. Cependant, l’ « événement » ainsi nommé, à bien des égards formellement semblable à ceux dont il emprunte le nom et les traits, et sans lesquels il n’aurait pas de propos propre ni de langage politique constitué, se caractérise par un lexique de la plénitude, ou de la substance : la révolution national-socialiste fait advenir – disent les nazisune communauté particulière, le peuple allemand, à son véritable destin qui est une domination universelle. [55]» Comme nous allons l’analyser dans le chapitre suivant non seulement Lang et Brecht appartiennent à une génération qui a vécu de l’intérieur la montée du nazisme, le simulacre du National socialisme, l’antagonisme radical avec le communisme mais qui, malgré le pacte germano-soviétique, vécu comme un choix tactique, ne confond jamais le socialisme et le national socialisme, le concept de totalitarisme, son invention née dans la Guerre froide, leur est profondément étranger.

Certes Lang n’est pas Brecht, ce n’est pas un communiste et sa position est celle d’un humaniste, parfois sa vision paraît celle d’un candide. Mais en tant qu’humaniste à cette époque là, il ne peut qu’adhérer justement à ce qu’explique Badiou. La montée du nazisme est un « événement » dans la continuité du capitalisme, « un supplément foudroyant à la situation » donc qui a pour vocation de disparaître, de ne rien révolutionner dans l’ordre des choses existant. Le nazisme organise le simulacre révolutionnaire pour substituer au vide de la situation antérieure, la crise du capitalisme, un plein, pas celui de l’universalité révolutionnaire qui alors est « humaniste » mais « la particularité absolue d’une communauté, elle-même enracinée dans les traits du sol, du sang, de la race »et qui devient donc un conservatisme absolu organisant le meurtre des victimes désignés de toute éternité : les juifs, mais aussi d’autres races et les malades mentaux. C’est en outre un perfectionniste qui met au service de son humanisme ses capacités d’inventeur du cinéma, sa recherche d’un langage susceptible d’avertir l’humanité du danger.

Récemment la BiFi vient d’acquérir, pour le compte du CNC, la correspondance adressée par Fritz Lang à Eleanor Rosé. C’est un ensemble de 219 documents, dont 205 lettres et cartes de Lang lui-même, allant de 1933 à 1976. Voici le compte rendu qu’en fait Bernard Eisenschitz, il nous expose avec l’intelligence habituelle ce que l’on pourrait définir comme la conscience de Lang face à son métier et au monde.

Dès la troisième lettre, le cinéaste répond à des critiques sur la fin de Fury en réfléchissant sur sa situation nouvelle de cinéaste de studio. « J’ai appris qu’on doit faire des concessions. […] Je le dis dans le sens où un médecin ne dit pas la vérité à un malade grave qui se trouve en crise, pour ne pas le décourager, mais l’illusionne consciemment sur son état, pour ne pas affaiblir son énergie vitale et sa volonté de guérison. Dans mes films, je fais consciemment des concessions dans ce sens, parce que je les réalise pour des millions de spectateurs, et si je veux que différentes choses en soient discutées, je dois les rendre attrayantes. » (25 juillet 1938.)

 Loin de se justifier, il peut alors considérer que sa carrière est une réussite (« Professionnellement, je n’ai pas à me plaindre », 12 novembre 1945), et même, à côté de son combat contre la censure, constater que Scarlet Street « (c’est [son] âme américaine qui parle) rapporte beaucoup d’argent ! » (27 août 1946). Il ne peut dès lors que refuser toute étiquette d’artiste inspiré : « Ma chérie, il n’y a pas de génie en moi. C’est simplement que le travail honnête d’un homme est pris en considération de manière plus qu’amicale par d’autres. » (6 juillet 1947.) L’essentiel est que ses films puissent être utiles aux spectateurs, utilité qu’il a d’abord, mais pas seulement, trouvée dans sa contribution à la prise de conscience antinazie. « Ma tâche est celle d’un petit rouage sur la plus petite roue qui aide à en faire tourner de plus grandes, dans l’énorme mécanisme de notre monde invivable. » (27 août 1946.)

 Jusqu’au bout, Fritz Lang se sent plongé dans son siècle : « J’ai toujours les mêmes haines, et je vois se produire beaucoup de choses qui ne me plaisent pas », écrit-il au début de la guerre froide (6 décembre 1947). Ses positions restent au demeurant très générales, comme le jour où l’assassinat de Kennedy le bouleverse, provoquant une chute brutale de sa vue[56] : « Kennedy luttait pour beaucoup de choses pour lesquelles j’ai lutté toute ma vie, pour la liberté, la tolérance, la paix et la bonne volonté. » (22 novembre 1963.) Mais l’humaniste classique se double d’un rebelle, qui constate que son ami proche  Adorno n’a pas compris « que ses étudiants faisaient ce qu’il leur avait enseigné pendant vingt ans, c’est-à-dire se révolter ». Lors de leurs dernières rencontres, Lang a voulu le convaincre que la jeunesse avait fait table rase des tabous sexuels, mais, note-t-il avec une candeur admirable, « certaines personnes qui sont très orgueilleuses, on ne peut les persuader de rien » (5 septembre 1969).

Lang, immergé dans son siècle, est un réaliste qui tourne en cherchant une impression de vérité au point dans M le maudit de soumettre  l’équilibre de la composition, le décor, les éclairages au documentaire en référence à des scènes d’actualité, ce qui joue dans la modernité de l’œuvre. On sait par Lang lui-même qu’il a été question, dans les discussions préalables avec Brecht de tourner la scène des otages  sur le mode documentaire.

 Il n’est pas erroné d’insister comme le font la majorité des critiques sur le fait que Lang est fasciné par le thème romantique de la dualité de l’être humain partagé entre le bien et le mal, sa propre vie n’est pas sans part d’ombre[57] mais tout aussi caractéristique chez lui le plaisir de la narration, le goût de l’aventure, de la magie, autant que celui du bricolage, tout un univers adolescent de l’invention.  Il faut donc d’abord partir du réalisme de Lang, de ce souci de vérité, mais aussi d’éthique et pour cela il faut  l’observer dans la préparation minutieuse des films, dans sa volonté  de recréer pour les personnages un contexte social qui fait partie de « la fatalité » qui semble les gouverner.

Il faut contempler Lang  au travail, en pleine jubilation, grâce au témoignage précieux de Lotte Eisner  qui a assisté au tournage d’une scène de nuit du Testament du docteur Mabuse en plein air, nous savons que Lang ne s’est pas contenté d’utiliser un terrain et de le balayer avec des lumières, mais l’a entièrement reconstruit. Pendant trois semaines des ouvriers ont changé complètement l’aspect de la forêt, ils avaient abattu des arbres qui gênaient et en avaient planté d’autres. « Une forêt d’échafaudages avait été édifiée, se confondant avec les vrais arbres .Des praticables supportant des lampes énormes semblaient sortir de terre et le pont roulant, avec ses projecteurs donnait avec ses échelles une impression de gigantesque impressionnant. Au commandement, une centaine de lampes s’allumèrent. La lumière se répandit à flots à travers la forêt et, par un haut-parleur, l’ingénieur pour l’éclairage commandait les ouvriers. Ils étaient si éloignés les uns des autres qu’il était impossible de faire usage du mégaphone pour les diriger. Les câbles s’étendaient de toutes parts, comme des reptiles, ils serpentaient à travers les herbes sur l’humus de la forêt. Les feuilles des arbres   brillaient, ils tranchaient sur les fonds, et les herbes recevaient un éclat particulier. Les yeux de Lang embrassaient l’ensemble et il disait avec enthousiasme : « j’ai toujours souhaité pouvoir tourner en pleine nuit une forêt illuminée. Personne n’a encore réalisé cet effet ! » (p 172 et 173) pour que la description de la mise en scène soit complète, il lui faut une forêt vivante, évolutive qu’il transforme sans cesse « Il modifiait, déplaçait, transformait, sa main modelait les formes et sa volonté assouplissait le paysage. Il grimpait avec son opérateur sur le praticable, braquait la caméra et se laissait glisser sur les rails. Il visait pour fixer les horizons qu’il désirait saisir. Au fur et à mesure  qu’il tournait, il rectifiait de menus détails. Il souriait : « C’est fâcheux, disait-il, qu’il y ait une si grande disproportion entre la visualité de l’œil et de l’appareil. Nous devrions avoir des yeux tout autour de la tête. »( p.173)

Si l’on regarde les images qui correspondent à cette activité jupitérienne, il s’agit d’une séquence assez brève dans laquelle la police traque le docteur Mabuse, les lumières des projecteurs balayent la nuit, la forêt, les ruines qui se confondent en un miroitement, c’est l’hallali, les poursuivant désignent une ombre qui se meut comme un animal, en laissant la trace d’un passage dans le mouvement des arbres, mais aussitôt cette traque est interrompue par une autre scène où  Mabuse est au volant d’une voiture très rapide sur la route qui surplombe la forêt où le cherchent encore ses poursuivants.  Il a fallu une énorme mobilisation technique, une sorte d’armée, pour produire une image crédible de l’incroyable mobilité du protéiforme Mabuse dont le mystère réside dans sa capacité à se déguiser mais aussi à être doué d’un véritable don d’ubiquité[58], ses ordres sont donnés derrière un rideau alors que Mabuse  est interné dans sa cellule d’aliéné et nous avons vu que le film est interdit par les nazis.

La critique sociale chez Lang est toujours présente mais souvent médiatisée par une référence à Freud et à « la misère psychologique des masses »  accompagnant la dénonciation des appareils de pouvoir, justice, médias.

Fritz Lang a mis dans la bouche du docteur Mabuse – qui est en fait interné, catatonique, et qui agit en manipulant le directeur de l’asile d’aliénés- des morceaux choisis des discours nazis en particulier la définition d’une « politique de la terreur »: « l’âme des hommes doit être remplie d’angoisse par des crimes inexplicables, en apparence absurdes. Des crimes qui ne profitent à personne, qui n’ont qu’un but, répandre la peur et la terreur. Car le but ultime du crime est de préparer l’empire absolu du mal. Un état d’incertitude et d’anarchie fondé sur l’élimination des idéaux d’un monde voué à la destruction…  » Bien des collaborateurs du film ont d’ailleurs pris le chemin de l’exil. Lang procède à des autocitations dans Mabuse on retrouve  M le maudit, c’est Otto Wernicke (l’inspecteur Lohman, de M le maudit) qui mène l’enquête, comme se dessine la trame d’une conspiration collective où le coupable est rendu fou, ce qui n’est pas sans rappeler le complot de la Résistance contre Czaka le collaborateur infiltré dans Les bourreaux meurent aussi et le rire fou de ce dernier quand le piège de la machination se referme sur lui. 


[1]  Dans le DVD édité par Carlotta, nous avons non seulement la version courte parue en France en 1947, la version complète telle que les Français ont pu enfin la voir en 1970, mais également une présentation très intéressante de Bernard Eisenschitz .

[2] Lotte Eisner. Fritz Lang Lotte Eisner est elle-même un personnage qu’il faudrait présenter et dont il faudrait  souligner le rôle aux côtés d’Henri Langlois dans le sauvetage des films de la cinémathèque pendant l’Occupation, alors que juive allemande elle se cache. Elle admire également Brecht et Lang et reprend à son compte l’idée de ce dernier et de Martha Feuchtwanger, la veuve de  Lion, qui estiment que le journal de Brecht a été « remanié » en vue de l’édition «  par une main étrangère »., On pense bien sûr à Hélène Weigel, la femme de Brecht, qui semble avoir vécu avec Lang une antipathie réciproque. Peut-être depuis que, communiste convaincue, elle avait   joué le rôle d’une travailleuse dans le film  Metropolis.

[3]. Lang est fasciné par l’écriture de Brecht, celle-ci connait aux alentours de 1930 une évolution, le Lehrstück, certains critiques comme Bernard Dort parlent de « conversion au communisme », Brecht passe du baroque, de la richesse prodigue d’une écriture, celle de l’Opéra de quat’sous, à la sécheresse grinçante de La Décision. Lang  est sans doute comme tous les spectateurs de l’époque qui font un triomphe à l’adaptation de l’Opéra de Pabst, à cause de cette prodigalité, alors que Brecht lui intente un procès. Pourtant au-delà de ce moment de la prise de conscience de Brecht, à savoir le choix entre « socialisme ou Barbarie » parce que le sol se dérobe sous les pieds de ceux qui vont s’exiler, il y a des aspects du Lehrstück qui ne peuvent que séduire Lang : l’aspect didactique peut rejoindre la volonté de propagande de Lang qui n’attend pas les films antinazis mais l’essentiel est peut-être pour Lang le rôle de l’accident, le petit grain de sable, qui peu à peu révèle l’insupportable du quotidien dans le Lehrstück, un choix de l’action où le danger nait d’une simple rupture dans le banal, qui chez Brecht est militant et chez Lang devient suspense critique.

[4] Ce film peu connu, dont Lang a été le producteur, est intervenu après  J’ai le droit de vivre .  Il  n’a pas encore été publié en VD, seulement en cassette: You and me ou en français Casier judicaire (1938). L’ouverture pourrait illustrer la « réification », y sont accumulés tous les objets du désir, champagne, nourriture raffinée, femmes superbes, voyages tandis que sur une musique de Kurt Weill on entend une chanson proclamer « on ne peut pas avoir quelque chose pour rien, seuls les gogos le croient, il faut payer! », et entre chaque plan sur les objets du désir du consommateur, un tiroir-caisse illustre le refrain « il faut payer! ». Le film qui fut un échec est brechtien, avec son sprechen-gesang  (littéralement le parler-chanter) non seulement dans la chanson initiale qui rappelle le rythme des vers de Brecht dans Mahagonny, mais même dans la séquence où il n’y a pas de chanson de Kurt Weill, la référence s’impose, il s’agit de celle du chœur  des gangsters qui regrettent les Noël en prison et qui tapent avec leurs couverts pour évoquer la communication le long des tuyaux tandis que la lumière dessine des barreaux de prison.

[5] Althusser, article « Sur Brecht  et Marx », réédition in L.Althusser Pour Marx, La Découverte, Paris, 1995 p.541-558, voir également Le Mouvement Philosophique des années 1960 en France, article de Julien Pallotta : « Althusser face à Godard : l’esthétique matérialiste de La Chinoise », PUF, 2011, p.273 à 289

[6]  Au titre des coïncidences, on peut également noter l’installation à Berlin en 1923 de Franz Kafka ; malade, pourchassé par les soucis d’argent, il y vit avec un dernier amour Dora Dymant (une juive polonaise qui a fui la Pologne et qui est sioniste mais s’enfuira à Moscou où son nouveau  compagnon est arrêté pour trotskysme), il est transporté dans une clinique de Vienne où il meurt le 3 juin 1924, corrigeant jusqu’à son dernier souffle les épreuves de son livre Le château.

[7] Le film abouti n’est pas en conformité avec l’idéologie wagnérienne. Son héros Siegfried (considér,é y compris par Engels  comme le symbole de la jeunesse allemande prête à s’engager dans un idéal) y défend un code moral face aux intrigues et aux trahisons et illustre une tendance générale, sur laquelle nous reviendrons, d’une époque qui s’estime trahie.

[8]  Lang a une passion pour ce que nous appellerions aujourd’hui les héros de bande dessinée qui ne se démentira pas. Une bonne partie de sa production berlinoise, qui a comme scénariste Thea von Harbou,  est dans cette veine, mais il faut souligner que Lang a découvert « le serial » à Paris avec  les Fantomas de Louis Feuillade ou les Rocambole de Georges Denola. C’est un genre d’essence populaire, héritier des romans-feuilletons de la fin du XIXe siècle, de Jules Verne autant que de Dumas. Ces films et cette littérature captivent la classe ouvrière (au point que Marx envisage de faire paraître le Capital en feuilleton, en s’inquiétant tout de même sur la manière dont l’esprit français qui veut passer trop rapidement aux conclusions accueillera la démonstration hégélienne sur la valeur et sur la « réification »). Il n’y a pas que la classe ouvrière pour être passionnée, les intellectuels (voir ce que Louis Aragon dit sur les Vampires de Feuillade) adorent ces histoires à rebondissements. Il faudrait à travers une analyse du Joueur voir comment Lang y réalise ce qu’il n’a pas pu mener jusqu’au bout dans Metropolis, le lien entre mouvement social et occultisme, apportant à la manière des surréalistes du merveilleux dans la critique sociale, ralliant « les forces de l’ivresse » dirait Benjamin, à la Révolution. C’est ici, comme nous le verrons, que la référence à Prague à ses fantasmagories est essentielle. Lang visiblement n’y croit pas et montre dans la séance de spiritisme  comment  les véritables manipulateurs n’en sont pas dupes. Mais cela lui permet un gros plan des mains autour de la table qui rappellent l’horloge, le tempo du crime… Ce film d’une extraordinaire liberté est aussi une proclamation de Lang son refus d’être lié à une école quelconque, sa volonté de prendre des formes là où ça lui chante.

[9] Inspiré de l’auteur de langue allemande  Norbert Jacques

[10] Hélène Weigel (née le 12 mai 1900 à Vienne, morte  le 6 mai 1971 à Berlin), était une juive autrichienne, communiste. Comédienne  à Vienne, elle s’établit à Berlin en 1922. En 1923, elle fait la connaissance de Bertolt Brecht. Leur fils Stefan nait en 1924. 5 ans plus tard, ils se marient, en 1929, leur fille Barbara nait en 1930. A la mort de Brecht, elle dirigera le Berliner. Dans la prise de conscience politique mais aussi dans leur compagnonnage professionnel, Hélène Weigel fait partie de ces femmes juives qui jouent un rôle déterminant. Elles sont beaucoup plus que des muses, elles sont ce qui inspirera à Aragon ses réflexions sur la femme de l’avenir dans Les cloches de Bâle à propos de  Clara Zetkin.

[11] Après sa rencontre avec Hélène Weigel, Brecht rassemble des notes de réflexion sur le travail du comédien, celles-ci ont été publiées en français sous le titre Notes sur le comédien (1927-1930).Il explique comment Hélène Weigel en jouant la servante dans Œdipe prend le risque de déplaire au spectateur pour en appeler à sa raison et non à l’émotion.

[12]   Max Reinhardt dirige le Deutsch Theater, ce sera un autre exilé. Mais ceux qui influencent Brecht sont le soviétique Meyerhold et surtout Piscator.

[13] Alexander Granach (de son vrai nom Szajhko Gronish)  est Austro-hongrois, juif de Galicie, né dans un milieu très pauvre, il commence à travailler au Yiddish Theater et il est un sympathisant de la Révolution russe. Il rejoint la Volkbuhne de Berlin de  Max Reinhart (lui-même également juif et exilé aux Etats-Unis). Il a joué dans le Nosferatu de Murnau et en arrivant en exil joue dans Ninotchka de Lubitsch.

[14] Voici le billet qu’il envoie à cette occasion à un ami critique : « Ainsi Hollander a assassiné les tambours, cet homme a dans la poitrine un cœur  plein de noirceur. Dieu le jugera. Ce qui sera fort désagréable pour lui. Mais moi aussi je le jugerai. Et ce sera encore plus désagréable. « Briefe des jungen Brecht » cité et traduit par Frederic Ewen.. p.664.

[15] Herbert Jhering (Börsen- Courier, 12 mai 1931) cité Par Lotte H.Eisner dans Fritz Lang, ouvrage cité p.145 Il s’agit alors d’un des critiques d’extrême-gauche les plus célèbres dans les années 20 dont J.M. Palmier nous explique qu’il accomplit l’exploit de continuer sa critique sous le III e Reich et redevient un camarade présidant à la culture populaire en RDA qui accueille Brecht à son retour à Berlin. .

[16] Le producteur du film, Seymour Nebenzahl, se rend directement au laboratoire et parvient à récupérer dix des quatorze copies, avant leur saisie par la police. Il les fait acheminer immédiatement par train, pour Amsterdam et Copenhague. L’atelier de développement a déjà envoyé, dès le mois d’avril, une copie en version française pour l’Hexagone. La première projection mondiale du film a lieu dans cette version à Paris, en avril 33. La notoriété de Fritz Lang est alors immense. Il est le seul cinéaste allemand populaire, internationalement reconnu. (Son film Metropolis est le seul inscrit par l’Unesco aujourd’hui au titre du patrimoine de l’humanité). Il connaît la dure loi de l’exil.

[17] Jean Epstein, Esprit du cinéma, éditions Jeheber, Genève- Paris, 1955,p.51

[18] Louis Aragon- Le paysan de paris, , P.83, En 1923, Aragon  en replaçant Les  Vampires de Feuillade dans le contexte de la Première Guerre mondiale, où les pères (le sien en particulier; le préfet de police radical, l’homme aux gants gris qui lui révéla sa paternité sur le quai où le jeune homme partait à la guerre) sont coupables d’avoir mené leurs fils dans une ignoble boucherie , explique « Il était facile de généraliser du cas de Moreno ou d’Irma Vep à celui de toute créature humaine: l’impossibilité d’éviter la catastrophe terminale. A ce point étonnant de confusion morale où les hommes vivaient, comment ceux-ci qui étaient jeunes ne se fussent-ils point reconnus dans ces bandits splendides, leur idéal et leur justification ? (…) Oui, ils couraient où les appelait le CRIME, le seul soleil qui ne fut point encore sali… A cette magie, à cette attraction, s’ajoutait le charme d’une grande révélation sexuelle. (…) Il appartint au maillot noir de Musidora de préparer à la France des pères de famille et des insurgés. »

[19] Lacan, Séminaire XI, 106, 4/III/64

[20] Peter Lorre, né László Löwenstein le 26 juin 1904 dans l’Empire d’Autriche-Hongrie à Rózsahegy et décédé le 23 mars 1964 à Los Angeles en Californie aux États-Unis, est un acteur, scénariste et réalisateur austro-américain juif. Formé au théâtre, notamment auprès de Bertolt Brecht, il devient célèbre en interprétant le rôle de Hans Beckert dans M le maudit de Fritz Lang. Juif, il doit quitter l’Allemagne à l’arrivée au pouvoir des nazis. Il se réfugie d’abord en Grande-Bretagne, où il tourne avec Alfred Hitchcock la première version de L’Homme qui en savait trop .Il passe ensuite aux États-Unis et fait carrière à Hollywood avec des films comme Le Faucon maltais, Casablanca, Arsenic et vieilles dentelles. Il a fait après la guerre un bref retour en Allemagne pour y tourner son unique film en tant que réalisateur, L’Homme perdu et comme Lang il a renoncé.

[21] Lang dont on dit qu’il est un tyran sur le plateau sait s’effacer devant un acteur créatif, Peter Lorre mais aussi Marlène Dietrich.

[22] Walter Benjamin, Œuvres III, Qu’est-ce que le théâtre épique, traduit par Rainer Rochliz, folio, Essais, Gallimard 2000  p.317

[23] Freud,  L’inquiétante étrangeté , Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, collection « Idées », 1973, p.194

[24]  L’Exception et la règle  (trad. Bernard Sobel, Jean Dufour) (1930),  Théâtre complet, vol. 3, Bertolt Brecht, éd. L’Arche, 1974 p. 7 (voir la fiche de référence de l’œuvre)

[25] Théodore W.Adorno, La psychanalyse révisée, éditions de l’olivier, édition en langue française traduite par Jacques le Rider, 2007 suivie d’un commentaire de Jacques Le Rider, L’allié incommode, p.27.  Il s’agit d’une conférence d’Adorno à la société psychanalytique de San Francisco en 1946, publiée en Allemand en 1972. Un texte tout à fait passionnant et qui mériterait d’être relu dans le cadre des polémiques actuelles contre Freud.

[26] Journal de Travail, p.256

[27] Frederic Ewen, Bertolt Brecht, Sa vie, son art, son temps, Seuil, 1967,p.176

[28] J.Agee, Louons maintenant les grands hommes, traduction J.Queval, Paris, Pocket »Terre Humaine Poche », 2003, P.30

[29] Alain Badiou, L’éthique, essai sur la conscience du mal, NOUS, 2003, p.97

[30] Dans ce film, Lang  aussi a remis en cause l’image, le film comme preuve, et la justice humaine par la même occasion :  Fury utilisait le film comme une « preuve » de culpabilité dans un procès des assassins, les habitants d’une ville qui ont voulu lyncher un homme, celui-ci en fait a réussi à s’échapper mais le film évoqué lors du procès montre l’incendie de la prison dans laquelle il est enfermé et les incendiaires. Donc « la preuve » n’en est pas une comme la conversation entendue dans le micro par Gruber et ses acolytes. On a beaucoup dit que si du temps de Lang une telle preuve n’est pas utilisée, ultérieurement elle sera recevable. Mais la première grande utilisation est celle au procès de Nuremberg où les images filmées furent pour la première fois pièces d’archives et pièces à conviction. Il y avait deux types d’image celles prises par les nazis eux-mêmes et celles prises par les alliés à la découverte des camps.

[31] B ernard Eisenschitz  Le cinéma allemand, , p.50

[32]  Revue Autrement p.19

[33] Anne Marie Bidoud, ouvrage cité, p.102 et 103

[34] Wexley parle allemand, il est communiste, et a déjà été scénariste entre autres dans le film d’Anatole Litvak, aveux d’un espion nazi .En  1939 a déjà eu maille à partie  avec Martin Dies représentant démocrate du Texas, évangéliste, président de la Commission des Activités antiaméricaines créée en 1938 au sein de la Chambre des représentants dont l’objet est d’enquêter sur toutes les organisations subversives et qui en fait s’intéresse seulement aux communistes et néglige les fascistes et est de surcroît violemment antisémite. Il y a peu de communistes à Hollywood, mais le gros de la troupe  se trouve chez les scénaristes même si leur influence reste modeste puisque le syndicat des scénaristes (Screen Writers Guild) n’aura jamais plus de 20% de communistes. Le 23 août 1939, signature du pacte germano- soviétique  et début de la guerre en Europe dix jours plus tard. Ce qui affaiblit le poids du parti communiste. Dies se déchaîne sur Hollywood, début 1940, il demande au producteur Jack Warner de modifier le scénario Aveux d’un espion nazi pour inclure des anticommunistes aux côtés des antinazis, il se heurte à une fin de non recevoir. Warner, qui sera plus tard le premier dirigeant d’un grand studio à approuver la chasse aux sorcières, prend la défense de Wexley et résiste à la fois à Dies et aux pressions de l’ambassade d’Allemagne. En 1945, Dmytryck, qui plus tard inculpé célèbre trahira ses compagnons, est accusé par Wexley, auteur du scénario  de Cornered, d’avoir éliminé les scènes à connotation antifascistes .Dmytryck dit que c’était parce que c’était de la « merde », mais en réalité comme on le sait maintenant grâce à la publication de la correspondance  de son producteur Adrian Scott, il cède aux pressions de la RKO. Wexley porte le conflit devant le Parti qui exclut Dmytryck. Ce dernier restera un compagnon de route fidèle jusqu’à son reniement. La pression des studios sur un réalisateur est terrible et celui-ci n’a même pas la ressource comme un scénariste de travailler sous un faux nom. Le journal de Brecht témoigne pour le moins d’une attitude ambigüe de la part de Wexeley, attitude qui culminera dans l’exigence qu’il aura d’être le scénariste officiel du film. Ce qu’il obtiendra malgré le témoignage de Lang. Son argument dans cette affaire mérite cependant d’être pris en compte, il a avancé que Brecht n’avait pas besoin de cette réfèrence sur son curriculum vitae, il n’était pas scénariste de métier et voulait retourner en Allemagne. Lu isi. Ce qui lui fit donner raison malgré le témoignage de Lang et de Hanns Eisler.

[35] En revanche L.Rebatet  et L.F.Céline sont amnistiés. Dès cette époque la droite traditionnelle se reconstitue et se présente comme le camp de la liberté tandis que dans le socialisme réel la doctrine de l’affrontement y compris dans la culture donnera lieu aux errances de Jdanov et de Lyssenko. Mais malgré l’activité de gens comme Raymond Aron et la diffusion des informations sur les camps staliniens, en France la tentative de ralliement des intellectuels à l’anticommunisme se heurte à la fois à la combativité populaire et à l’existence d’un corps d’intellectuels de haut niveau qui refuse l’opération mais on pourrait lire la période qui va de 1947 à 1970 comme celle d’une résistance et aussi déjà du fléchissement.

[36] Reynold Humphries, Fritz Lang cinéaste américain, Albatros, Paris, 1982, p.99

[37]   Georges Franju « le style de Lang » in Cinématographe. 1937. Cinématographe est une revue éphémère. Quand il écrit cet article, Franju a 24 ans, il vient de créer la cinémathèque française avec Henri Langlois, Jean Mitry et déjà en coulisse Lotte Eisner. Cité par Michel Ciment in Fritz Lang,le meurtre et la loi, ouvrage cité, p. 112 et 113.

[38] Les hommes de l’OSS, l’ancêtre de la CIA, étaient appelés « cloak and dagger boys » (les hommes de cape et de poignard). L’OSS, sigle de l’anglais Office of Strategic Services soit Bureau des services stratégiques, a été la première  agence de renseignement du gouvernement des États-Unis. Elle a été créée le 13 juin 1942 après l’entrée en guerre des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale pour collecter des informations et conduire des actions « clandestines » et « non ordonnées » par d’autres organes. Roosevelt officiellement s’était toujours refusé à créer une telle officine (alors que les Français en sont les grands ancêtres avec les Britanniques) mais la situation et son choix de rentrer en guerre l’ont convaincu d’une telle nécessité. Quelque chose naît de la Seconde guerre mondiale avec non seulement la CIA et le réseau qu’elle tisse sur la planète mais le complexe industrialo-militaire tout puissant à tel point qu’Eisenhower à la fin de sa présidence mettra en garde les citoyens contre son omnipotence. Là encore Fritz Lang au cœur  de ses invraisemblances vise juste contre ce qu’il appelle le fascisme élu.

[39] Julius Robert Oppenheimer (22 avril 1904 à New York – 18 février 1967) est un physicien américain, directeur scientifique du projet Manhattan, il est considéré comme le père de la bombe atomique américaine. Il est connu pour sa contribution à la théorie quantique et à la théorie de la relativité, et pour ses études sur les rayons cosmiques, les positrons et les étoiles à neutrons. Il est également l’auteur de recherches sur les trous noirs qui sont confirmées aujourd’hui. Il est resté célèbre par ses violentes crises de conscience face aux dangers de l’arme nucléaire qu’il avait créé dans sa lutte contre le nazisme mais son application contre le japon le bouleverse. Non seulement il se heurte au président démocrate Truman, mais il milite contre en étant  conscient des risques d’une course à l’armement nucléaire sans que pour autant sa loyauté puisse être mise en doute. Et de ce fait il est une des victimes du maccarthysme et exclu de la recherche nucléaire. il faudra attendre 1963 et le traité d’interdiction des essais nucléaires signé par Kennedy qui envisage pour la première fois un désarmement (est-ce que cela fait partie des raisons de l’assassinat de Kennedy?) pour qu’il soit réhabilité. Oppenheimer est juif mais américain. A la même époque on a assisté à une migration de physiciens, mathématiciens et autres savants unique dans l’histoire de l’humanité. Comment des pacifistes convaincus comme Niels Bohr ont-ils pu participer au « projet Manhattan » que Roosevelt met en œuvre lui-même avec difficulté. Truman utilisera contre le japon l’arme nucléaire de ce projet pour empêcher l’avancée des troupes soviétiques. C’est le début de la guerre froide avec y compris la récupération cette fois des anciens nazis comme en témoignera Kubrick dans Le Docteur Folamour

[40] Propos reproduits dans le dossier « Fritz Lang », Raymond Lefebvre, Image et son n° 216, avril 1968.

[41] Comme une petite phrase humaniste attribuée au savant Polda : »Seule une science libre au service de l’humanité est digne de considération »qui aurait soulevé les ricanements  de  Brecht qui lui obsédé jusqu’à la fin de sa vie par le danger nucléaire se méfie de la naïveté humaniste, celle d’un Lang, celle d’un Einstein tant qu’ils ne dénoncent pas les intérêts du complexe industrialo-militaire.

[42]  J-M. Palmier article paru dans Le Magazine littéraire et republié dans son blog.

[43] Walter Benjamin. Ecrits II , p.201

[44] Enzo Traverso, « Auschwitz et Hiroshima. Notes pour un portrait intellectuel de Günther Anders », Lignes n°26 (octobre 1995).

[45] Brecht fait référence à un fait divers qui a fait grand bruit en 1924, Karl Denke  était un tueur en série allemand.Le 21 décembre 1924, Denke a été arrêté après avoir attaqué un homme dans sa maison avec une hache. La police a recherché la maison de Denke et a trouvé de la chair humaine dans des fioles énormes pour les sels de soin. Un rapport indique les coordonnées de 40 personnes que Denke a assassinées et dévorées au cours des années 1921-1924. On pense qu’il a même vendu la chair de ses victimes au marché . Il s’est tué dans sa cellule et la découverte de ces crimes fut d’autant plus stupéfiante que c’était un homme estimé de tous, opieux, jouant de l’orgue pour sa paroisse. Notons que Brecht est aussi amateur de faits divers que Lang.

[46] Fritz Lang, Le Trois Lumières, ,p.150 Fritz Lang explique qu’il est souvent devenu  producteur pour qu’on le laisse passer des heures sur un détail du type la paille dans laquelle Joan Benett boit ou l’arrangement de la vaisselle dans l’évier pour décrire une ménagère.

[47] Walter benjamin. Ecrits III, sur quelques thèmes baudelairiens, p 361

[48]Pour mesurer à la fois le caractère aléatoire de la mise en scène et le perfectionnisme languien , on peut se rapporter au témoignage du monteur du film, Gene Fowler.  un jeune homme à l’époque des Bourreaux meurent aussi : « Lang est  intolérant vis-à-vis de tout ce qui n’est pas un travail de professionnel, il réclame de tous ceux qui travaillent avec lui de partager sa recherche de la perfection (…) Nous devions tourner une scène où capturé par la Gestapo, un homme se suicide en sautant à travers une fenêtre. Dans un tel cas, on utilise un verre spécial à base de sucre, afin d’éviter toute blessure du cascadeur. Nous étions en guerre, le sucre était rationné, et nous dûmes nous passer de ce verre. Lang devait donc choisir: soit utiliser une vraie vitre, soit complètement s’en passer, ce qu’il fit. Lorsque notre homme sauta, le résultat fut ce qu’il devait être :  un échec. Afin de rendre les choses plus réalistes, nous utilisâmes une pellicule à grain fin (utilisée pour obtenir des contretypes négatifs) et Lang et moi projetâmes des fragments de vitre dans le champ. le résultat fut surprenant, et à mon avis supérieur à ce que nous aurions obtenu avec une vitre comme on en utilise d’habitude! » http://www.dvdclassik.com/Critiques/bourreaux-meurent-aussi-dvd.htm Lang est par bien des côtés un artisan qui a appris son métier sur le tas. Il est tout à fait essentiel d’en suivre les étapes, la manière dont par exemple il découvre que la meilleure heure pour filmer la nuit c’est à la tombée du jour ou encore l’invention de la poursuite en voiture dans les rues dans Le Joueur, que les spectateurs applaudissent debout.

[49] Une des légendes qui court sur Lang est qu’il aurait préparé le tournage du  Cabinet du docteur Caligari, le film de l’Expressionnisme. Il a seulement confirmé qu’il avait été sollicité pour le tourner et avait refusé, ce qui rend peu vraisemblable la légende. Il est à noter également que le nazisme qui considère l’Expressionisme comme une manifestation de dégénérescence juive l’utilisera comme instrument de propagande.

[50]  La référence à Brecht en 1967 est à noter, Lang a toujours été convaincu que non seulement Les Bourreaux était une de ses réussites mais que la collaboration avec Brecht s’était bien passé et que Brecht avait pu y faire valoir ses idées. Une fois de plus sans sonder les reins et les cœurs  et expliquer par la biographie, il paraît évident que Lang, à l’opposé d’un Lubitsch à qui l’on pardonne tout, a le don de provoquer l’inimitié de pas mal de gens qui travaillent avec lui, alors que d’autres comme Joan Bennett prennent en considération son apport extraordinaire dans le travail. Mais au-delà de ces aspects anecdotiques notons la manière dont Brecht est et demeure une référence dans le métier, dans ses aspects éthiques encore plus que politiques. On retrouvera à la fin de sa vie une remarque sur Brecht disant que l’homme était mauvais… ce qui est peut-être un contresens par rapport au refus de confondre morale et vérité…

[51]  Lotte Eisner « Notes sur  le style de Fritz Lang  » dans La Revue du cinéma. 1947

[52] Ce titre est emprunté à l’excellente analyse d’Alain Badiou dans L’éthique (ouvrage cité) sur le nazisme et sur la manière dont ce dernier joue avec le communisme, aux traits liés à l’emprunt mais pour mieux faire advenir une « communauté raciale », le peuple allemand à son véritable destin qui serait une domination universelle et pas une émancipation face à l’exploitation capitaliste.

[53] W.L.Shirer ouvrage cité p.210

[54]  La Résistible Ascension d’Arturo Ui  (trad. Armand Jacob) (1941), dans Théâtre complet, vol. 5, Bertolt Brecht, éd. L’Arche, 1976

[55] Alain Badiou, L’éthique, ouvrage cité, p.97-98

[56] L’interprétation nous guette devant ce fait surtout si l’on considère qu’à l’heure où j’écris ces lignes il y a une exposition Kubrick à la cinémathèque française où l’on présente à la fois des archives et des objets, des décors, on y trouve le carton de l’avant première du Docteur Folamour portant la mention manuscrite de son annulation pour cause d’assassinat du Président Kennedy, me revient sans cesse « la pulsion scopique », l’œil caméra autant que la castration de l’inquiétante étrangeté.

[57] Lang souhaitait que l’on juge ses films comme un travail, sans référence à une biographie quelconque, mais peut-on ignorer un événement de la vie de Lang rapporté par Lotte Eisner  comme par la plupart des biographes « Lorsque sa première femme se suicide – elle avait trouvé Thea von Harbou, qui écrivait un scénario pour Lang dans les bras de celui-ci -, Lang fut soupçonné d’assassinat Il découvrit  alors que pour la première fois à quel point circonstances et motifs  de suspicion peuvent être précaires. C’est de cet incident que date l’habitude qu’il avait de noter chaque événement de la journée. Après quelques jours, affirme-t-il, on ne peut plus savoir ce qui est arrivé à tel ou tel moment, à moins que tout soit noté avec précision ».Lotte Eisner. Fritz Lang. ouvrage cité. p.141 Et quand on parle d’enfance à propos de Lang comment ne pas songer à la fin de sa vie et de son œuvre, aux trois magnifiques films d’aventure en couleur que sont Les Contrebandiers de Moonfleet (avec un portrait d’enfant si merveilleux), Le tigre du Bengale et Le Tombeau indien où il reprend son passé, l’architecture, le voyage en Inde, l’exotisme, l’aventure comme une sagesse intérieure, lui qui tel l’onirique Michel Simon ne quitte pas sa poupée singe qu’on enterrera avec lui. Tandis que Brecht lui fait des découpages… avec sa propre forme d’exotisme, une Chine mythique où le capitalisme peut être dénoncé comme un théâtre d’ombre … Mais aussi là où une mère hurle et où on a lancé la bombe nucléaire..  La biographie à condition qu’elle soit conçue comme un « passage », -pas de causalité simpliste mais des points de capiton, des traces- peut être riche d’enseignement…

[58] Le Testament du docteur Mabuse réalisé en 1933 par Fritz lang est la suite du  docteur Mabuse, le joueur, film en deux épisodes de 1922. C’est le premier film parlant sur ce personnage qui joue un rôle central dans l’oeuvre de Lang et qu’il reprendra en 1960 pour bien marquer, selon nous, que tout continue, rejoignant en cela la vision de Brecht sur le ventre fécond de la bête immonde.  La projection du Testament en Allemagne fut interdite par Goebbels mais Kracauer ou  Georges Sadoul ont souligné la parenté entre les thèmes et l’idéologie nazie dans cette œuvre, comme dans d’autres auxquelles son épouse nazie Théa Von Harbou avait participées. Ils sont même allés jusqu’à noterqu’il s’agit du scénario mais aussi, nous reviendrons à propos de Kracauer et de Métropolis, de la réalisation. Voir Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, une histoire du cinéma allemand 1919-1933, Ed. Flammarion, 1987 et Georges Sadoul, Histoire du cinéma mondial, Flammarion 1949, éd. 1972. Aujourd’hui sans la rigueur et l’exigence de Kracauer ou Sadoul, les commentateurs reprennent le propos ce qui se traduit par les stéréotypes sur la fascination pour le mal et a contrario une vision de Brecht, caricature du réalisme socialiste.

 
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Publié par le juillet 27, 2011 dans CINEMA, HISTOIRE

 

Un paranoïaque narcissique est-il un enjeu politique ?…. J’accuse par danielle Bleitrach

Barack Obama, nous dit-on, en a appelé cette nuit dans un discours à la nation, à la raison et aux sentiments pour éviter  que pour la première fois de leur histoire, le pays se déclare en suspension de paiement et provoque une crise internationale aux imprévisibles conséquences.

Le véritable danger et la crise, l’absence de solution démocratique (par et pour le peuple)


Le fond de cette dramatisation est que la crise s’approfondit et des ménages non solvables en 2007,  nous sommes passé en 2011 aux Etats; toujours la même suspicion et donc les riques de thrombose financière, entre temps il y a eu de fait la plus gigantesque dévaluation, perte de pouvoir non seulement d’achat mais possibilité de se nourrir, de se déplacer, d’énergie, des guerres au coût prohibitif, la diplomatie de la cannonière et  l’explosion inégalitaire…  Cet ébranlement, ce tsunami, cette chute des empire  est regardé par le petit bout de la lorgnette:  nous sommes en pleine campagne électorale et nos politiciens ne connaissent que cela, manipuler l’opinion publique. Donc la situation est dramatique mais on se la joue comme au poker, je te tiens, tu me tiens, le premier qui craque a perdu,  il s’agit de faire supporter la cause  des malheurs à venir à l’adversaire. Ainsi agissent les Républicains, ainsi agit Obama qui accuse les Républicains majoritaires à la chambre d’empêcher de trouver un quelconque moyen pour gouverner le plus grand pays de la terre. Mais comme dans les animaux malades de la peste, tout cela est detiné à retomber sur l’âne qui a mangé un peu d’herbe.

Voici la caricature de la démocratie et la note en sera présentée à la planète et en particulier ceux sur qui retombent les apories de la démocratie, les plus pauvres, ceux pour qui cela se traduit en espérance de vie…Tandis que les plus riches ponctionneront la terre, la détruiront un peu plus et  viennent vers nous les longues files d’affamés depuis la corne de l’Afrique.

Hitler disait déjà : qu’est-ce que votre démocratie qui produit chômage et misère et il proposait du pain, du travail et des canons pour le plus grand bénéfice des maîtres de la Rhur.

 Le nazisme n’a jamais été éradiqué parce que le nazisme ne flotte pas en l’air, ce n’est pas l’antisémite du coin, c’est IG Farben plus la wechmacht donnant le pouvoir à des voyous devenus hommes d’Etat qui réduiront le malheur de l’humanité à un nom celui du  » juif ». ll peut aussi devenir « le musulman » sans cesser d’être le juif ou même le communiste…  Il faudrait plus que jamais faire de la politique, chercher des solutions et ne pas les confondre avec des provocations gauchistes qui isolent au lieu de rassembler… Et en même temps ne pas passer des compromis qui ne peuvent qu’aggraver la situation, voire mener les deux en même temps la provocation gratuite et le compromis. La question est bien celle d’un retour à l’essentiel, la justice, la remise en cause de ce système cannibale et de savoir là où le coup porte le plus juste, rallie le plus de victimes, ouvre une perspective. Nous en sommes loin vous dis-je…

Car il y manque un peuple, de la République la confrontation entre les Grands et le peuple comme l’expliquait Machiavel qui y voyait comme Spinoza la source de tout progrés y compris démocratique, ce qui deviendra pour Marx, l’Histoire comme histoire de la lutte des classes, nous n’avons plus que des armées mexicaines avec des milliers de petits chefs qui hurlent « Elisez-moi », « croyez-moi » « délgéuez-moi! », etc… J’avais conçu changement de société  comme une manière de vulgarisation de la mondialisation, le contraire de tout cela…  

Un paranoïaque narcissique est-il un enjeu politique ?

Tandis que Barack Obama en appelle à la raison et au sentiment, comme dans un roman de Jane Austen, la Norvège découvre la folie de l’un des siens. Est-ce qu’ un fait divers peut être un événement politique, que changera-t-il de notre vision du monde ? Parce qu’il n’y a d’événement véritable que quand il est lié à une ère historique, le meurtre des soeurs papin fut interprété par les Surréalistes, Genet et Lacan comme la vérité de l’époque, la lutte des classes mais aussi la recherche de la vie dans les entrailles mises à nu comme un oracle, déjà le docteur Menguelé. Cela se passait il est vrai en 1933, alors qu’Hitler accédait au pouvoir avec la bénédiction de Krupp, IG Farben, les hobereaux et l’armée…

  Rien ne prouve si ce n’est cette ombre au portée de la crise, cette absence de peuple que le massacre norvégien soit un événementet malheureusement  le fait a de l’écho à cause du nombre de victimes, les destructions d’un seul individu pris de rage froide et  parce que tous s’interrogent sur la manière d’utiliser ce délire… pour trouver des boucs émissaires… Un tueur de masse a-t-il quelque chose de pertinent à prouver? En temps ordinaires rien,  sinon qu’il existe des individus fragiles qui vont jusqu’au bout du délire et que les sociétés ont du mal à se prémunir contre eux . Cela dit et le propos immondes de Le pen vont dans ce sens que tout cela est la faute de la « naïveté » de la Norvège, trop démocratique bien sûr.  On ne peut manquer d’être frappé par la parenté avec la politique de Sarkozy utilisant tous les faits divers, les malades récidivistes, pour en rajouter dans l’arsenal des lois, sans moyens humains de soigner mais en laissant entendre que le danger zéro peut être obtenu par la répression.

Mais le vrai problème est de savoir à ce stade de la crise jusqu’où aura-t-on besoin   de malades et de médiocres hallucinés de cette espèce pour tenter des démonstrations politiques ? Pour masquer derrière le fou le fait que le monde  avance sur la voie de la paranoïa généralisé. Déjà en lieu et place de diplomatie, de règles internationale, on se contente dans l’assentiment quasi général et quelques protestations modérées de pratiquer  les bombardements massifs comme en Libye, le massacre de civils, le champ de bataille déplacé sur les femmes et les enfants d’abord, le trait de génie d’Hitler… J’ignore combien Khadafi a réellement tué de ses compatriotes mais si l’on comptabilise le nombre de morts dans leur fuite, les scores de l’OTAN défient toute concirrence. L’intervention ne servait qu’à utiliser un conflit tribal pour bloquer les peuples, poir en finir  avec les révolutions arabes en feignant de les soutenir… Pensez-donc on ne peut pas laisser  Khadafi ce nouvel Hitler (sic) massacrer son peuple… Le fou furieux qui tue comme une machine légitimerait toutes les opérations et lui ne fait que tirer dans tous les sens comme un rafale de monsieur Dassault…

Oui il s’agit d’un simple fait divers , le fou n’a simplement plus de père et en cherche un dans les mythes.  Le nom du père, la forclusion du nom du père, le père de substitution, on a déjà connu ça, un peuple entier fut pris là-dedans….  Hitler l’Autre, ce mal absolu fabriqué pour éviter d’analyser les rapports sociaux qui produisent et donnent vie non à des monstres mais à de médiocres voyous, des gangs aux ordres du capital… Cette mythologie  qui pousse un pauvre type à revendiquer le titre de principal monstre depuis la deuxième guerre mondiale… Il faudrait encore souligner l’invrraisemblable discours du  père qui n’a plus vu son fils depuis 15 ans l’invite au suicide et le renie une fois de plus sans s’interroger le moins du monde sur sa propre faillite, pourquoi se génerait-il, tout le monde en fait autant.

Un discours du père de la nation, la principale nation du monde qui menace de faillite et ne pense qu’aux élections, un père absent qui ne laisse plus la place qu’à un père mythique meurtrier, la virilité guerrière, la haine comme substitut de l’identité nationale… L’identité étant seulement le constat de la perte de souveraineté.

 Cet assassin, au visage si lisse qu’il paraît être un masque, massacrant comme s’il jouait dans une video quelle est sa révolte ? Certainement pas contre le système, il s’y accroche avec désespoir et se déguise comme s’il était invité à un mariage royal à Buckingam ou à Monaco, chevalier teutonique et familier des riches, cette paranoïa trouvera-t-elle preneur pour éviter la Révolution ?

Et voici que pour achever la confusion que j’exècre, hier dans Changement de société qui jusque là était à l’abri de ce genre d’errance, on trouve un article de Pepe Escobar et tenez vous bien les véritables  coupables de la tuerie de cet admirateur d’Hitler sont les sionistes…

J’accuse….

J’accuse les négationnistes sous toutes leur forme, ceux qui ont de fait accepté de suivre l’extrême-droite qui en  niant la spécificité du nazisme ont favorisé l’identification entre camp d’extermination, solution finale et goulag, entre nazisme et communisme en croyant peut-être aider le combat des Palestiniens, mais surement en trouvant là une base de ralliement commode, vicérale, apolitique, j’accuse ces gens-là d’aider l’Europe à devenir ce qu’elle est aujourd’hui, c’està-dire le lieu où monte la bête immonde et où des esprits fragiles peuvent s’identifier à cet air du temps. L’islamophobie est aussi leur produit… J’accuse ceux qui manifestent une quelconque complaisance pour cet anti-impérialisme là de participer à la confusion générale, de contribuer à l’islamophobie autant qu’à l’anticommunisme.

Y a-t-il une issue, je ne la vois pas…  Parce  que je me suis longtemps débattue entre d’un côté Bernard henri Levy et de l’autre Dieudonné, entre Finkelkraut et Bricmont, le vice bras-dessus bras-dessous avec le crime imbécile parce que dans ce cas il ne saurait y avoir le génie politique de Talleyrand et Fouché chez qui subsistait  un vestige d’esprit révolutionnaire, désormais c’est le conservatisme rance et la défense de part et d’autre du fond de commerce médiatique, des médiacrates.  Israël utilisant la Shoah pour spolier les Palestiniens et justifier les pires saloperies, juif « uber alles » et de l’autre côté le président iranien, islam « uber alles ». On passe si vite de « uber alles » (le premier, la priorité) du patriotisme à « uber allem » (être supérieur à tous les autres), parce que l’impérialisme avance par le fer et le feu, par le marché et ses pseudos lois, avec ses mercenaires avec la bannière flottante du « Uber allem »jusqu’à l’anéantissement. Se positionner m’apparaissait  alors encore relativement simple, je ne croyais pas au Mal mythique mais bien à ce dont une classe dominante est capable pour défendre son hégémonie d’Auschwitz à Hiroshima, il fallait voir le mal où il était…  il ne fallait pas renvoyer dos à dos l’impérialisme et des régimes dictatoriaux comme l’Iran ou la Syrie, mais considérer la balance avec deux plateaux et mesurer où était le fléau aujourd’hui, qui était victime d’injustice réelle, sur qui risquait de tomber les bombardements, quel enfant risquait d’être victime et j’étais à ses côtés, tout en demeurant lucide sur qui était qui. De l’Iran à la Libye en passant par la Syrie, l’important demeurait d’empêcher l’intervention étrangère, le peuple risquait de payer une fois de plus et cela renforçait les tyrans parce que nul n’aime les missionnaires casqués et bottés,  cela me suffisait pour dire NON.

Mais cela est désormais impossible pour moi et cela devrait faire réfléchir. A l’inverse de gens comme Einstein ou Chomsky je n’ai jamais été sioniste, ce choix dès l’origine n’est pas le mien sans que je diabolise pour autant ceux qui le faisaient avec la bénédédiction rappellons-le de Staline. Au vu des résultats je pense que c’est une erreur non seulement pour les Palestiniens mais pour les juifs parce qu’ils sont condamnés à se penser comme l’ont voulu leur bourreaux au lieu d’assumer leur originalité de peuple sans frontière, sans Etat. Le sionisme fondé sur la victimisation et la vengeance voir sur un peuple spécifique repris par l’extrême-droite, par les affairistes produit ce qu’il advient aujourd’hui sur le plan politique et que je condamne. Mais je n’éprouve pas plus de sympathie pour l’Etat des Mollahs iraniens et s’il y a un aspect intéressant dans les Révolutions arabes, c’est que parties de la misère des peuples elles sont facteurs de progrès par l’exercice de ce droit à l’insurrection revendiqué par machiavel et Spinoza… Progrés économique et sociale mais aussi culturel et démocratique, la seule solution est de laisser les peuples agir partout, il existe en Palestine et en Israêl aussi ces exigences mais on les nie, on refuse de leur laisser le droit à la vie… Si nous avons à nous mêler de quelque chose c’est bien de rassembler largement autour  de  l’application des accords de l’ONU, rassembler le plus largement possible autour de la création d’un Etat palestinien viable. Cela me paraissait évident mais  je me heurte désormais à la connerie humaine, à l’ignorance la plus manifeste remplacée par la haine antisémite et raciste qui ne permet pas de résoudre les problèmes, simplement multiplier les boucs émissaires.

Ce que dit Pepe escobar dans cet article à savoir que l’on fabrique l’air du temps qui produit de tels malades tueur de masse n’est pas faux mais mérite d’être approfondi, la relation entre paranoïa et impérialisme n’est pas aussi simple que l’on tente de nous le faire croire comme pour masquer le fait que les bourrreaux de masse ne sont pas des fous mais des voyous utilisés par le capital pour imposer ses intérêts, inventer un simulacre à la Révolution. En revanche on peu utiliser politiquement cette folie pour entretenir les peurs, dénoncer le fait que la démocratie est trop faible pour nous protéger, chercher le bouc émissaire à traquer. Et de ce point de vue je dois dire que je ne vois pas une grande différence entre Sarkozy,  le sieur Le Pen et même un Pepe Escobar qui profite de la situation pour glisser dans sa démonstration le « détail sioniste » comme origine d’un admirateur du nazisme paranoïaque…

Danielle Bleitrach

 
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Publié par le juillet 26, 2011 dans actualités

 

Le nazisme n’a jamais été éradiqué: préface d’un livre en chantier par danielle Bleitrach

Le nazisme n’a jamais été éradiqué: préface d’un livre en chantier par danielle Bleitrach

Parce que je ne peux pas oublier, parce que je sais ce qu’il adviendra et qui est déjà là je ne puis pas plus pardonner à ceux qui sous des formes diverses pratiquent le négationnisme, à ceux qui veulent faire de l’extermination le seul patrimoine des juifs, à tous ces gens à la vue courte qui ont choisi le simulacre par esprit partisan, par haine viscérale,  pour ignorer ce qui se prépare réellement, ce livre sur un film antinazi par deux exilés allemands.

Préface

Tout a commencé à cause d’une promesse faite à un  ami mourant. Il avait passé les dix dernières années de sa vie à travailler une thèse sur Jean Grémillon. Elle demeurait inachevée bien que dépassant les 500 pages. Il me demandait de la terminer. Un tel legs m’embarrassait, j’étais une cinéphile depuis toujours mais cette passion était celle d’un amateur de concert ignorant tout du solfège et sans la moindre pratique d’un instrument.

Pour tenir la promesse faite à mon ami,  il fallait m’initier au solfège et donc retourner sur les bancs de l’Université pour y apprendre à  parler de cinéma… Ce fut ainsi que je m’accordai du temps en étudiant un film plus proche de mes intérêts pour ne pas m’exercer à vide.

Le Village des damnés   film britannique réalisé par Wolf Rilla (1960)

Ce livre part donc d’une expérience, celle du retour en apprentissage avec l’étrange sensation de devoir apprivoiser mes condisciples. Le risque était  de les heurter par ce que je suis, une septuagénaire sur les bancs de l’école, une usurpatrice trop savante, et d’être de ce fait au cœur du  « village des damnés », face à un mur de regards. Ils m’apparaissaient des « nourrissons sans défense », contraints d’avoir à refaire leur entrée dans le monde comme si rien de ce que je savais ou avais vécu ne leur était utile en quoi que ce soit. Nous nous terrorisions mutuellement, ils étaient fragiles, ignoraient tout de ce qui les attendait et pourtant ils avançaient avec la brutalité d’une horde animale dévastatrice, un nouveau piétinement déferlait sur ce pauvre monde  et sur moi, déjà sur le départ…

Pour apprendre il fallait partir de mes exigences et pas de celles de mon ami.  Le choix du film  Les bourreaux meurent aussi  s’imposa, cette préface tente d’élucider le pourquoi d’une telle élection.  

Entre temps je découvris en lisant le travail de mon ami que ce qui l’attirait chez Jean Grémillon était non seulement la filmographie de cet auteur mais un problème politique, la manière dont les accords Blum-Byrnes avaient sacrifié le cinéma français au cinéma hollywoodien. Il s’avérait que moi j’aimais le dit cinéma hollywoodien et je n’arrivais pas avec mon cosmopolitisme  naturel à réellement m’intéresser aux malheurs du cinéma français…

Demeure aujourd’hui le fond de son propos que je résumerais par cette phrase placée en exergue : le nazisme n’a jamais été éradiqué, ce qui pour moi mêle inextricablement Auschwitz et Hiroshima et la vague conservatrice qui a déferlé depuis une vingtaine d’années. La Résistance communiste et gaulliste avait été, selon lui, utilisée pour occulter Vichy et la collaboration. Si Grémillon l’intéressait c’était, outre ses qualités de cinéaste, parce qu’avec d’autres réalisateurs communistes, comme Daquin, ils avaient voulu développer une analyse critique de la société française. Leur projet didactique avait été submergé par le cinéma hollywoodien et les vannes avaient été ouvertes par les accords Blum-Byrnes[1]. Lui et moi avions été communistes, ce qui m’empêche de le regretter est peut-être ce martèlement : le nazisme n’a jamais été éradiqué et il ne le sera pas dans les circonstances qui sont les nôtres aujourd’hui.

Très souvent dans mon analyse, je vous en  préviens tout de suite,  je vais faire appel à un autre  film, mon texte sera jalonné de photographies, pas des illustrations, des interpellations, l’image est devenu un  langage qui  s’accorde avec le temps que la mémoire, ma mémoire, convoque. Ainsi quand je martèle l’importance des accords Blum-Byrnes  devant mes yeux passe l’image du  viol d’ 0range Mécanique de Stanley Kubrick, un ballet grotesque  dans lequel Alex et sa bande portent des masques et dansent sur l’air de « Singing in the rain« , la référence au charme hollywoodien par excellence. Le viol est alors la représentation théâtrale de la déformation du réel que nous impose Hollywood, une tentative de mise à distance de la part de Kubrick. Quand on veut débarrasser Alex de sa violence intérieure on lui impose la vision hollywoodienne comme un monde réel:  » Alex : « Le son était vraiment horrorcho, les hurlements étaient d’un réalisme… On slouchait même la respiration haletante. C’est drôle les couleurs du monde réel…me paraissent réelles… ». Kubrick, est-ce un hasard ? a été  lui aussi obsédé toute sa vie par le film qu’il ne réalisera pas sur la Shoah et nous a offert un des rares films, « Docteur Fol Amour », où le lien est établi entre nazisme et Hiroshima.

Notons qu’ « Orange mécanique »intervient en 1970, l’époque où l’on redécouvre en France la version intégrale du film de Brecht et Lang. Enfin, il suffit de regarder l’image ci-dessous pour comprendre la manière dont Kubrick pratique la théâtralité comme mode de distanciation, c’est-à-dire l’utilisation de techniques visant à produire des effets psychologiques chez le spectateur, une mise à distance dans un but politique ou à tout le moins critique chez Lang, la distanciation est aussi style chez Brecht, Lang et Kubrick, rien de moins gratuit et chez les grands comme eux il est tel que l’on reconnaît leur écriture au bout de quelques secondes, la forme remonte en contenu.

Mais revenons au film que j’ai choisi pour vous faire accéder par l’escalier dérobé de l’image à cette évidence : le nazisme n’a jamais été éradiqué. Il s’agit d’un film de Lang et Brecht intitulé  Les Bourreaux meurent aussi. Il  arrive en France en  1947 avec tout un lot de films nord-américains justement dans le cadre des accords Blum Byrnes. Il subit d’importantes coupes, une véritable censure. Cette censure, intervenue sous des prétextes commerciaux, ne s’exerce pas au hasard, elle ampute le film de ce qu’il a de plus novateur. Ainsi en est-il de  l’apport de Brecht, toute sa volonté didactique  alors qu’il reproche déjà à Lang de céder à l’esprit commercial d’Hollywood. Ces coupures attaquent la substance même du film, la tentative de peindre un sujet collectif, la Résistance pragoise, et qui se traduit dans le film par toute une composition serrée par laquelle Brecht(le scénariste) et Lang (le réalisateur) ont voulu démonter le héros classique, celui auquel le spectateur peut s’identifier. Comme le viol d’Orange mécanique et d’autres films de Lang il est marqué par une volonté de théâtralité, d’artificialité et revendique une  distanciation, un autre rapport au réel.

  Les Bourreaux meurent aussi  est sorti sur les écrans étatsuniens en  1943, une date très proche de ma naissance. Le film est surtout quasiment contemporain de l’événement qu’il relate : l’assassinat par la Résistance tchèque, le 27 mai 1942, d’Heydrich le Bourreau, le Reichsprotektor de Prague. Heydrich est le haut dignitaire nazi qui a mis en œuvre la solution finale. D’abord avec la SS d’Himmler, l’avancée en Pologne, dans le Yiddishland pour l’attaque de l’URSS. Les charniers se sont multipliés puis l’extermination a été planifiée, organisée à une échelle industrielle. Son assassinat, le premier et le seul d’un haut dignitaire nazi, coïncide aussi avec l’arrêt de l’armée allemande sur le Front russe ou comme le dit Brecht, le moment où Moscou la Rouge a vaincu l’armée nazie au nom de tous les peuples y compris celui que l’on nomme allemand. A peu près à la même époque, après l’attaque de Pearl Harbor, les Etats-Unis entrent en guerre. Alors que jusqu’à cette époque les films antinazis, à commencer par  Le dictateur,  se heurtaient aux sympathisants actifs du régime hitlérien, l’unanimité  paraît se réaliser  autour de l’engagement antinazi. Cela n’aura qu’un temps puisque ceux qui seront ultérieurement convoqués par la commission des activités antiaméricaines le seront sur la base de leur activité antinazie et donc de leur communisme vrai ou supposé.

Il y a en 1943 deux films sur le même sujet, celui de Douglas Sirk, Hitler’s madman et d’Humphrey Jennings The Silent Village, tous les deux décrivent les conséquences de l’attentat en particulier l’extermination d’un village minier des alentours de Prague, Lidice. Brecht et Lang ne font pas état de ce massacre, ils y substituent l’histoire rocambolesque d’une machination à travers laquelle le peuple pragois imposerait à l’occupant un faux coupable et suspendrait l’exécution des otages. Toute une partie de mon  livre porte sur ce choix de la fiction pour exprimer ce qui paraît fondamental dans l’Histoire. En tous les cas, le choix de la fiction exprime une volonté commune à Lang et à Brecht de dire le vrai.

Les éditions Carlotta nous présentent le film  en deux DVD à côté de l’intégrale qui sortie en France en 1970 dans le cadre de l’exhumation plus ou moins confidentielle d’une série de films blacklistés, inscrits sur la liste noire des auteurs victimes du Maccarthysme, de la chasse aux communistes à Hollywood, il y a la version amputée de 1947.

En 1947, nouveau retournement historique : le 6 et le 9 août 1945 avec les bombardements au Japon, la guerre froide a débuté puisqu’il s’agissait non de vaincre un ennemi japonais défait mais d’empêcher l’avancée de l’armée rouge en Orient. En 1947, en France, sur injonction des Etats-Unis les ministres communistes sont chassés du gouvernement par les socialistes. Bientôt en 1950 va débuter la chasse au rouge du maccarthysme aux Etats-Unis. Brecht mais aussi Hanns Eisler le musicien du film vont être directement appelés en témoignage et s’enfuiront en RDA. Lang donne lieu à enquête pour sympathies communistes.

Trois dates (1943-1947-1970) qui marquent la discontinuité, une sorte de mise en scène autour du film, mais aussi autour du nazisme, et voici déjà la méthode d’analyse de notre film, le considérer comme « un monument », ne pas l’interpréter mais l’identifier, procéder comme le ferait un archéologue, on pense bien sûr à Foucault mais   aussi à Aragon du paysan de Paris (1924), à  la passion des surréalistes pour le cinéma, à l’image dialectique : « La sphère de la notion est pareille au fond de la mer. Elle s’enrichit, elle s’exhausse de stratifications dues au mouvement même de la pensée, et dans les bancs elle englobe des trésors, des navires, des squelettes, tous les désirs égarés, les volontés étrangères. Le bizarre chemin suivi par ce médaillon que donna dans la nuit une main blanche, d’une boutique éclatante dans un paysage de brume et de musique jusqu’à ce sédiment blond où il voisine avec une méduse et les agrès vaincus de quelque anonyme Armada. La notion est aussi le naufrage de la loi, elle est ce qui me déconcerte. Elle m’échappe où je l’atteins. J’ai peine à m’élever au particulier. Je m’avance dans le particulier. Je m’y perds. Le signe de cette perte est toute la véritable connaissance, tout ce qui m’est échu de la véritable connaissance »[2]

Histoire et cinéma, Histoire et histoires c’est aussi cela dont devra tenir compte mon archéologie. Au nombre de ces histoires particulières il y a la mienne et il y a le présent, ce que nous sommes devenus. C’est pour cela que nous avons dans ce travail politique suivi l’apport du cinéma, l’ordre symbolique, la détermination majeure que la sujet reçoit du « parcours du signifiant », cette « vérité qui rend possible l’existence même de la fiction », le mentir-vrai d’Aragon ou ce qui dans la « lettre volée » permet au drame d’apparaître à la salle, rend la mise en scène possible[3].

Pour avancer sur la raison du choix d’étude de ce film là sur le nazisme il faut encore un  renvoi à cette citation de Walter Benjamin (« Sur le concept d’histoire »): « Faire œuvre  d’historien ne signifie pas savoir ‘comment les choses se sont réellement passées’. Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. Il s’agit pour le matérialisme historique de retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger (…) Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographie intimement persuadée que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher. »[4]

 Aujourd’hui, avec la crise profonde que traverse notre société, nous sommes dans « l’instant du danger » mais avec une vision de moins en moins évidente de ce qui est le  « sujet historique », un doute même sur l’existence de celui dont l’intervention indispensable devrait partir de cette conscience du « danger », le prolétariat, et ici l’envie d’un dialogue avec Brecht, le scénariste du film, me vient parce que personne ne poussa plus loin la contradiction entre apparatchik et critique radical . Et à ce titre, je ne puis m’empêcher de penser que j’ai quitté le parti en 2003 et pratiquement toute activité militante cela me conduit peut-être à l’amplification de ce sentiment de dangerosité, à l’aune de mes impuissances. Donc la problématique théorique que je tente de mettre en œuvre correspond à cette exigence qui a toujours gouverné ma relation à l’Histoire[5] et à toutes les contradictions qu’elle génère.

Bertolt Brecht dans l’ABC de la guerre qui lui aussi conçoit l’histoire comme « l’avertisseur des  souffrances à venir »,  me répond en écho :

« La mémoire des souffrances endurées (das gedächtnis des Menschheit für erduldete Leiden)pour les Hommes est étonnamment courte. Leur imagination des souffrances à venir (irhe Vorstrellungabe für kommende Leiden) est presque plus faible encore. Le New-Yorkais a lu de nombreuses descriptions des horreurs causées par la bombe atomique, sans grande frayeur apparente. Le Hambourgeois est encore cerné par les ruines, et pourtant il hésite à lever le bras contre un nouveau danger de guerre. L’effroi mondial des années quarante semble oublié. Beaucoup disent: la pluie d’hier ne peut nous mouiller.  C’est cette apathie qu’il nous faut combattre (…) Répétons sans cesse ce qui fut dit mille fois déjà, pour ne pas l’avoir dit une fois de moins qu’il ne faut! Renouvelons nos avertissements, même s’ils nous laissent dans la bouche un gout de cendre! Car l’humanité est menacée de guerres à côté desquelles les précédentes sembleront de maladroites tentatives, et ces guerres éclateront à coup sûr si on ne brise pas les mains de ceux qui les préparent sans se cacher« [6] Auschwitz et Hiroshima deux néantisations inaugurales, nous ne pensons pas à partir de ces deux possibilités d’anéantissement mais DANS l’ère qu’ils ont ouverte, un gouffre pour l’espèce.

-Souvenir d’enfance :

J’avais alors quatre ans et il s’agit là d’un des premiers de mes souvenirs, nous nous cachions à Cannes. Nous vivions tous dans une espèce de palace divisé en appartements meublés. Dehors un grand parc. A l’entrée du palace,  on gravissait un escalier monumental de marbre blanc  débouchant sur un hall avec des colonnades également de marbre. Le tout majestueux. Mes parents et la famille Bronstein étaient à la clinique où l’on soignait la sœur de mon père, nous étions dans le parc immense et sombre à la tombée de la nuit, les deux enfants Bronstein et moi qui m’appelait Bleitrach. Nous étions au début de l’automne. Deux ou trois voitures ont pénétré dans le parc et se sont arrêtées devant le palace. Robert Bronstein a dit à sa sœur  et à moi de rester là, mais nous avons couru pour voir qui étaient ces gens. C’était la Gestapo.

 

Il y avait beaucoup de juifs réfugiés en ce lieu. Un homme qui dans mon souvenir ressemble à George Raft, d’une élégance surannée et suspecte, avec même une rose à la boutonnière, s’est extasié sur ma beauté et il a demandé « A qui sont ces enfants ? »… Déjà c’était la rafle, des hommes et des femmes étaient contre les murs et les colonnes, le dos tourné, les mains en l’air… Le concierge nous a serrés contre lui et pour nous éviter de regarder il nous a distraits avec des ombres chinoises sur le mur blanc… Après,  comme on  ne trouvait pas nos parents, on nous a assis tous les trois face à l’escalier. George Raft a dit qu’il était interdit de nous faire bouger de là et il a laissé un homme en uniforme pour nous garder.

 

Je ne raconterai pas les péripéties grâce auxquelles nous avons été délivrés. Le concierge, le montreur des ombres qui n’était pas juif a pris des risques et a feint de subir une agression pour que nous soyons arrachés à la Gestapo. Dans mon souvenir, tout tourne autour du regard, celui de l’élégant gestapiste qui fait de moi une Shirley Temple, le mien que l’on détourne de la brutalité de la rafle vers une ombre de lapin mais qui cherche à voir ce qu’on lui cache, moi avec deux autres enfants assis dans le grand hall pour servir d’appât à nos parents et je sens mes pieds qui n’arrivent pas à se poser sur le barreau de la chaise, la fatigue, le besoin de dormir.  Cet événement, mon premier souvenir, est contemporain du tournage des Bourreaux meurent aussi.

Donc à l’origine de la représentation, il y a ce palace avec le grand hall que je vais retrouver plus tard dans la prise du palais d’hiver chez Eisenstein, ces ombres sur le mur. Ces images non seulement sont en rapport avec le nazisme mais elles ont un style,  un style proche de celui de Fritz Lang,  en particulier dans sa période allemande mais aussi dans la tétralogie antinazie: Chasse à l’homme, Les Bourreaux meurent aussi, Espions sur la Tamise, Cape et poignard. Une référence que l’on retrouve aussi bien dans M le maudit que dans Espions sur la Tamise, celle d’une ombre qui évoque métaphoriquement le danger qui pèse, rien n’est montré mais cette ombre suscite la frayeur et la menace, le sentiment d’un danger. Comme si on me forçait à regarder l’ombre chinoise d’un lapin contre le mur blanc pour renvoyer  en contrechamp la rafle brutale à laquelle j’étais moi même destinée.

 Est-ce que ce souvenir d’une grande précision est une reconstitution a posteriori, celle décrit Freud dans la  Gradiva à propos de l’impact de l’œuvre  d’art et de la manière dont se mêlent les temporalités comme dans des ruines archéologiques ?

Attention, il peut en être de la théorie comme de l’art pour l’art, cette « théologie négative », une manière de refuser non seulement toute fonction sociale, mais « toute évocation d’un sujet concret », pourtant on ne peut étudier le cinéma et ce film,  le cinéma, art du XXe siècle, sans décrire les stigmates infligés à notre mémoire par toutes nos défaites face à la barbarie, en refusant une fois de plus un bilan de ce que nous avons réellement vécu et qui nous laisse sans la ressource de l’épopée révolutionnaire.

Le cinéma est un surréel, un réel de plus pour les surréalistes, un moment ontologique dirait Walter benjamin en définissant l’image dialectique. Celle-ci réunit deux états contradictoire, d’une part l’immobilité du présent d’autre part le devenir, ce qui disparaît qui est sa représentation, l’image dialectique opère une collusion entre ces deux états, l’un celui des choses matérielles, l’autre le temps de la représentation, ce qui devient une fulgurance fragile, un éclair au-delà duquel les choses retombent dans le noir de l’oubli. Ce travail de la mémoire est différent de celui de l’historien, le cinéma, le montage en est le moment caractéristique, il construit et détruit, il opère des citations qui ouvrent des chemins du passé dans le présent. En me dédicaçant Les Beaux Quartiers, Aragon avait commenté la citation imprimée « c’est ici que tout commence » d’un « C’est ce qu’on dit » narquois, pour mieux marquer qu’il n’avait jamais abandonné le surréalisme en écrivant le roman honni, « réaliste » de surcroît,  et il avait signé « Louis A ragots ». Cette pirouette me fit souvenir de cette phrase qu’il m’avait dictée pour l’Humanité: « Etre communiste c’est ne pas confondre les petites histoires et la grande ». Pourtant toutes les ruptures ne sont que mesquineries, amertumes médiocres, nul n’a intérêt à s’expliquer.  Il est inutile de prétendre écrire mes mémoires, il me suffit d’errer à travers un film  pour retrouver la fragmentation d’une vie, fragmentation de la modernité, fragmentation de l’existence et de ses engagements révolutionnaires. Là encore cette image par laquelle Godard envoie Lemmy Caution dans la RDA disparue dira plus que tous les récits et toutes mes rationalisations politiques de l’instant. Est-ce un hasard si l’onde de choc, prélude à l’effondrement est parti en 1968 de Paris mais aussi de Prague avec l’impossibilité de prendre le pouvoir et de le transformer pour les communistes ? Prague où fut assassiné le Bourreau nazi mais où l’Europe depuis toujours se fige dans le compromis réactionnaire et dans la répression des luttes.

Ce livre aurait pu être celui de mes mémoires puisque en fait de mémoires, celles que j’aurais souhaité écrire serait le Journal d’exil de Brecht. Brecht, qui selon Didi Huberman,  » ne cesse de confronter les histoires d’un sujet (histoires minuscules, après tout) avec l’histoire du monde tout entier (l’histoire avec un grand H). Il pose d’emblée, comme bien d’autres œuvres  de Brecht, le problème de l’historicité à l’horizon de toute question d’intimité et de toute question d’actualité« [7].

Ce qui, par parenthèse, rappelle étrangement le projet de Godard concernant le cinéma, un travail d’anamnèse ou histoire de la plainte du patient en vue d’établir un diagnostic : « J’existe aujourd’hui en une étroite solidarité avec le passé.  Je refuse d’oublier parce que je ne veux pas déchoir ».  Ce triple retour sur l’histoire, celui de Godard, celui du cinéma, celui de mon histoire : Oui mais voilà je ne suis même pas cinéaste. Donc il faut partir de ce qui a déterminé ma vie à chaque instant : le fait d’être femme, juive-non juive et communiste de plus en plus sans adhésion. Me débarrassant de chacune de ces identités pour mieux me les approprier, j’ai devant les yeux cette « image-dialectique » du suicide de la femme dans L’intendant Sansho de Mizoguchi, la manière dont la femme s’enfonce peu à peu dans les eaux du lac sous la clarté de la lune.

 Parce que le cinéma joue le rôle du réveil matin, dont la sonnerie déclenche un rêve instantané qui paraît durer des heures et se clôt sur le son qui l’a provoqué, ce jeu espace-temps dans la quatrième dimension a même imposé à toutes les formes d’art existantes sa manière d’être, une pensée nouvelle en miroir avec les découvertes de la physique à la même époque, l’expression du court et convulsif XX e siècle  Ma vie se joue dans ces secondes inversées du réveil, là encore je retrouve Godard : « Deux histoires nous accompagnent, dit-il dans un entretien en 1997. L’histoire qui s’approche de nous à pas précipités et une autre qui nous accompagne à pas lents. Les pas précipités, c’est terminé pour moi : je suis entré dans l’histoire à pas lents ». Aussi lents que ceux d’Anju, pénétrant dans le lac pour favoriser la fuite de son frère.

Ne pas trop se prendre au sérieux, ne jamais oublier le witz, le mot d’esprit en yiddish, ce point d’unisson entre deux inconscients, celui de la caméra et le mien, le rêve éveillé aussi rapide que cette circulation de pensée entre la sonnerie et l’éveil. Le surmoi d’habitude si sévère, toisant de toute sa hauteur le moi, qui se détend en autorisant le ça à montrer le bout de son nez, (on appelle le ça comme ça !), en vous soulageant de l’angoisse.

 

 

Max Brod raconte que quand Kafka lisait ses récits, ils avaient des fous rires. L’agressivité monte en vague autour de soi, et alors au lieu d’être culpabilisé on répond par surprise au persécuteur en lui infligeant une violente effraction, le witz intraduisible, trait d’esprit, gag, « une victoire dans la défaite »,quelque  chose comme le silex que l’on frotte contre une autre pierre, l’étincelle qui jaillit et éclaire brièvement le fond de la grotte, un savoir ignoré suggéré et qui repart dans l’oubli, le rire face à cet incongru familier et étrange.. L’impertinence, le défi  comme un jeu à usage interne depuis des siècles, un déguisement comme quand Woody Allen voit dans les yeux de la grand-mère antisémite de sa compagne  Annie Hall qu’il est un rabbin hassidique ! Ou Eric Von Stroheim devenant la figure haïe du boche, le jeu avec l’imaginaire du bourreau était une ressource inépuisable… Quitte à devoir mettre un écriteau comme Charlie Chaplin dans le dictateur : « toute ressemblance entre Hynkel le dictateur et le barbier juif est une pure coïncidence », le reflet, le miroir, la bande de Moebius dans un film de Fritz Lang…

Avoir été opprimés injustement par des salopards stupides a été une terrible épreuve pour les Juifs mais ça a été aussi une bénédiction. Le witz, encore une chose qui n’a pas disparu à Auschwitz, mais dont on peut craindre le total anéantissement en Israël. Imaginez que le nom du lieu symbole de notre extermination se termine en witz… Décidemment on  perd beaucoup en prétendant être à son tour un salopard… C’est accepter que son destin soit à jamais déterminé par les bourreaux…

Qu’est-ce que je ne veux pas oublier ? Un moment de l’histoire de l’humanité, le fait que si j’ai choisi d’être communiste alors que je n’avais pas quinze ans c’est parce que je n’ai cessé de me répéter : « Si un jour on me conduit en camp de concentration ce sera parce que j’aurai combattu et pas comme un mouton à l’abattoir comme une juive ». Enfant je répétais « j’aurai fait sauter des ponts ! » et je rêvais d’enfermer Hitler dans la petite soute à charbon de la cuisine. A chaque moment de ma vie, j’ai réagi et continue à réagir avec une sorte d’indignation adolescente qui frise toujours l’inconscience sans aucune autre stratégie que celle de me miser toute entière dans l’événement. Oui Godard a raison : « Je ne veux pas oublier pour ne pas déchoir ». Si j’accepte de plier, de me compromettre je serai ce mouton voué à l’abattoir du camp d’extermination.

Un mot encore à propos du choix d’un film de Lang, le moment le plus important dans la plupart des films de Lang est celui de la « révélation » du secret du personnage, à ce titre il y a beaucoup de secrets chez Lang, et parmi eux il  a lui même mis en scène le jour plus ou moins fantasmé où il quitte l’Allemagne nazie, parce que Goebbels lui aurait proposé  d’être cinéaste officiel du III e Reich alors que sa mère est une juive convertie.

Selon ma propre expérience, il y a dans l’histoire personnelle de tout juif si « assimilé » soit-il, si non-juif soit-il,  le moment où il découvre avec stupéfaction dans le regard de l’autre qu’il est juif, parfois comme une étrangeté, souvent il lit de la répulsion. Un juif-non juif ne peut que rire en lisant l’insolent Traité du style d’Aragon dans lequel il démonte l’illusion de la drogue, si l’on cherche le bonheur, dit-il, c’est un choix lamentable et tout honnête toxicomane vous le confirmera, comme tous les paradis celui dit artificiel est une escroquerie, de toute manière il n’y en a aucun de naturel. Il ajoute « Vous me rappelez soudain les juifs qui croient à l’existence des juifs, ce qui m’a toujours mis en colère. » Voilà la réalité, quand on découvre enfin un semblant de justification à ce qui fait que la vie est lamentable, que les êtres humains sont immondes les uns envers les autres, et qu’il n’y a pas d’amour heureux, croire qu’il en est ainsi parce qu’on est juif est rassurant, presque raisonnable, c’est l’ultime ruse de la raison et il faut la démonter comme tous les mythes pour ne pas trouver prétexte à l’injustice. Il faut se souvenir de cette tradition talmudique qui raconte que lorsque Dieu voulut créer les hommes, il demanda leur avis aux anges, celui de la paix et celui de la vérité s’y opposèrent parce que l’homme ne serait que guerre et mensonge, celui de la justice et celui de l’amour se prononcèrent pour. Dieu n’avait pas de majorité, il jeta la vérité à terre et dit « maintenant que j’ai jeté la vérité on peut créer l’homme, parce que la vérité rejaillira de terre », ce qui revient peut-être à expliquer pourquoi la fiction dit parfois plus la vérité que tous les reportages télévisuels parce que la fiction telle que la conçoivent Lang et Brecht décrit ce qui rend possible la norme et incite au doute. Ainsi je ne cesse de m’interroger sur la raison qui veut que ce film sur l’assassinat d’Heydrich le bourreau, celui qui a mis en œuvre la solution finale, efface presque complètement la question juive si importante à Prague, il ne  subsiste que deux traces de la présence juive : une horloge aux signes hébraïques qui tourne à l’envers, une curiosité du ghetto pragois, et une silhouette muette d’otage esquissée dans le baraquement où les prisonniers sont entassés en attendant l’exécution.

Peut-être que si Lang sur qui est tombé une hypothétique judéité, semble ignorer la question juive dans son film, en gommant même les allusions prévues par Brecht, c’est pour mieux être accepté par la société nord-américaine qui demeure majoritairement raciste et antisémite.  Peut-être parce que le silence sur les deux exterminations du siècle, Auschwitz et Hiroshima ont été la règle ?  Mais peut-être aussi parce qu’il a appartenu à cette catégorie historique du juif non-juif. Il y a le juif non juif, athée, converti même, « un juif tout à fait sans Dieu » pour reprendre la formule de Freud, un mécréant qui obligeait sa fiancée à manger du porc et qui ne cessa d’éprouver pourtant la force de l’appartenance à un peuple. Il y eut en Europe tout une partie des juifs, en France, en Allemagne qui rompirent avec la tradition juive et se rallièrent aux Lumières, à la Révolution. La rupture avec la synagogue donna les passions les plus diverses, de l’amour de la science à celui de la Révolution et cette soif d’un dieu de substitut,, produisit un essor remarquable de riches individualités.  Les modèles sont Spinoza, Marx, Einstein et Freud pour ne citer que les plus illustres. La rupture ne fut pas totale et ce type de juif car il s’agit bien d’un type aux nuances multiples dessina un personnage féru d’intellectualisme, indépendant d’esprit jusqu’à dénoncer au nom de la Vérité les aspects les plus sacrés de la communauté[8], un être pouvant s’identifier à une aspiration folle à la justice et à une revendication éthique. Le tout culminant dans le défi à toutes les persécutions. Ce juif non juif, catégorie dans laquelle je me suis rangée par élection, témoigne aussi d’une forme particulière de sensibilité à l’antisémitisme et ils vivent un étrange destin celui de se trouver définis par des ancêtres et alors qu’ils ont cru dépasser tout cela un jour ou l’autre ils sont contraints de revêtir leur judéité comme un vieux pardessus élimé, un manteau royal. L’archéologie se double alors tout naturellement d’une généalogie.

L’intégration, le communisme ou autres voies, nous paraissaient évidents dans les années soixante. Ce fut une période marquée par un essor théorique, le structuralisme, l’antihumanisme théorique et le rejet  de la conscience du sujet. Quand  Les Bourreaux meurent aussi  paraissent dans leur version intégrale nous en sommes là. Ce film n’est pas étranger à cette entreprise puisqu’il présente non pas l’histoire d’un individu, le sujet habituel des films mais un sujet historique, un peuple en résistance, l’inconscient de ce peuple. Il faut exhumer aussi ce temps là mais comme on le fait en archéologie, en partant du présent, dégager les strates en marquant leur discontinuité nous l’avons dit pour 1943 et 1947.

Il en est ainsi pour les années soixante que nous contemplons de 2011. Les Américains ont élaboré un concept « French Theory » avec comme principaux auteurs Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Jacques Lacan, Félix Guattari, Jean-François Lyotard, Louis Althusser, Julia Kristeva, Claude Lévi-Strauss, Simone de Beauvoir, Luce Irigaray, Friedrich Nietzsche, Martin Heidegger, Karl Marx… Les énumérer est dire le salmigondis théorique que recouvre cet engouement des universitaires nord-américains et qui nous revient comme un boomerang avec un élan progressiste indéniable parce qu’il s’agit non pas seulement de défendre le matérialisme contre l’idéalisme mais bien de dénoncer la destruction de la raison ou plutôt pour employer un langage kantien refuser de limiter la raison à l’entendement. Face à sa propre crise le Capital a renoncé au rationalisme conquérant de sa phase révolutionnaire et adopte le scientisme, le positivisme, le juridisme et l’économisme. Désormais quand je vois l’attaque menée contre la psychanalyse je sais que ce qui est en cause est le caractère actif de la connaissance, la possibilité révolutionnaire de transformer le réel. Marxisme et psychanalyse sont-ils deux continents séparés ? Il y a eu ces années là l’affirmation de Lucien Goldman définissant le marxisme comme « un structuralisme génétique » et le fait que les rapports de classes s’expriment d’une manière inconsciente et que Marx ne pouvait ignorer Hegel faisant du langage un inconscient de la logique, piste suivie par Lacan et aujourd’hui par Judith Butler.

Depuis sur le plan théorique, sur celui même d’une compréhension du monde nous avons été dépouillés de tous les repères collectifs. C’est la vague du capitalisme triomphant, la contre révolution conservatrice néolibérale qui a appliqué le programme gauchiste, la dénonciation de l’Etat, des appareils du service public, le tout marché est venu répondre avec quelque efficacité à la dénonciation de l’Etat totalitaire. Ce concept de totalitarisme creux comme une dent creuse a imposé une vision anti-collectif tout azimut pour mieux consacrer l’atomisation de la pensée.  Comme le dit Badiou à propos de la trahison des clercs français : « En philosophie, ils ont redécouvert les vertus de l’idéologie constante de leurs adversaires de la veille : l’individualisme humanitaire et la défense libérale des droits contre toutes les contraintes de l’engagement organisé. Plutôt que de chercher les termes d’une nouvelle politique d’émancipation collective, ils ont en somme adopté les maximes de l’ordre occidental établi. Ce faisant, ils ont dessiné un violent mouvement réactif au regard de tout ce que les années soixante avaient pensé et proposé ». 

 

C’est dire si un film comme  Les Bourreaux meurent aussi  peut paraître vieilli dans sa forme et son propos puisqu’il tentait de peindre un sujet historique, le nazisme comme la continuité du capitalisme malgré bien des retournements de surface. Lang et Brecht ont su très vite dénoncer la manière dont les démocraties « manipulées », les adversaires de hier ne craignaient pas de reprendre à leur compte une part de l’héritage hitlérien d’abord avec Hiroshima puis le refus de plus en plus affirmé de rompre avec le projet impérialiste, militariste, technocratique, ce que Lang désignait comme une dictature électorale.

 L’archéologie de Foucault que j’aurais jadis refusée est donc devenue aujourd’hui non pas une méthodologie antihumaniste pour dénoncer l’humanisme bourgeois mais une obligation d’exhumation parce que nous avons été recouvert d’un amas  de cendres et qu’il faut retrouver et reconstituer chaque objet dans la strate où il apparaît. Il n’est pas question d’interpréter mais d’identifier des objets.  C’est en ce sens que le film est un « monument ». Il faut comprendre ce à quoi ce film  était destiné.  Il s’agit de l’œuvre de propagande antinazie de deux exilés allemands aux Etats-Unis.  Pour cette analyse d’une totalité historique, il faut également voir comment dans chaque strate l’objet a une position, par rapport à d’autres objets, des films, des livres, des faits, des débats, des techniques. Ne pas les considérer sous tous leurs aspects mais par tous leurs aspects mis en relation, toujours le structuralisme « génétique ».

 II faut retrouver les strates archéologiques dans lesquels l’objet prend sens et pour cela aller parfois loin dans les soubassements, dans les incendies qui les ont détruites, la Guerre de Trente Ans, plus près de nous la boucherie de 14-18, 1922, le docteur Mabuse mais aussi la première pièce de Brecht sur la Révolution spartakiste. 1931 M le Maudit en ressemblance avec L’opéra de quat sous, la réflexion de Brecht sur le comédien, etc Il faut exhumer mais aussi classer, établir des parentés, des relations dialectiques… Il y a le film mais aussi ce en quoi Godard excelle, nous faire sentir une époque à travers des objets vestiges qui l’ont fait accuser par Bernard Dort d’être un simple publicitaire, des fragments, des mots et des choses. Toujours cette manière inaugurée par le surréalisme d’accéder au réel par l’escalier dérobé de l’image qui engendre un trésor de particularités dans une totalité, la monade de Walter Benjamin.

Parce qu’un film a ceci d’extraordinaire que la métaphore archéologique est matérielle et se rapproche aussi de la structure de la conscience et de l’inconscient tel que le décrit Freud dans le premier chapitre de  Malaise dans la civilisation. Tiens, encore un texte qui pose la question du devenir de la civilisation face à la capacité d’autodestruction et du nazisme ! Freud tente d’imaginer Rome ou rien ne se serait détruit, toutes les phases  historiques ne seraient plus enfouies dans des strates discontinues mais tout coexisterait simultanément  « Il suffirait alors à l’observateur de changer la direction de son regard ou son point de vue, pour faire surgir l’un ou l’autre de ces aspects architecturaux »[9]. C’est impossible mais cela montre ce qui sépare les objets matériels inscrits dans le temps et dans l’espace et ce qui relève du psychisme, de la vie de l’esprit. Et Freud ajoute que plus c’est enfoui plus c’est conservé. Le film se situe entre matérialité et vie de l’esprit, on imagine donc la complexité du travail archéologique à propos d’un film.

On le voit, j’appréhende l’archéologie d’un film à travers le marxisme et la psychanalyse, l’un met en lumière le sujet historique dans ses rapports d’exploitation et de domination, l’autre remet aussi  en cause le sujet, lui substitue un inconscient collectif qui fonctionne comme un langage, c’est inconciliable en théorie et pas en pratique. J’ajoute à la lecture un troisième élément que je dirais esthétique et que Walter Benjamin a qualifié de théologique  pour en circonscrire l’idéalisme.

Les années soixante, imaginez comment j’ai découvert stupéfaite l’invraisemblable beauté d’un film dont le scénario raconté est parfaitement imbécile, je veux parler du Tombeau hindou de Fritz Lang. L’auteur demi-dieu était enfoncé dans un crépuscule hollywoodien et il en était de même de la plupart de nos idoles, ce que raconte très bien Godard dans Le Mépris, l’essence même du cinéma que nous avons construit ces années-là dans le cadre d’un défi tous azimuts.

Le marxisme, la psychanalyse et quelque chose d’assez proche du sublime en matière d’art, le tout dans une perspective révolutionnaire et nous étions amoureux pouvez-vous l’imaginer ? Il y a, disons dans le milieu des années soixante et l’avancée vers mai 68, trois films qui à mes yeux forment système: Une femme mariée, Alphaville et Pierrot le Fou. Avec au centre un extraordinaire travail formel autour de l’amour fou pour Anna Karina, la rupture. Godard montre que ce qui menace l’amour est politique, ce mépris, cet ennui d’un monde sans perspective et où le nazisme n’a jamais été éradiqué et prend de nouvelles figures technocratiques. Quand Anna Karina se ballade en disant « qu’est-ce que je peux faire? », cela renvoie pour moi à ce texte célèbre d’un éditorialiste du Monde en mars 1968: « La France s’ennuie ». Je voudrais que vous lisiez le texte d’Aragon sur Pierrot le fou, sur Godard et l’art, il marque l’unité de la position sur l’Art avec le texte du même Aragon que j’ai cité précédemment et qui était extrait du songe du paysan de Paris (1924).

Quand je parle de politique à mes jeunes condisciples, j’ai  le sentiment de faire  de la retape pour des choses minables et croupissantes.

Pourquoi me paraît-il nécessaire d’exhumer le politique ? Pour faire le lien avec la pirouette sur laquelle Aragon termine son texte sur Godard et l’art: « Je voulais parler d’art je n’ai parlé que de la vie! »

Oui, Auschwitz et Hiroshima se croisent et se tissent dans ma mémoire et m’ont imposé le choix d’un film, d’une méthode, le présent, celui du spectateur qui lui-même appartient à un temps, une génération, à mon âge je suis la rescapée de tant de combats perdus, j’erre dans un no man’s land où je survis à la catastrophe et je suis envahie par les bruits, les images vulgaires d’une foire de l’oubli et de la réification.  J’ai perdu un à un mes compagnons. L’aboulie, l’impossibilité d’agir, de penser même ce fait est dans cette absence du politique, de votre propre action, de votre acclimatation à ce destin là. Oui le nazisme n’a pas été éradiqué, vous en avez perdu la nécessité et  l’on vous habitue à Auschwitz comme à la mort nucléaire. Vous laissez se répéter les étapes du processus. Et pour revenir à Brecht et Lang, ce qui pour moi caractérise ces deux auteurs, c’est la manière dont ils se sont débattus toute leur vie contre ce destin de l’humanité, chacun à leur manière essayant avec leur art de réveiller les consciences.

Ce que les années soixante avaient pensé et proposé a acquis, avec le temps et dans la débâcle théorique et politique généralisée, une grande cohérence qui, en sourdine, s’impose peu à peu, tout se passe comme si les réflexions d’un Foucault, d’un Lacan, d’un Lévi-Strauss, d’un Althusser se propulsaient de plus en plus vers des temps différents de ceux de leur production. Brecht est encore au purgatoire mais peu à peu tout cela remonte  reprend sens à travers de nouvelles interrogations comme celles de Judith Butler, de Zizek, de Badiou et renaît une période ou parurent se rejoindre un élan théorique et l’amorce d’une révolte dont l’élan partit d’Allemagne pour connaitre son apogée en France.  J’ai tenté et je tente encore de me situer dans ce courant qui ne se résigne pas à la défaite sans pour autant poursuivre dans une voie dans laquelle je ne me reconnais plus. Compliqué. Alors parlons cinéma.


[1] L’accord Blum-Byrnes est un pacte d’intérêts réciproques signé entre le France et les Etats-Unis le 28 mai 1946, il liquide la quasi-totalité de la dette française envers les Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale, celle-ci s’éleva  à environ 2 milliards de dollars. En échange le ministre américain des Finances Truman impose une condition cinématographique : il exige que toutes les salles de cinéma françaises projettent des films Etatsuniens, excepté une semaine par mois. C’est une manière de favoriser l’industrie cinématographique hollywoodienne, et de diffuser l’american way of life et, ainsi, de présenter la société américaine comme un modèle, un idéal, ainsi que d’imposer un type de film basé sur le divertissement commercial.

[2] Aragon Œuvres poétiques complètes Bibliothèque de La Pléiade, t.1, Gallimard, p.291

[3] Jacques Lacan, Ecrits I, Le séminaire sur la lettre volée, nouvelle édition, Editions du seuil,1999, p.12

[4] Walter Benjamin, Œuvres  III, p.431

[5] Là encore, ma première formation universitaire fut celle d’historienne, ma première recherche sous la direction de Georges Duby portait sur l’évolution des mentalités du XI au XIII e siècle à travers l’étude des chapiteaux  de cloîtres du midi. Histoire et image déjà, et ce fut à ce moment là que je découvris éblouie Le tombeau hindou et Le tigre du Bengale de Fritz Lang. Et je m’engageais passionnément dans le communisme.

[6] B.Brecht, ABC de la guerre, texte mis en préface par les deux auteurs de l’édition française Klaus Schuffels et Philippe Ivernel, p.7. Le texte provient d’un article « Propositions pour la paix ». cité par Didi Huberman, Quand les images prennent position, éditions de Minuit, p161

[7] Georges Didi-Huberman, quand les images prennent position, ouvrage cité p.23

[8] On pourrait multiplier les exemples de cette judéité assumée et pourtant dénoncée, le herem subi par Spinoza, Marx et la question juive, sans parler de l’étrange dernier livre de Freud sur Moïse et le monothéisme, les conversions de Schönberg et Malher, Bergson… Comme s’il fallait rompre avec la synagogue pour s’affirmer juif. Parfois je me dis que le sionisme n’est qu’une des figures de ce judaïsme laïque selon l’expression consacrée, et l’antisionisme passionné d’autres, une revendication théologique.

[9] S.Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF,1979,p.12-15

 

Les morts vivants de la mondialisation sauvage: The Murderer

Les morts vivants de la mondialisation sauvage: The Murderer

 Il n’y a pas que  l’Europe et la France pour s’être vu imposer un quota de films nord-américains avec les accords Blum-Byrns en 1948 (1). L’histoire du cinéma coréen est tout aussi édifiante.  La mondialisation a ses contradictions et l’occident découvre un peu partout des cinémas originaux. Certes il y avait déjà le cinéma japonais avec ses grands ancêtres Mizogushi, OZU, Kuroshawa, etc…  mais là c’était une nouvelle vague sans mauvais jeu de mot. Un cinéma était en train d’émerger, de se développer avec ses caractéristiques propres et avec une vitalité inconnue, une critique sociale qui paraît avoir déserté nos écrans européens? Oui mais l’impérialisme et son bras armé et financiarisé, les Etats-Unis, va-t-il tolérer cette diversité dangereuse? Pas d’interdits, il suffit de laisser jouer les lois du marché, les accords commerciaux et les privatisations.

Hier je suis allée voir The Murderer de Na Hong Jin, un jeune cinéaste auteur de The Chaser, un polar,un premier film qui fut salué en 2009 au festivale de Cannes par une ovation de 10 minutes. The murdere,r malgré certaines  critiques en demi-teinte, confirme le talent de ce cinéaste. Na Hong jin participe d’un essor  du cinéma sud-coréen (2) intervenu depuis le milieu des années 1990  avec le changement politique de 1990 .

Le contexte sociopolitique de ce cinéma asiatique est important. Le cinéma a un langage  national mais il  se déploie aussi dans une  aire régionale asiatique depuis toujours dominée par la Chine.  Ce pays, riche d’une culture millénaire dont on dit qu’il est le challenger des Etats-Unis est pourtant sous développé. La Chine rallie à elle par sa politique de bon voisinage, d’intérêts réciproques et de non ingérence politique tout un continent y compris les anciens ennemis japonais et coréen, elle semble la conductrice d’un vol d’oies sauvages souvent plus développées, plus occidentalisées qu’elle, et pourtant la Chine se bat avec héroïsme contre le sous développement avec l’exigence incontournable de nourrir un peuple très pauvre. Celui-ci a payé de mille douleurs sa montée hégémonique et les inégalités ne cessent de se creuser  . De son côté la Corée est un pays divisé, amputé,  S’il est beaucoup insisté sur la dictature en Corée du nord, le fait qu’ait été  imposées trois décennies de dictature militaire par les alliés nord-américains à la Corée du Sud est à peu près méconnue sous nos climats. La Corée du Sud qui a reçu une aide financière massive des Etats-Unis s’est développé économiquement, le miracle coréen, mais dans un carcan: la coupure en deux, l’assujetissement à la domination étrangère relayée par une dictature ubuesque que le peuple a balayé en 1990, la démocratie fut  instaurée mais suivi d’un désenchantement quand aux effets sociaux de la libération,  la Corée s’avère être un pays où les luttes ouvrières sont parmi les plus puissantes du monde. Ainsi en 1994, alors que le monde entier subit la vague néoconservatrice, néolibérale sans mot dire, il y a trois exceptions : la révolte ouvrière en Corée du Sud, le zapatisme au Mexique suivi de peu par le mouvement français.  

La Corée divisée, proie du capitalisme sauvage est à la recherche de ses racines  Confucius était chinois mais la Corée est aujourd’hui sa terre d’élection. Un pays qui a perdu son âme ou qui se sent en proie à cette perte avec une démocratie qui ne résoud rien, va néanmoins produire à partir de 2000 de trés grands cinéastes, Park Chanwook, Kim Jee-woon, Bong joon-Ho, Im Sang Soo et Lee Chang Dong qui a été ministre de la culture (3).  Ces cinéastes cherchent à peindre leur société, sa violence, c’est un cinéma politique mais sur le vivre ensemble de l’intimité, mêlant le tragique, le burlesque, ce qui est le propre du cinéma où l’Histoire est faite des histoires singulière. La dictature est teminée mais elle reste dans les esprits, le pays subit toujours les traumatismes de la guerre froide et ceux de la soumission de fait aux Etats-unis.

Et c’est ici que nous retrouvons les accords Blum-Byrns à l’asiatique… Le renouveau du cinéma Coréen a eu des conditions de possibilité matérielle: les exploitants ont subi un système de quota,pendant 146 jours par an ils devaient consacrer 40% de leurs séances aux films coréens et ce dispositif fut réellement appliqué à la chute de la dictature, 60% des séances furent consacrées au film coréen, le marché des productions nationales protégé, leur financement fut assuré. En juillet 2006, les Etats-Unis déclarèrent que la signature d’accord de libre échange avec la Corée serait soumis à la réduction des quotas des films coréens, les quotas passèrent à 40% et de 146 jours à 73. Et les grandes compagnies nord-américaines ont envahi les écrans imposant les blockbusters(4)

Le film: un thriller

Pourquoi parler de tout cela parce que  The Murderer est un film coréen mais tourné sous l’égide de la Fox qui a repris les studios coréens, les jeunes talents sont happés, et quand on compare l’écriture du premier film The Chaser à celui-ci on peut s’interroger est-ce qu’il ne cède pas aux exigences de ce marché mondialisé , contraint de se soumettre à un modèle hollywoodien, une machine à faire exploser l’audience mais tel n’est peut-être pas le cas. La suite nous le dira mais nous pensons que nous avons ici un jeune cinéaste avec son tempérament propre qui utilise les codes du film à gros budget et grand spectacle rafleur d’audience, par exemple ceux de la poursuite et du choc des voitures et les pervertit à partir d’un autre langage, d’autres interrogations qui restent politiques et sociales.

Il y a en effet deux parties dans ce film, la première est celle d’un cinéma d’auteur, tel  un grand film noir il peint  le désespoir d’un chauffeur de taxi Gun-ma  qui est ce que l’on appelle un joseonjok, un chinois d’origine coréenne.Il appartient à une communauté misérable de chinois-coréen dans une zone frontière entre Russie, Chine et Corée, ce borderline, cet espace multiple est déjà inscrit dans l’homme, dans sa mélancolie, dans son combat.  Le caïd du lieu l’expédie en Corée pour executer un homme en lui promettant une somme importante, il accepte parce qu’il veut retrouver sa femme et qu’il est pourri de dettes, menacé par une bande de voyous. La lutte des classes est partout y compris entre les gangsters BCBG de Séoul et ceux à qui la misère colle à la peau, comme ces combats de chiens qu’ils organisent mais le héros revendique sa dignité non seulement la sienne mais celle de sa famille.

 La mer jaune (le titre original du film) relie autant qu’elle sépare cette zone  de misère et les rives sud-coréennes avec son insolente richesse  mais où le notable, l’homme d’affaire est aussi chef de bande. L’accès de l’une à l’autre rive se fait par la violence, il faut apprendre à franchir un nouveau seuil pour accéder à l’Eldorado et le spectateur passe de la violence sociale à celle de l’absurdité des jeux vidéo métaphore  du capitalisme sauvage. Deux parties, la première est un doculentaire, la mer traversée dans l’obscurité étouffante d’une caisse à fond de cale vers les lu:mières de la ville jusqu’à  l’explosion de la violence gratuite Passerait-on du cinéma d’auteur au blockbuster, un feu d’artifice, le sang répandu à flot et les chairs que l’on découpe pour les donner au chien, pas si simple.

En fait la seconde partie celle de la poursuite puis de la vengeance  est précédée d’une errance onirique à Séoul, dans laquelle le héros, tueur de circonstance avance désoeuvré dans une ville inconnue, manger, gérer le temps envahi  d’images mentales, un héros trés digne qui s’évertue à  créer des repères entre la préparation du meurtre et la quête d’une épouse infidèle.  Le seul être qui manifeste de l’humanité est celui qu’il est chargé de tuer, quand l’assassinat aura lieu sous ses yeux, il se précipite on ne sait si c’esf pour le sauver ou pour finir par lui couper le doigt preuve exigée du crime.  Il va être désigné par tous, les gangsters bien habillés, les gangsters couverts de boue et la police incompétente, tous unis contre lui comme dans M le maudit. Le crime devient apparence comme chez Fritz Lang, apparences à laquelle le héros s’obstine à opposer des photos, celle de son épouse, celle de sa petite fille.  Nous avons une multiplication de points de vue de personnages venus d’horizons différents et nous entrons dans un espace de la foule dans lequel le héros et son commanditaire multiplient les courses poursuites par vénalité mais parce que se joue leur survie, dans ce désordre, ce chant polyphonique le héros accomplit sa vengeance et choisit la mort.  

Cette deuxième partie est celle d’une violence que l’on pourrait croire gratuite comme celle  voulue par Hollywood, par le poids nouveaux de la Fox,  avec  une répétition de massacres au couteau et à la hâche et surtout des poursuites et des chocs en voiture, pourtant si emprunt il y a c’est aussi le burlesque, du vagabond increvable et anthropophage de la ruée vers l’or à   Buster Keaton en proie à la mélancolie.  Mais la tradition picaresque est aussi vivante en Asie comme en témoigne déjà sous les Song (XVIII e) toute une littérature. Le héros,  le connard dit le film, de poursuivi devient à son tour poursuivant, frère jumeau de celui qui le harcèle, tous deux meurtriers in fine du notable criminel coréen. Celui-ci  à l’agonie n’est plus qu’un tas de la viande hachée et il  murmure que tout a commencé parce que sa femme l’a trompé dans sa maison avec son associé, un caprice, le goût de la possession, le puritanisme de cet homme qui est repectueux des rites et de la religion? Un massacre généralisé où chacun paraît la proie de ses pires pulsions s’en est suivi.  Les flics non seulement sont totalement incompétents mais ils se tuent entre eux et leurs voitures en se tamponnant les unes les autres sont les véritables protagonistes de cette apocalypse, entre l’humour et la tristessse devant l’humaine condition. Le misérable immigré , tueur imaginaire de circonstance mais vrai suspect et bouc émissaire, montre à tout le monde la photo de son épouse . Il est l’immigré, l’animal traqué mais il  apprend à se battre comme un enragé, la peinture d’un destin de suspect socialement déterminé comme dans le film noir. Pourtant cette apparente acceptation des codes à succès du cinéma nord américain est aussi typiquement coréen, nous avons un graphisme original comme dans les arts martiaux, une véritable calligraphie qui prend le pas sur le jeu video et surtout toujours présente la vision politique.

En filigrane il y a non seulement l’occidentalisation mais la description de l’invasion de la barbarie immigrée, celle de victimes coupables d’office et obligées de se défendre pour survivre.  Ces Chinois inquiétants sont de pauvres immigrés que la souffrance est en train de transformer malgré eux en maître du monde et qui sont résignés à mourir quand ils ont perdu toutes les vertus de dignité qui les animaient.  Si ce film a une parenté avec les films américains ce serait aussi avec   la saga de George Romero,  la nuit des morts vivants :  « une masse informe revenue d’entre les morts et poussée par un besoin irrépressible de se nourrir de la chair et du sang des vivants».Les deux Chinois sont le fruit de la misère et à ce titre ils reviennent sans cesse de la mort pour assumer leur vengeance sur la société coréenne pourrie, gavée, dont les défenses immunitaires ont été affaiblies par l’assujetissement, les plaisirs, son capitalisme sauvage a fait proliférer les flics dépassés par les gangs, les épouses prostituées, la poursuite sous d’autres formes du fascisme.

Après la  première partie où est décrite la déshérence de l’immigration mais en conservant  des valeurs humainement respectable, l’amour de l’épouse dont le héros ramenera les cendres et l’amour de sa petite fille, en fait le spectateur est invité à contempler la véritable violence, celle de  l’univers gore du capitalisme triomphant. Il est invité  à constater comment cela rend enragés  les hommes fidèles à leur part d’humanité, comment ils en deviennent aussi  des morts vivants  invincibles dans l’accomplissement de leur vengeance. Quand épuisé l’homme  revient chez lui en ayant forcé un vieux pêcheur à lui faire traverser la mer jaune  ce dernier l’exécute durant son sommeil, un instant doux dont nous ne voyons que la vieille barque arrêtée, quelque chose jetée à l’eau et l’urne blanche contenant les cendres de l’épouse qui flotte sur la mer tranquille.

2h20 pour ce film fleuve et pas une seconde d’ennui.

Peut-être est-il en train de se passer quelque chose d’important et que ce film traduit, à savoir la manière dont des cinéastes affrontent la mondialisation qui voudrait niveller et comment ils le font en adeptes des arts martiaux en itulisant la force de l’adversaire pour le vaincre.  Ils empruntent des déchets qui sont déjà du passé pour en faire un montage salvateur. Ils sont loin déjà de l’histoire locale traditionnelle que défend la Corée du Nord non sans talent mais ils se rapprochent de l’historien chiifonnier de Walter Benjamin fouillant dans les poubelles du présent les traces des vaincus comme porteuses seules de l’avenir. Mais peut-être ai-je une fois de plus envie de croire…

Danielle Bleitrach

 
(1) L’accord Blum-Byrns, est un pacte d’intérêts signé entre la France et les Etats-Unis le 28 mai 1946 qui liquide la quasi-totalité de la dette Française envers les Etats-Unis après le 2nde guerre mondiale, celle-ci s’élevant à environ 2 milliards de dollars. En échange le ministre Américain des finances, Truman, impose une condition cinématographique : il exige que toutes les salles de cinéma Françaises projètent des films Etats-Uniens, excepté une semaine par mois. C’est une moyen pour les Etats-Unis de favoriser l’industrie cinématographique Hollywoodienne, de diffuser l’American way of life, et, ainsi, de présenter la société Américaine comme un modèle, un idéal. Cette invasion des films américain en France sera quand même constesté par une minorité, des acteurs comme Jean marais et Simone Signoret, des cinéastes, tous se situant alors dans la mouvance du PCF. Il fut obtenu l’existence d’un ticket consacré au cinéma français.

(2) Il existe aussi un cinéma nord-coréen, souvent académique mais d’une forme classique intéressante. Si Kim Il jong père et fils sont passionnées de cinéma, contrôlent les scénarios, le fils ayant bien sûr publié un ouvrage de référence sur la question et a fait édifier un musée à sa gloire en tant que cinéaste, il n’empêche que la publication récente d’un DVD (cinéma nord-coréen 4 DVD Wild side video) qui reprend les films des années 1970, 1980 et 2000 est tout fait intéressant. L’influence d’un cinéaste Choi Ik Kyu qui connaît bien et pour cause le Japon nous présente une période historique avec l’occupation japonaise et la  collaboration des propriétaires fonciers… Honnêtement c’est à voir et même la facture classique donne une esthétique intéresssante, une recherche autochtone comparable à celle que connaît la Corée du Sud sur sa modernité, sans intervention cette fois des studios hollywoodiens.

(3)Nous sommes suffisamment critiques sur la France, pour ne pas signaler le rôle positif joué par exemple par le festival de Cannes sans lequel pour une part ce cinéma coréen n’aurait pas eu une telle audience, d’autres festivals comme la biennnale de Venise ont également joué un rôle important.

(4) pour ceux qui l’ignoreraient les blockbusters sont des machines de guerre lutteralement  faisant exploser le quartier c’est-à-dire construites pour vider les autres salles à leur profit. En ce moment Harry Potter est le blockbuster type…

 
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Publié par le juillet 24, 2011 dans CINEMA, civilisation, HISTOIRE

 

Le flux matériel de la vie par danielle Bleitrach

 Il  n’y a plus aucune résistance que des célébrations alors  j’ai pansé mes plaies dans les salles obscures à la recherche d’une image qui ne dirait pas la vérité mais sa recherche.  Il ne s’agissait pas d’un divertissement mais bien de profiter de conditions extrêmes, celui où s’écroule tout l’engagement d’une vie, pour m’interroger sur ce moment où par l’image l’homme n’est plus le centre du monde et comment cette décentration permet  de le réintroduire dans un flux matériel plus vaste ou nous pourrions revendiquer une éthique des vérités. Celle-ci ne peut surgir que de la rupture de la fiction sur laquelle s’est construite ce que nous bricolons pour justifier notre adhésion de fait à l’ordre existant, à l’idée même de l’immobilté de nous et de l’univers, quelque chose doit advenir qui rompe avec nos fidelités, à cette image même de nous-même, à notre unité, ce moment est celui d’un dérangement.

Le film de Terence Malik, The tree of life‘ est un chef d’oeuvre . Il est de bon ton chez les bobos cinéphiles  de le critiquer de manière médiocre en l’accusant de mysticisme, et alors? The Tree of Life (1 ) est une épopée, il est épique, tiens comme le théâtre de Brecht, le cinéma de Lang mais aussi de Godard, de Kubrick, etc… Il pose la question de la survie du cinéma, une survie politique.  Oui mais comme d’autres films de Terence Malik, par exemple La ligne rouge, à partir de questions politiques, la guerre, l’éducation, il décentre l’individu douloureux dans  le cosmos, The tree of life est  un hymne à la vie, à sa matérialité, une symphonie avec de nouvelles harmonies mais qui comme d’autres chefs d’oeuvre combine la forme la plus artificielle et la réalité, un regard qui croise la genèse de l’humanité participant à l’univers et la manière dont l’éducation puritaine, les fausses valeurs détruisent l’être humain en le transformant en guerrier, en prédateur.  

Terence Malik parle du flux matériel de la vie auquel nous a permis d’accéder le film, les grandes oeuvres cinématographiques sont celles qui utilisent à plein les possibilités du médium pour nous introduire dans ce nouvel espace-temps mouvement dont le sujet a disparu…  L’humanité est passée par là et n’a pas terminé sa course, le nazisme n’a jamais été éradiqué et l’espèce humaine est  confrontée à sa propre fin. C’est pour cela qu’Auschwitz et Hiroshima brillent comme mille soleil à la manière de l’énigme d’un univers étoilé qui fut jadis l’impératif catégorique, la loi morale… Parce que montent les peurs, les haines face à cette crise que nul ne peut juguler et qui creuse sous elle l’élan d’un tsunami, ce qu’un Clint Eastwood, accusé lui aussi de mysticisme a parfaitement perçu… Qui ne sent confusément qu’il ne participe à des temps comparables à la chute de l’Empire romain, en plus rapides, en plus dangereux, sans aucune issue crédible… Voici le temps des simulacres, des fausses unités à préserver…. Alors respectons ces messages où  il suffit du pied d’un enfant accédant à la vie pour que soit rétabli un ordre autre, celui qui reste à recréer, un signifiant qui va au-delà de tous les signifiés, la force du cinéma.

Cette année j’ai vu quelques grands films qui m’ont invité à saisir la décentration de l’être humain pour mieux accéder au flux matériel de la vie, celui de l’univers, bien sur le film de Terence Malik, Tree of life et le décrié Au-delà de Clint Eastwood mais il y a eu surtout la vision Les Harmonies Werckmeister (Werckmeister harmóniák) de Béla Tarr, sorti en 2001, il y a dix ans.  Le titre du film fait référence à un théoricien de la musique baroque dont les harmonies devraient être dépassées pour recréer un nouveau langage. Ce qui encore une fois faisait écho à mes préoccupations alors  que j’avais choisi de hanter la capitale du baroque, Prague, à la recherche d’un événement (l’assassinat du Bourreau Heydrich en 1942) et de sa transcription dans un film de Lang et Brecht les Bourreaux meurent aussi. Au-delà du dépassement du baroque, il y avait   la question posée par la dialectique de la raison d’Adorno et Horckheimer, la remise en cause des Lumières:  puisque l’homme qui devait aller d’un pas parallèle vers le développement des forces productives, la victoire sur les contraintes matérielles donc son émancipation sociale et personnelle choisissait la barbarie nazie… et plus tard la destruction atomique… Où et pourquoi s’était-il fourvoyé ? Le cinéma ne cesse de nous parler de cela.

Ce film de Bela Tarr se passe en Hongrie, celle  du post socialisme, un monde désoeuvré et sombre, celui d’une petite ville qui tombe sous la dictature fasciste d’un abominable cirque qui va de ville en ville porter le chaos en traînant une baleine empaillée et un prince qui exorte à la haine. Un jeune homme naif et un peu simple Janos tente de lui opposer un ordre humain, naturel. Il perdra la bataille et la raison comme la nature sera dévastée, ne laissant plus qu’un paysage de boue. Le film débute par un long plan magnifique où Janos organise dans un bistrot une scène du cosmos, les épaves désoeuvrées tournent autour d’une ampoule et miment les planètes… Il y a 39 scènes ainsi mais la plus terrible est celle où la foule emplie de haine met à sac un hopital, la violence monte jusqu’au moment où dans une salle de bain, un vieillard décharné, au corps nu, blanc et  lumineux arrête par le spectacle de sa fragilité la horde sauvage qui se replie dans un espèce de ressac. On ne peut s’empêcher de penser à des corps voués à l’extermination et que le reflux devant l’homme réduit ainsi à l’état de chose sans la moindre défense manifeste la simple volonté du réalisateur parce que dans les faits il n’y a pas eu de recul. Le nazisme est allé jusqu’au bout et il ira encore jusqu’au bout.

Et aujourd’hui pour moi la horde a poursuivi son sac, ses destructions par le négationnisme… Janos a perdu la foi dans l’être humain, il est devenu fou… catatonique…

Toujours à propos du   cinéma après le nazisme en dépassant la manière dont on a momifié cet « événement » outre Ethique de Badiou sur lequel je reviendrai surement,  je vous conseille de lire  un exilé, un ami d’Adorno et Benjamin, Sigrfried Kracauer: Théorie du film, la rédemption de la réalité matérielle (Bibliothèque des savoirs, Flammarion, 2011 traduction). En Juin 1940,  Kracauer fuit Paris et séjourne comme d’autres exilés (voir le livre d’Anne Seghers, Transit) à Marseille, lieu où je suis née à la même époque. Imaginez ces longs mois passés dans l’attente d’un visa pour les Etats-Unis, l’angoisse, les démarches quotidiennes, l’absence de moyens de survie… Mais ces mois-là furent aussi ceux d’un dialogue ininterrompu avec Walter Benjamin, ce dernier arrive à Marseille en août et se suicide à Port-Bou, le 26 septembre.  Kracauer écrit, conçoit une esthétique du cinéma et en établit une première version connue sous le titre Esthétique de Marseille. Il note l’importance des cinémathèques pour conserver un matériau non seulement périssable mais qui n’existe que quand il est regardé. A Paris, il était en relation avec Henri Langlois et Lotte Eisner, juive allemande elle aussi qui consacrera sa vie à la sauvegarde des films qui permettront plus tard la fondation de la cinémathèque française. Elle refuse de s’exiler pour veiller sur les films. Dès qu’il arrive à New York, Kracauer se précipite dans la bibliothèque et la cinémathèque du MoMa.

C’est ce que j’ai fait… Toute cette année alors même que s’écroulait l’engagement d’une vie…

Danielle Bleitrach

(1) L’arbre de la vie réalisé par Terrence Malick, interprété par Brad Pitt, Sean Penn et Jessica Chastain, sorti le 16 mai 2011 qui a reçu la palme d’or au festival de Cannes

 
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Publié par le juillet 23, 2011 dans CINEMA, HISTOIRE

 

Parlons terrasses…

Parlons terrasses…

Souvenez-vous du  film d’Ettore Scola qui annonçait le début de la fin en Italie mais aussi en Europe, ce fut un mouvement général, une débâcle contrerévolutionnaire y compris sur le plan intellectuel: dans le film la Terrasse, des intellectuels de gauche amers et désabusés se réunissent sur une terrasse pour étaler leurs désillusions. J’ai vécu une soirée à Rome, que j’ai raconté dans un bouquet d’orties, une nuit  où les têtes pensantes du PCI préparaient leur sortie du communisme. Ce qui se disait aurait fait ressembler Roccard à un affreux gauchiste,  tout à fait le film de Scola, c’était en 1986.Nous avons quitté ce lieu avec  Eric  Hobsbawm et nous nous sommes promenés dans la nuit sur le forum, la conversation est tombée sur un film de Straub et Huillet qui débutait par l’histoire d’un Résistant communiste caché là… le temps des maquis étaient bel et bien révolus, plus personne ne songeait à résister. Tout autour de moi ça tombait comme à gravelotte, ils se ruaient tous vers la social démocratie et quittaient un PCF en perte de vitesse. Ce devait être pareil partout à ce que me racontait Eric Hobsbawm et quand je vois aux actualités le reponsable actuel du parti travailliste Miliband je ne puis m’empêcher de songer à son père un marxiste de choc Ralph Miliband.

Par quelle folle naiveté me suis-je obstinée?   Le fait est que quel soit le choix personne n’en ressort bien frais… Peut-être que le moins pire a été de cultiver son jardin, de mener à bien des recherches encore que quand on voit ce qui est attendu de l’Université un doute vous saisit, la débâcle est bien globale et il y avait peu de voies qui permettait d’y échapper…

Quand je mesure la crise qui est en train de déferler sur nous, je me dis que je me suis débattue pour pas grand chose. Ce n’est d’ailleurs pas une nouvelle crise mais bien celle qui a débuté en août 2007, souvenez celle dite des subprimes, à la seule différence près que jadis c’étaient le ménages nord américains les plus pauvres maintenant ce sont les Etats…mais c’est la même crise systémique, un vague, un tsunami qui ne cesse de creuser son élan… On nous parle beaucoup de la Grèce, de l’invention d’un FMi régional, d’une gouvernance européenne économique et cependant toujours est attendu l’arbitrage des marchés… En revanche l’épée de Damocles de la faillite étatique est toujours aux Etats-Unis. la Chine poursuit ses experimentations, la ville de Chongqing, territoire-ville, qui s’était récemment illustrée par une mafia et par la plus caricaturale des corruptions est en train d’être le lieu où la « gauche » chinoise met en oeuvre une politique destinée à freiner les inégalités sociales. Il est question de combiner Mao et Deng Xiaoping et surtout comme cela s’est fait à Shangai, le chef du parti est entré dans la course à la magistrature suprême, former des cadres, les envoyer sur le terrain y faire leurs preuves, l’un part au Xinjiang mater les révoltes ouïgoures, l’autre exécute les corrompus, fait des expériences de réduction des tensions sociales… C’est passionnant et témoigne de beaucoup de pragmatisme et de vitalité. Mais je n’ai plus envie de parler de ça, ce fut le temps de Chabgement de société… A quoi cela servirait il n’y a plus de peuple pour s’en emparer…

Donc parlons de ma terrasse, voici des photos du lieu où je vis, où je lis, écris…
Danielle Bleitrach

 

 

 

 
 

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L’empan de la mémoire et l’image aux rencontres d’Arles…

L’empan de la mémoire et  l’image aux rencontres d’Arles…

Hier j’ai passé la journée à Arles, je n’ai pas voulu tout voir,  l’exposition dure jusqu’au 18 septembre j’aurais le temps peut-être de jouer les prolongations, peut-être!.

 j’ai choisi trois lieux, en fait soyons honnête le hasard a aussi présidé à cette élection,  dans chaque lieux une ou plusieurs découvertes. D’abord l’espace Van Gogh, la documentation et l’historiographie révolutionnaire mexicaine et Graciela Iturbide:

Une exposition est consacrée à des vintages de la Révolution mexicaine (1910). Le  tirage vintage désigne un tirage photographique qui date du temps de la prise de vue et a été effectué par le photographe lui-même ou sous son contrôle. Un des premiers moments de la photographie documentaire moderne saisi dans l’instant, restitué. C’est ma préoccupation actuelle: à partir d’un film, interroger la mémoire historique, le témoignage de l’image la manière dont a été construite une interprétation de l’histoire à partir de ce qui selon la vulgate ne saurait mentir puisque je le vois. A la seule question près que comme dans les autoportraits, celui qui est représenté et qui me regarde droit dans les yeux est un menteur comme lui et moi…Une manière de retour aux sources pour remettre en cause la manière dont la Révolution de 1910 a été captée par une historiographie officielle qui lui a ôté sa charge véritablement révolutionnaire, l’a instrumentalisé au profit d’un Parti devenu Révolutionnaire Institutionnel. L’exposition revendique un pluralisme du regard c’est-à-dire non seulement la fin des possédants et de leur monopole mais plus scandaleux encore le pluralisme dans l’interprétation de la révolution et de ses dynasties au pouvoir.

Imaginez que quelqu’un ait des doutes sur l’image de Sarkozy méditant devant le cercueil des soldats tombés en Afghanistan, qu’il nous sorte de derrière les fagots des images qui montre à quel point la guerre c’est moche, l’assassinat par exemple d’enfants menottés. Tiens au fait, ce devait être l’année du Mexique, d’ailleurs ce 14 juillet, un groupe de jeunes communistes mexicains a manifesté devant l’ambassade de France à Mexico pour protester contre la politique impérialiste de la France en Afrique et ailleurs…   

A côté de moi un homme feuillette le livre de cette histoire quelque chose entre l’illustration, Paris Match et l’histoire positiviste radicale d’un Lavisse. Un livre posé sur une table, écrit en espagnol, la bible de l’historiographie.  Je proteste parce qu’il change la page en le  feuilletant machinalement. Le livre  était ouverte sur les photos et le récit d’une manifestation ouvrière à la Chambre des députés mexicains. Je proteste parce que c’est justement cette présence ouvrière en 1920, une manifestation de soutien à  la Révolution bolchevique, qui a été effacée… Et cet homme qui  en resté au meilleur  des cas à la folklorisation de la révolution de 1910, sans le savoir, une fois de plus, par son geste inattentif ferme ce que cette exposition prétendait ouvrir.Il est vrai que l’exposition est peu bavarde et son propos a toute chance de passer par dessus la tête du plus grand nombre… 

    Je retourne alors dans le cloitre de Saint Trophime.Chaque coin de rue réactive le passé… Le coup de la madeleine… Quand j’ai commencé mes recherches d’historienne en 1960,  mon mémoire de maîtrise portait sur l’étude des chapiteaux, avec Duby comme directeur de recherche,  l’histoire des mentalités ,l’imaginaire historique, le dimanche de Bouvine, la place des femmes ?…Je fais le tour du cloître en retrouvant les thèmes, les sculptures, j’effleure le bord d’un puit poli à force d’avoir été caressé.  J’avais dix huit ans quand  j’ai scruté l’énigme de ces chapiteaux, c’était la guerre d’Algérie, j’ai manifesté alors contre De gaulle sur la place de la mairie d’Aix, j’ai sorti de mon manteau une banderolle sur laquelle était inscrit « Paix en Algérie », les CRS ont paru voler sur la foule, ils nous ont littéralement cueillis et j’ai été conduite d’abord dans leur car puis dans le local de la garde à vue du Commissariat de la place Jeanne d’Arc, nous y avons passé la nuit. le lendemain matin interrogatoire, nous étions 5… J’ai volé un tampon des flics, je me croyais communiste j’étais une parfaite anar… Dans le hall d’entrée Duby, le doyen Guyon étaient venus réclamer notre libération, en fait nous courrions joyeux dans les escaliers et Duby en riant nous a dit : « C’est l’univers concentrationnaire »…  Et je travaillais sur l’iconographie des chapiteaux, j’ai vu le soir même le tombeau hindou de Fritz Lang, ce fut un éblouissement mais j’étais amoureuse et cela faisait briller toute chose.

C’est dans ce cloître saint Trophime qu’est exposé Chris Marker. Encore un  contemporain, sa vision lave les mensonges accumulés Il ne manifeste pas la moindre complaisance pour nos engagements mais n’a pas plus de complaisance pour  la morale hypocrite des vainqueurs : il y a son regard sur la Corée du Nord en 1957, il peut encore aller dans les marchés, surprendre des attitudes des regards avant que lui soit reproché d’être allé là-bas alors même que la représentation un tantinet ubuesque des kim il Song se referme sur tout témoignage, résultat le regard de Chris Marker n’est accepté de personne et c’est pourtant un des rares témoignages historiques qui a eu l’opportunité de passer sous toutes les propagandes. Un peu comme les visages des révolutionnaires mexicains nous hantent comme des présences réelles diparues désormais.  Est-ce un hasard si aujourd’hui lui aussi travaille à la décomposition de tableaux de Durer(2005-2007), si, comme pour moi, il y a pour lui la nécessité de ce retour à la guerre de Trente ans où a disparu la moitié du continent européen? Notre génération fut celle de la croyance naive en l’amitié pour les être humains. Il continue, il va dans le métro traquer « les pétales de la nuit », les visage d’une humanité ordinaire si belle que les tableaux de Delacroix, de Vinci, de Ingres semblent être sortis de leurs musée pour s’asseoir sur les sièges usés du métro… Et au fond d’un couloir, j’ai failli le rater, est projeté un chef d’oeuvre un moyen métrage qui est la fois mystérieux et proche du travail de Straub et hulliet, une série d’images fixes, la jetée, un momument.  Qu’est-ce qui reste? Un bouquet fané, une photo passée non celle-ci continue à nous solliciter, l’objet petit a dirait Lacan… le photographe comme un messager d’un au-delà dans lequel je disparais peu à peu parce qu’il n’existe que parce que comme tous les morts il vivra tant que ma pensée lui donnera vie… Même la photo n’est pas une garantie, un vestige qui nous interroge, nous fixe, un culte des ancêtres noyé sous la consommation… sous le kitsh…

Savoir ce qu’il reste d’un homme a été  le projet de Sartre quand il a écrit l’idiot de la famille. Que peut-on exhumer? C’est ce que je tente à partir d’un événement l’assassinat du Bourreau de Prague, le promoteur de la solution finale, je tente d’exhumer ce que l’on peut savoiret ce qui se construit de la réalité par chaque génération.

Quand je sors du cloître et de l’exposition sur Chris Marker, je croise Cohn Bendit, cet individu m’irrite au plus haut point sans doute parce qu’il y a pour moi de l’escroquerie dans la manière dont on tente  de limiter la mémoire de mai 68 à ce trublion médiatique, comme on a effacé de la Révolution mexicaine sa charge ouvrière et révolutionnaire…

Décidemment je suis devenue une sorte de Golem, un gardien du cimetière juif de Praque,  en train de errer avec à la taille un trousseau de clé générationnel. Je peux encore ouvrir des portes qui se sont fermées pour la jeune Constance avec qui  je vais  de salle d’exposition en lieux plus ou moins balisés . Elle  prend de magnifiques photos mais  elle ignore tout de cette archéologie dans laquelle je suis engloutie.

Nous regardons ensemble l’oeuvre de Graciela Iturbide, nous sommes contente qu’une femme ait ce parcours. Peut-être est ce que cela sera ma dernière fierté, ce que nous avons accompli nous les femmes de cette génération:  Graciela Iturbide a photographié à partir des années 1970 les Indiens du Mexique, les femmes, les oiseaux, mêlant dans ses images rêve, rituel, symboles, elle est photographe mais aussi anthropologue, elle guette peut-être la parole des « vaincus » ou plutôt la manière dont ils façonnent leur résistance, des gens apparement dépolitisés mais qui ont fait de l’imaginaire le lieu de leur survie.

Nous aimons Constance et moi les mêmes photographies en particulier les dernières qu’elle a consacré à la salle de bain de Frida Khalo. Une salle de bain qui ressemble à une morgue aux carreaux blancs avec tous les instruments de torture, corsets, béquille, jambe artificielle et le portrait de Staline. Constance sent la douleur mais ne voit pas Staline. Je pense que Graciela Iturbe a fait un film sur José Luis Cuevas, encore une autre génération celle de Vlady, de Rufino Tamayo, des artistes qui sortent du corset de la génération précédente, celle des grands muralistes Séqueiros, Diego Rivera. Vlady qui est le fils de Viktor serge et dont toute l’oeuvre est pleine de questionnement sur le stalinisme, que signifie ce retour à Frida Khalo? Cette salle de bain que Diego Rivera, l’époux de Khalo avait voulu close. Constance ignore tout de ces gens-là, je crois qu’elle ne sait pas qui est Trotsky, elle aime et perçoit autrement. Devant une photo où un homme avance dans un envol d’oiseaux, je ne puis m’empêcher de lui parler d’un texte de Walter Benjamin où le pas d’un homme provoque un envol de macreuses qui font dans le ciel une calligraphie… Les être humains ont pratiquement disparu des photos d’Iturbide actuellement, il ne reste plus que ces silhouettes comme un Giacommetti avançant dans un siècle où le nazisme a été moins que jamais éradiqué et où le flot des images tente de nous le faire oublier.  Constance et moi avons terminé la journée d’une manière totalement ludique, dans un espace magnifique d’usine désaffectée nous nous sommes fait tirer le portrait, de gigantesques affiches qui tombaient du plafond, un projet de JR, il fallait attendre, passer dans une boîte et on se retrouvait avec une immense affiche que l’on nous conseillait d’aller coller sur les murs de l’usine désaffectée…

Etrange sensation que je veux goûter pleinement que celui où je me sens sur le départ d’un siècle en train de s’effacer tandis que Constance et moi nous disons notre joie qu’une femme en l’occurrence Graciela Iturbide ait mené cette aventure : aller à la rencontre de tous nos contemporains, proposer de renouer les fils d’une humanité, refuser que nous nous soyons cotoyés sans que nous n’en aillons retiré rien de commun nous et ses indiens détruits de l’intérieur, les victimes d’un autre génocide. Oui mais voilà aujourd’hui je crains que génocide gagne du terrain  puisque l’être humain disparait de la photo et qu’il ne reste plus que des traces du bouleversement de son passage.

Comment se fait-il que nos mots aient un sens l’une pour l’autre et à partir de quoi est ce que nous nous comprenons Constance et moi? Que reste-t-il de ma vie qui rejoigne ce qu’elle ressens, je l’ignore mais cette journée à été  étrangement  paisible, comme le repas sur cette terrasse où nous contemplions les toits d’Arles et où nous mangions le repas frugal mais délicieux que Serge nous avait préparé. Nous étions à côté les uns des autres en train de boire un petit rosé jeune et frais, une cohabitation polie sans véritable partage parce que nous n’avons rien à construire ensemble, rien sinon le plaisir de l’instant. Serge me raconte une anecdote sur le responsable de l’école d’architecture de Marseille, mon premier poste comme sociologue… Je ne puis m’empêcher de lui dire que si les profs de l’Ecole ont un statut c’est parce que ces années là nous avions fondé le SNESup, et qu’avec des gens comme Joly nous avons mené le combat, les architectes adhéraient tous ils confondaient le syndicat et l’ordre et il suivaient toutes les consignes… Totalement inutile, décidemment je suis incorrigible…  Je ris intérieurement en pensant que partout où il allait en France, en Espagne, à Cuba mon grand père a fondé une synagogue hyper-orthodoxe, toutes les autres lui paraissant impies… Moi j’ai fondé partout des syndicats et des cellules…  Et au bout de la course j’ai été rejointe par l’antisémitisme tandis que cellules et syndicats se vidaient de leurs adhérents décidemment au vu de la façon dont la plupart des juifs retrouvent leur identité mon grand père avait une vue nettement plus prospective que la mienne…

Constance me confie qu’elle n’arrive plus à lire c’est un effort qu’elle a du mal à faire… Pour me faire plaisir elle m’explique qu’elle a des copains qui ont fondé une librairie militante… Puis elle me parle d’un stage dans un orphelinat en Israêl, d’un petit palestinien abandonné sur la plage et recueilli, d’un restaurant dans un coin perdu où un couple d’amoureux, elle juive lui palestinien font de la cuisine palestino-juive et crée un lieu sans guerre… je pense à l’assassinat de Juliano Mer-Khamis… Constance ne sait pas ce qu’est un juif… mais pour me faire plaisir encore elle me dit que « ça ne se voit pas que je suis juive »… Mais elle est si pure, si dénuée d’a priori que je ne me sens pas blessée.

Le téléphone a sonné: Alain Chenu, celui avec qui j’ai travaillé pendant plus de quinze ans, écrit de nombreux livres se manifeste… Il m’explique qu’il ne prend pas encore sa retraite à sciences Po, je le supplie de rester parce que le jour où il part il n’y a plus aucun prof de Sciences Po qui votera NOn à la Constitution européenne, nous rions…  Il m’ancre à nouveau dans le présent. Primo Levi expliquait qu’une manière de survivre dans le camp de concentration était d’avoir des relations avec quelqu’un pour qui vous restiez un individu et pas un numéro.

Danielle Bleitrach

 
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Publié par le juillet 21, 2011 dans expositions, HISTOIRE

 

Babel et Gaza : l’illusion du peuple sans terre par Danielle Bleitrach

 A propos de l’arrestation de la flotille vers Gaza.

Ce fait d’actualité m’inspire des positions mitigées. Disons tout de suite que ce qui m’indigne est moins la situation de Gaza que la poursuite des colonisations et expropriations à Jérusaleme-Est et dans ce qui selon la loi internationale devrait être la terre de Palestine. Dans ces expulsions il y a ce mélange insupportable d’affairisme, de racisme, de colonialisme et d’hypocrite silence de « la communauté internationale » sur le sort des pauvres et des opprimés. Il y a fort heureusement en Israël même des gens qui se battent, des communistes, arabes et juifs, chrétiens, musulmans.  En ce qui concerne Gaza, il me semble que la situation a évolué du côté de l’Egypte et que c’est en tout cas de ce côté-là que devrait s’exercer la pression d’en finir avec cet indigne blocus, créer une continuité territoriale, mieux comprendre ce qui est en train de changer avec les Révolutions arabes pour y compris que la Palestine, Israêl vive ce qui est un grand mouvement de revendication, une volonté de liberté et de dignité mais aussi à partir des difficultés de vie, du chômage.

Le gauchisme est-il le mur sur lequel se brisera tout espoir?

Bref je souhaiterais qu’il y ait de véritables positions politiques et que tout soit mis en oeuvre pour rassembler largement autour de la revendication Palestinienne à un Etat, pas ces actions gauchistes qui sont minoritaires et qui ne prêtent que trop le flanc à la propagande sioniste : aucun Etat ne saurait accepter l’invasion de ses eaux territoriales et la paranoïa sur laquelle prospère l’extrême-droite israélienne a tout à gagner à ce genre d’opération. De surcroît malheureusement je sais désormais par expérience que l’antisémitisme chez ces gauchistes n’est pas un vain mot et là encore c’est le meilleur service à rendre à l’extrême-droite sioniste. Pour une part de gens simcères et droits il y a comme dans tout gauchisme une part de provocateurs et de gens dont les motivations sont autres…

Cette identification totale entre juif et israël qui pousse le trois quart des sites altermondialistes à produire une littérature nauséabonde est désormais une ligne qui interdit disons la seule politique qui m’apparaisse juste et dans laquelle je pourrais le reconnaitre au point d’avoir envie de me réengager pourf abattre l’extrême-droite sioniste et leurs alliés occidentaux, pour aboutir à la justice pour les Palestiniens ce serait celle du parti communiste israélien. Les autres sont des cons qui poussent la haine du juif jusqu’à nier l’holocauste ou à nier l’existence d’arabes israéliens comme le veut un Liberman. Un etat palestinien viable c’est-à-dire dans les frontières de 1967 en se donnant comme but à terme un Etat fédéral et en étant conscients que les communistes, les arabes israéliens sont un point d’appui. J’ai compris cela quand j’ai vue le malaise de ces gens là devant la mort de Juliano Mer-Khamis par un fanatique palestinien, il était clair que l’assassin n’était pas le bon et Juliano était trop juif à leurs yeux et pourtant ce qui avait été assassiné était une possibilité historique.

Dans l’état où est le monde, comme je l’ai écrit à propos du monologue d’Hamlet la seule chose qui conduise à maintenir des criminels en place, à permettre à un capitalisme à se maintenir est bien la crainte de ce qu’il adviendra lors de sa disparition… Le gauchisme, les outrances, la haine de l’autre et le refus de rassembler les victimes  est la meilleure chance de voir perdurer un système qui craque de toute part.

Etre arrivé par la bêtise de ces gens là, leur antisémitisme à m’éloigner moi est un véritable triomphe, aucun juif ne restera dans un tel lieu, quel que soit son antisionisme, sa colère contre la politique de l’Etat d’Israël, un jour ou l’autre il comprend qui il cotoie et il se retire.

 J’ai toujours été antisioniste parce que je crois que l’Etat d’Israêl est une catastrophe non seulement pour les Palestiniens mais pour les juifs, ceux d’Israêl et ceux de la diaspora. J’ai trouvé un vieil article de 1936 de l’Illustration, je vais le reproduire pour ce blog pour que chacun mesure à quel point tout a été fait pour pousser de pauvres gens vers cette folie et à quel point pourtant dès l’origine le mythe d’un peuple sans terre pour une terre sans peuple est erroné. Oui mais voilà « l’erreur » a été faite, un Etat a été créé le premier à le reconnaître a été Staline, peut-être par antisémitisme, peut-être par esprit borné parce que depuis le début Staline ne pouvait pas comprendre qu’il existe un peuple sans paysannerie. Peut-être aussi parce que l’Union Soviétique, ses combats héroïques avait sauvé les juifs comme tous les peuples de l’horreur nazie et qu’Israêl apparaissait alors comme un prolongement de cette saga soviétique…

Aujourd’hui je veux simplement dire quelques mots sur ce « peuple sans terre », j’y reviendrais. Ce blog est le lieu où je puis parler dans le désert de ce qui me préoccupe et je dois dire que peu de choses me préoccupent plus que cet exode auquel je suis contrainte à un âge avance, renoncer à mes engagements de toujours et ce parce que m’a été révélé l’antisémitisme des gauchistes avec lesquels j’avais peu à peu été contrainte de mener combat par ce que je croyais être l’ultime position révolutionnaire.

Le peuple sans terre ou le mythe de la tour de Babel
 
Quelques mots d’abord sur le choix de l’illustration, la tour de Babel de Breughel. Le tableau lui-même raconte l’histoire biblique de ce roi orgueilleux qui voulut ériger une tour défiant le ciel : A ce moment là nous dit la bible « Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l’Orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s’y établirent. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu ! » La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! »Dieu descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Dieu dit : « Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. » Dieu les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Dieu confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est là qu’Il les dispersa sur toute la face de la terre. » Une assez bonne image non seulement de la diaspora mais de la mondialisation . Mais le tableau de Breughel est serein, sans menace, on croirait qu’il approuve l’industrie humaine. Cette vision du peintre est en fait conforme à certaines interprétations du mythe biblique dans le judaïsme qui explore une double tradition, celle de cette tour de Babel et celle de la Loi donnée dans le désert. La tour de Babel imagine un temps où les êtres humains ne formaient qu’un seul peuple, ne parlaient qu’une seule langue, donc comme toujours dans la bible ou plutôt dans la thora, est marquée l’origine unique de tous les êtres humains, leur universalité. Mais grâce à l’écroulement de la tour de Babel, cette unité fut marquée par la diversité, la nécessité du dialogue, de la traduction et le verbe ne se confondit pas avec la chose mais symbolisa. Si la survie du judaïsme a un sens elle réside dans la Loi donnée dans le désert aux hébreux mais pour l’humanité, avant même d’avoir une terre, une patrie, ils en furent dépositaire. La loi à peine donné non seulement elle s’accompagna d’idolâtrie pour le « veau d’or », colère de Moïse qui fut aussitôt sanctionnée par l’interdiction d’entrer en « terre sainte » mais aussi sitôt promulguée elle donna lieu à autant d’interprétations qu’il y avait d’hébreux. La Loi fut confiée comme « alliance » aux juifs mais pour être apportée à tous les êtres humains, un peuple sans terre mais avec le Livre. Le livre dont l’interprétation est telle qu’il n’y a aucun « sujet présumé savoir », ni les prêtres-rabbins qui sont eux-mêmes de simples interprètes sans sacralisation, ni les rois encore plus suspects, ils ont toujours sur le dos les prophètes qui eux-mêmes sont toujours accusés par Dieu « d’en faire trop » comme Elie ou Jonas, c’est-à-dire figer la loi, la ritualiser. L’homme parle, nomme mais il n’a pas le monopole de la pensée, seul dieu pense la réalité.
 
C’est une conception qui à l’inverse de la plupart des mythes qui sont des cosmogonies, des espaces utopiques, privilégie le temps, le mouvement, la marche dans le désert de la diversité humaine sont le destin et Jérusalem n’est pas atteint. Pour une athée comme moi et bien d’autres, dieu n’est que le nom de code d’un processus, un déséquilibre permanent comme toute marche, une dialectique entre l’être humain et la nature, avec sa propre nature, entre eux. Partout les juifs s’enrichissent (j’emploie volontairement ce terme) de l’humanité dans sa diversité et transportent au-delà des frontières, partout ils remettent en question l’autarcie, « ils éventrent les poches » selon l’expression de Marx. Nous avons parlé de Théories inconciliables à propos de Marx et de Freud mais elles se retrouvent sur un certain nombre de questions  en particulier la déconstruction du MOI et le sujet assujettissement dans les rapports de production ou dans l’inconscient structuré comme un langage. Nous sommes dans les deux cas entre déterminisme et liberté, c’est-à-dire un sujet assujetti, écrasé, pris dans des normes sociales et pourtant jamais dans la reproduction simple de ces normes et se construisant dans ce bougé.

Ceci vous dira à quel point je n’accepte pas un judaïsme qui s’enfermerait dans une terre, je revendique un destin proche celui d’autres nomades comme les tziganes et ce ne fut pas un hasard si les nazis en firent nos frères à jamais dans les camps d’extermination.

 
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Publié par le juillet 20, 2011 dans actualités, HISTOIRE, mythe et légendes

 

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Louis Aragon: Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard?

Louis Aragon:  Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard?
 Qu’est-ce que l’art ? Je suis aux prises de cette interrogation depuis que j’ai vu le Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, où le Sphinx Belmondo pose à un producer américain la question : Qu’est-ce que le cinéma. Il y a une chose dont je suis sûr, aussi, puis-je commencer tout ceci devant moi qui m’effraye par une assertion, au moins, comme un pilotis solide au milieu des marais : c’est que l’art d’aujourd’hui c’est Jean-Luc Godard. C’est peut-être pourquoi ses films, et particulièrement ce film, soulèvent l’injure et le mépris, et l’on se permet avec eux ce qu’on oserait jamais dire d’une production commerciale courante, on se permet avec leur auteur les mots qui dépassent la critique, on s’en prend à l’homme.

L’Américain, dans Pierrot, dit du cinéma ce qu’il pourrait dire de la guerre du Vietnam, ou plus généralement de la guerre. Et cela sonne drôlement dans le contexte – l’extraordinaire moment du film où Belmondo et Anna Karina, pour faire leur matérielle, jouent devant une couple d’Américains et leurs matelots, quelque part sur la Côte, une pièce improvisée où lui est le neveu de l’oncle Sam et elle la nièce de l’oncle Ho… But it’s damn good, damn good ! jubile le matelot à barbe rousse… parce que c’est un film en couleur, imaginez-vous. Je ne vais pas vous le raconter, comme tout le monde, ceci n’est pas un compte rendu. D’ailleurs ce film défie le compte rendu. Allez compter les petits sous d’un milliard !

Qu’est-ce que j’aurais dit, moi, si Belmondo ou Godard, m’avait demandé : Qu’est-ce que le cinéma ? J’aurais pris autrement la chose, par les personnes. Le cinéma, pour moi, cela a été d’abord Charlot, puis Renoir, Bunuel, et c’est aujourd’hui Godard. Voilà, c’est simple. On me dira que j’oublie Eisenstein et Antonioni. Vous vous trompez : je ne les oublie pas. Ni quelques autres. Mais ma question n’est pas du cinéma : elle est de l’art. Alors il faudrait répondre de même, d’un autre art, un art avec un autre, un long passé, pour le résumer à ce qu’il est devenu pour nous : je veux dire dans les temps modernes, un art moderne, la peinture par exemple. Pour le résumer par les personnes.

La peinture au sens moderne, commence avec Géricault, Delacroix, Courbet, Manet. Puis son nom est multitude. A cause de ceux-là, à partir d’eux, contre eux, au- delà d’eux. Une floraison comme on n’en avait pas vue depuis l’Italie de la Renaissance. Pour se résumer entièrement dans un homme nommé Picasso. Ce qui, pour l’instant, me travaille, c’est ce temps des pionniers, par quoi on peut encore comparer le jeune cinéma à la peinture. Le jeu de dire qui est Renoir, qui est Bunuel, ne m’amuse pas. Mais Godard c’est Delacroix.

D’abord par comment on l’accueille. A Venise, paraît-il. Je n’ai pas été à Venise, je ne fais pas partie des jurys qui distribuent les palmes et les oscars. J’ai vu, je me suis trouvé voir Pierrot le fou, c’est tout. Je ne parlerai pas des critiques. Qu’ils se déshonorent tout seuls ! Je ne vais pas les contredire. Il y en a pourtant qui ont été pris par la grandeur : Yvonne Baby, Chazal, Chapier, Cournot… Tout de même, je ne peux pas laisser passer comme ça l’extraordinaire article de Michel Cournot : non pas tant pour ce qu’il dit, un peu trop uniquement halluciné des reflets de la vie personnelle dans le film parce qu’il est comme tous, intoxiqué du cinéma vérité, et que moi je tiens pour le cinéma-mensonge. Mais, du moins, à la bonne heure ! voilà un homme qui perd pied quand il aime quelque chose. Et puis il sait écrire, excusez-moi, mais s’il n’en reste qu’un, à moi, ça m’importe. J’aime le langage, le merveilleux langage, le délire du langage : rien n’est plus rare que le langage de la passion, dans ce monde où nous vivons avec la peur d’être pris sans verd, qui remonte, faut croire, à la sortie de l’Eden, quand Adam et Eve s’aperçoivent nus avant l’invention de la feuille de vigne.

Qu’est-ce que je raconte ? Ah ! oui j’aime le langage et c’est pour ça que j’aime Godard qui est tout langage.

Non, ce n’est pas ça que je disais : je disais qu’on l’accueille comme Delacroix. Au salon de 1827, ce qui vaut bien Venise, Eugène, il avait accroché La mort de Sardanapale, qu’il appelait son Massacre n° 2 car c’était un peintre de massacres, et non un peintre de batailles, lui aussi. Il avait eu, dit-il, de nombreuses tribulations avec MM les très durs membres du jury. Quand il la voit au mur (ma croûte est placée le mieux du monde), à côté des tableaux des autres, cela lui fait, dit-il, l’effet d’une première représentation où tout le monde sifflerait. Cela avant que ça ait commencé. Un mois plus tard, il écrit à son ami Soulier :

Je suis ennuyé de tout ce Salon. Ils finiront par me persuader que j’ai fait un véritable fiasco ! Cependant, je n’en suis pas encore convaincu. Les uns disent que c’est une chute complète que La mort de Sardanapale est celle des romantiques, puisque romantiques il y a ; les autres comme ça, que je suis inganno, mais qu’ils aimeraient mieux se tromper ainsi, que d’avoir raison comme mille autres qui ont raison si on veut et qui sont damnables au nom de l’âme et de l’imagination. Donc je dis que ce sont tous des imbéciles, que ce tableau a des qualités et des défauts, et que s’il y a des choses que je désirerais mieux, il y en a pas mal d’autres que je m’estime heureux d’avoir faites et que je leur souhaite. Le Globe, c’est-à-dire M. Vitet, dit que quand un soldat imprudent tire sur ses amis comme sur ses ennemis, il faut le mettre hors les rangs. Il engage ce qu’il appelle la jeune Ecole à renoncer à toute alliance avec une perfide dépendance. Tant il y a que ceux qui me volent et vivent de ma substance crieraient haro plus fort que les autres. Tout cela fait pitié et ne mérite pas qu’on s’y arrête un moment qu’en ce que cela va droit à compromettre les intérêts tout matériels, c’est-à-dire the cash (l’argent)…

Rien ni le franglais n’a beaucoup changé depuis cent trente-huit ans. Il se trouve que j’avais été revoir La mort de Sardanapale il y a peu de temps. Quel tableau que ce « massacre » ! Personnellement, je le préfère de beaucoup à La liberté sur les barricades dont on me casse les pieds. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il s’agit de ce que l’art de Delacroix ici ressemble à l’art de Godard dans Pierrot le fou. Ca ne vous saute pas aux yeux ? Je parle pour ceux qui ont vu le film. Cela ne leur saute pas aux yeux.

Pendant que j’assistais à la projection de Pierrot, j’avais oublié ce qu’il faut, paraît-il dire et penser de Godard. Qu’il a des tics, qu’il cite celui-ci et celui-ci là, qu’il nous fait la leçon, qu’il se croit ceci ou cela… enfin qu’il est insupportable, bavard, moralisateur (ou immoralisateur) : je ne voyais qu’une chose, une seule, et c’est que c’était beau. D’une beauté surhumaine. Physique jusque dans l’âme et l’imagination. Ce qu’on voit pendant deux heures est de cette beauté qui se suffit mal du mot beauté pour se définir : il faudrait dire de ce défilé d’images qu’il est, qu’elles sont simplement sublimes. Mais le lecteur d’aujourd’hui supporte mal le superlatif. Tant pis. je pense de ce film qu’il est d’une beauté sublime. C’est un mot qu’on emploie plus que pour les actrices et encore dans le langage des coulisses. Tant pis. Constamment d’une beauté sublime. Remarquez que je déteste les adjectifs.

C’est donc comme Sardanapale, un film en couleur. Au grand écran. Qui se distingue de tous les films en couleur par ce fait que l’emploi d’un moyen chez Godard a toujours un but, et comporte presque constamment sa critique. Il ne s’agit pas seulement du fait que c’est bien photographié, que les couleurs sont belles… C’est très bien photographié, les couleurs sont très belles. Il s’agit d’autre chose. Les couleurs sont celles du monde tel qu’il est, comment est-ce dit ? Il faudrait avoir bien retenu : Comme la vie est affreuse ! mais elle est toujours belle. Si c’est avec d’autres mots, cela revient au même. Mais Godard ne se suffit pas du monde tel qu’il est : par exemple, soudain, la vue est monochrome, toute rouge ou toute bleue comme pendant cette soirée mondaine, au début, qui est probablement le point de départ de l’irritation pour une certaine critique (ça me rappelle cette soirée aux Champs Elysées, à la première d’un ballet d’Elsa, musique de Jean Rivier, chorégraphie de Boris Kochno, décors de Brassaï, le réparateur de radios, avec le déchaînement de la salle, les sifflets à roulettes parce que l’on voyait danser les gens du monde dans une boîte de nuit, et qu’est-ce que vous voulez tout de suite, Tout Paris se sentait visé ! Pendant cette soirée-ci, le renoncement au polychromisme sans retour au blanc et noir signifie la réflexion de J.L. Godard en même temps sur le monde où il introduit Belmondo et sa réflexion technique sur ses moyens d’expression. D’autant que cela est presque immédiatement suivi d’un effet de couleur qui s’enchaîne sur une sorte de feu d’artifice, des éclatements de lumière qui vont se poursuivre sans justification possible dans le Paris nocturne où s’enflamme la passion du héros pour Anna Karina, sous la forme arbitraire de pastilles, de lunes colorées qui traversent en pluie le pare-brise de leur voiture, qui grêlent leur visage et leur vie d’un arbitraire comme un démenti au monde, comme l’entrée de l’arbitraire délibéré dans leur vie. La couleur, pour J. L. G, ça ne peut pas n’être que la possibilité de nous faire savoir si une fille a les yeux bleus ou de situer un monsieur par sa Légion d’honneur. Forcément, un film de lui qui a les possibilités de la couleur va nous montrer quelque chose qu’il était impossible de faire voir avec le noir et blanc, une sorte de voix qui ne peut retentir dans le muet de couleurs.

Dans la palette de Delacroix, les rouges, vermillon, rouge de Venise et laque rouge de Rome ou garance, jouant avec le blanc, le cobalt et le cadmium, est-ce de ma part une sorte particulière de daltonisme ? éclipsent pour moi les autres teintes, comme si celles-ci n’étaient mises là qu’afin d’être le fond de ceux- là. Ou faut-il rappeler le mot du peintre à Philarète Chasles, touchant Musset : C’est un poète qui n’a pas de couleur…etc. Moi, j’aime mieux les plaies béantes et la couleur vive du sang… Cette phrase qui m’est toujours restée me revenait naturellement à voir Pierrot le fou. Pas seulement pour le sang. Le rouge y chante comme une obsession. Comme chez Renoir, dont une maison provençale avec ses terrasses rappelle ici les Terrasses à Cagnes. Comme une dominante du monde moderne. A tel point qu’à la sortie je ne voyais rien d’autre de Paris que les rouges : disques de sens unique, Yeux multiples de l’on ne passe pas, filles en pantalons de cochenille, boutiques garance, autos écarlates, minium multiplié aux balcons des ravalements, carthame tendre des lèvres et des paroles du film, il ne me restait dans la mémoire que cette phrase que Godard a mise dans la bouche de Pierrot : Je ne peux pas voir le sang, mais qui, selon Godard, est de Federico Garcia Lorca, où ? qu’importe, par exemple dans La plainte pour la mort d’Ignacio Sanchez Mejias, je ne peux pas voir le sang, je ne peux pas voir, je ne peux, je ne. Tout le film n’est que cet immense sanglot, de ne pouvoir, de ne pas supporter voir, et de répandre, de devoir répandre le sang. Un sang garance, écarlate, vermillon, carmin, que sais-je ? Le sang des Massacres de Scio, le sang de La mort de Sardanapale, le sang de Juillet 1830, le sang de leurs enfants que vont répandre les trois Médée furieuse, celle de 1838 et celles de 1859 et 1862, tout le sang dont se barbouillent les lions et les tigres dans leurs combats avec les chevaux… Jamais il n’a tant coulé de sang à l’écran, de sang rouge, depuis le premier mort dans la chambre d’Anna-Marianne jusqu’au sien, jamais il n’y a eu à l’écran de sang aussi voyant que celui de l’accident d’auto, du nain tué avec des ciseaux et je ne sais plus, je ne peux pas voir le sang, Que ne quiero verla ! Et ce n’est pas Lorca mais la radio qui annonce froidement cent quinze maquisards tués au Vietnam… Là, c’est Marianne qui élève la voix : C’est pénible, hein, ce que c’est anonyme… On dit cent quinze maquisards, et ça n’évoque rien, alors que pourtant, chacun, c’étaient des hommes, et on ne sait pas qui c’est : s’ils aiment une femme, s’ils ont des enfants, s’ils aiment mieux aller au cinéma ou au théâtre. On ne sait rien. On dit juste cent quinze tués. C’est comme la photographie, ça m’a toujours fasciné… Ce sang qu’on ne voit pas, la couleur. On dirait que tout s’ordonne autour de cette couleur, merveilleusement.

Car personne ne sait mieux que Godard peindre l’ordre du désordre. Toujours. Dans Les carabiniers, Vivre sa vie, Bande à part, ici. Le désordre de notre monde est sa matière, à l’issue des villes modernes, luisantes de néon et de formica, dans les quartiers suburbains ou les arrière-cours, ce que personne ne voit jamais avec les yeux de l’art, les poutrelles tordues, les machines rouillées, les déchets, les boîtes de conserves, des filins d’acier, tout ce bidonville de notre vie sans quoi nous ne pourrions vivre, mais que nous nous arrangeons pour ne pas voir. Et de cela comme de l’accident et du meurtre il fait la beauté. L’ordre de ce qui ne peut en avoir, par définition. Et quand les amants jetés dans une confuse et tragique aventure ont fait disparaître leurs traces, avec leur auto explosée aux côtés d’une voiture accidentée, ils traversent la France du nord au sud, et il semble que pour effacer leurs pas, il leur faille encore, toujours, marcher dans l’eau, pour traverser ce fleuve qui pourrait être la Loire… plus tard dans ce lieu perdu de la Méditerranée où, tandis que Belmondo se met à écrire, Anna Karina se promène avec une rage désespérée d’un bout à l’autre de l’écran en répétant cette phrase comme un chant funèbre : Qu’est-ce que je peux faire ? Je ne peux rien faire… Qu’est-ce que je peux faire ? Je ne peux rien faire… A propos de la Loire…

Ce fleuve au moins, avec ses îlots et ses sables, j’ai pensé en le regardant que c’est celui qui passe dans le paysage à l’arrière de la Nature morte aux homards qui est au Louvre, que Delacroix a peinte, dit-on, à Beffes, dans le Cher près de la Charité-sur-Loire. Cet étrange arrangement (ou désordre) d’un lièvre, d’un faisan avec deux homards cuits vermillon sur le filet d’un carnier de chasse et un fusil devant le vaste paysage avec le fleuve et ses îles, on peut m’expliquer qu’il l’a fait pour un général habitant le Berry, il n’en demeure pas moins un singulier carnage, ce Massacre n° 2 bis, qui est à peu près contemporain de La mort de Sardanapale, et paraîtra aux côtés de ce tableau au Salon de 1827. C’était l’essai d’une technique nouvelle où la couleur est mélangée avec du vernis au copal. Toute la nature de Pierrot le fou est ainsi vernie avec je ne sais quel copal de 1965, qui fait que c’est comme pour la première fois que nous la voyons. Le certain est qu’il n’y a de précédent à La Nature morte aux homards, à cette rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur la table de dissection du paysage, comme il n’y a d’autre précédent que Lautréamont à Godard. Et je ne sais plus ce qui est le désordre, ce qui est l’ordre. Peut être que la folie de Pierrot, c’est qu’il est là à mettre dans le désordre de notre temps l’ordre stupéfiant de la passion. Peut-être. L’ordre désespéré de la passion (le désespoir, il est dans Pierrot dès le départ, le désespoir de ce mariage qu’il a fait, et la passion, le lyrisme, c’est la seule chance encore d’y échapper).

L’année où Eugène Delacroix brusquement, part pour le Maroc traversant la France par la neige et une gelée de chien… une bourrasque de vent et de pluie, 1832, il n’y avait pu avoir de Salon au Louvre à cause du choléra à Paris. Mais en mai, une exposition de bienfaisance remplace le Salon, où cinq toiles de petit format prêtées par un ami représentent l’absent. Trois d’entre elles semblent avoir été faites coup sur coup, et probablement en 1826 – 1827 : l’Etude de femme couchée (ou Femme aux bas blancs) qui est au Louvre, la Jeune femme caressant un perroquet qui est au Musée de Lyon et Le Duc de Bourgogne montrant le corps de sa maîtresse au Duc d’Orléans, qui est je ne sais où.

C’est dans le plein temps de sa liaison avec Mme Dalton, mais il est impossible de savoir qui sont au vrai les femmes nues de ces trois tableaux, si c’est la même. Sans doute, la Jeune femme au perroquet a-t-elle les paupières lourdes qu’on voit à la Dormeuse qui est, paraît-il, Mme Dalton. Mais ni l’une ni l’autre ne ressemblent au portrait de cette dame par Bonington. Dans le Journal d’Eugène, il passe beaucoup de jeunes femmes qui viennent poser, et à propos desquelles il inscrit dans son carnet une très particulière arithmétique. Quoi qu’il en soit, on tient Le Duc de B, etc.., pour la suite de ces deux études, et personne ne doute qu’il y ait coïncidence de strip-tease entre le tableau et la vie, Eugène pouvant bien être le Duc de Bourgogne et son ami Robert Soulier, le Duc d’Orleans. On sait comment Mme DALTON passa de l’un à l’autre. Mais la perversité du peintre n’est pas ici en question : dans Pierrot le fou c’est Belmondo qui joue avec un perroquet. Je ne dis tout ceci que pour montrer comment si je le voulais, moi aussi, je pourrais m’adonner au délire d’interprétation. Et d’ailleurs, n’est-ce pas là réponse à la question d’où j’étais parti ? L’art, c’est le délire d’interprétation de la vie.

Si je voulais aussi, j’aborderais J. L. G. par le rivage des peintres pour chercher origine à l’une des caractéristiques de son art dont on lui fait le plus reproche. La citation, comme disent les critiques, les collages comme j’ai proposé que cela s’appelle, et il m’a semblé voir, dans des interviews, que Godard avait repris ce terme. Les peintres ont les premiers usés du collage au sens où nous l’entendons, lui et moi, dès avant 1910 et leur emploi systématique par Braque et Picasso : il y a, par exemple, Watteau dont L’enseigne de Gersaint est un immense collage, où tous les tableaux au mur de la boutique et le portrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaut qu’on met en caisse sont cités comme on se plaît à dire. Chez Delacroix, il suffit d’un tableau de 1824, Milton et ses filles, pour trouver « la citation » en tant que procédé d’expression. Il y avait quelque provocation à prendre pour sujet de peinture un homme qui ne voit point afin de nous montrer sa pensée : l’aveugle pâle est assis dans un fauteuil appuyant sa main sur un tapis de table brodé, dont ses doigts palpent les couleurs devant un pot de fleurs qui lui échappe.

Mais au-dessous de ses deux filles assises sur des sièges bas, l’une prenant la dictée du Paradise lost, la seconde tenant un instrument de musique qui s’est tu, il y a une toile non encadrée au mur où l’on voit Adam et Eve fuyant le paradis perdu devant le geste de l’Ange qui les chasse sans verd, nus et honteux. C’est un collage destiné à nous apprendre l’invisible, la pensée de l’homme aux yeux vides. Le procédé ne s’est pas perdu depuis. Vous connaissez ce tableau de Seurat, Les Poseuses, où dans l’atelier du peintre trois femmes déshabillées, l’une à droite en train d’enlever des bas noirs, se trouvent à côté du grand tableau de La Grande Jatte, « cité » fort à propos pour que ceci soit autre chose que ce que nous appelons un strip-tease. Et Courbet, quand il fait collage de Baudelaire dans un coin de son Atelier, hein ? De même, dans Pierrot, Godard avant d’envoyer la lettre l’affranchit d’un Raymond Devos : comme il avait fait du philosophe dans Vivre sa vie, Brice Parain. Ce ne sont pas là des personnages de roman, ce sont des pancartes, pour apprendre comment Adam et Eve furent chassés du paradis terrestre.

Au reste, s’il y a dans ce domaine une différence entre Pierrot et les autres films de Godard, c’est dans ce qu’on ne manquera pas de considérer ici comme une surenchère. Voilà plusieurs années que ce procédé est reproché à l’auteur du Mépris et du Petit soldat comme une manie dont on attend qu’il se débarrasse. Les critiques espèrent l’en décourager et sont tout près d’applaudir un Godard qui simplement cesserait d’être Godard, et ferait des films comme tout le monde. Ils n’y réussissent pas très bien à en juger par ce film-ci. Si quelqu’un devait se décourager, c’est eux. L’accroissement du système des collages dans Pierrot le fou est tel qu’il y a des parties entières (des chapitres, comme dit Godard), qui ne sont que collages. Ainsi toute la réception mondaine du début. Eh bien, non. Ils continuent, ils ont reconnu (parce que Belmondo tient l’Elie Faure de poche en main) que le texte par quoi commence toute l’histoire, sur Velasquez, est d’Elie Faure. Ils n’ont pas très bien compris pourquoi, plus tard, Pierrot lit la récente réimpression des Pieds Nickelés. Dans une histoire où Belmondo brandit un livre de la Série Noire pour dire voilà ce que c’est qu’un roman ! Moi, je me rigole, messieurs : quand j’étais enfant on ne me disait rien si on me trouvait à lire Pierre Louys ou Charles-Henry Hirsch, mais ma mère m’interdisait les Pieds Nickelés. Qu’est-ce qu’elle m’aurait passé, si elle m’avait pincé avec l’Epatant, où ça paraissait ! Je ne sais pas de quoi ça a l’air pour les jeunes blousons noirs, nos cadets, mais, pour les gens de ma génération qui n’ont pas encore la mémoire tout à fait cartilagineuse la ressemblance entre les Pieds Nickelés et les types de « l’organisation » dans le jeu compliqué de laquelle est tombé Pierrot saute aux yeux : si bien que toute cette affaire, quand Belmondo lit les Pieds Nickelés, prend un sens légèrement plus complexe qu’il ne semble à première vue.

L’essentiel n’est pas là : mais qu’il faut bien au bout du compte se faire à l’idée que les collages ne sont pas des illustrations du film, qu’ils sont le film même. Qu’ils sont la matière même de la peinture, qu’elle n’existerait pas en dehors d’eux. Aussi tous ceux qui persistent à prendre la chose pour un truc feront-ils mieux à l’avenir de changer de disque. Vous pouvez détester Godard, mais vous ne pouvez pas lui demander de pratiquer un autre art que le sien, la flûte ou l’aquarelle. Il faut bien voir que Pierrot qui ne s’appelle pas Pierrot, et qui hurle à Marianne : Je m’appelle Ferdinand ! se trouve juste à côté d’un Picasso qui montre le fils de l’artiste (Paulo enfant) habillé en pierrot. Et en général, la multiplication des Picasso aux murs ne tient pas à l’envie que J.L.G. pourrait avoir de se faire prendre pour un connaisseur, quand on vend des Picasso aux Galeries Lafayette. L’un des premiers portraits de Jacqueline, de profil, est là pour, un peu plus tard, être montré la tête en bas parce que dans le monde et la cervelle de Pierrot tout est upside down. Sans parler de la ressemblance des cheveux peints, et des longues douces mèches d’Anna Karina. Et la hantise de Renoir (Marianne s’appelle Marianne Renoir). Et les collages de publicité (il y a eu la civilisation grecque, la civilisation romaine, maintenant nous avons la civilisation du cul…), produits de beauté, sous-vêtements.

Ce qu’on lui reproche surtout, à Godard, ce sont les collages parlés : tant pis pour qui n’a pas senti dans Alphaville (qui n’est pas le film que je préfère de cet auteur) l’humour de Pascal cité de la bouche d’Eddie Constantine devant le robot en train de l’interroger. On lui reproche, au passage, de citer Céline. Ici Guignol’s band : s’il me fallait parler de Céline on n’en finirait plus. Je préfère Pascal, sans doute, et je ne peux pas oublier ce qu’est devenu l’auteur du Voyage au bout de la nuit, certes. N’empêche que Le voyage, quand il a paru, c’était un fichument beau livre et que les générations ultérieures s’y perdent, nous considèrent comme injustes, stupides, partisans. Et nous sommes tout çà. Ce sont les malentendus des pères et des fils. Vous ne les dénouerez pas par des commandements :  » Mon jeune Godard, il vous est interdit de citer Céline ! ». Alors, il le cite, cette idée.

Pour ma part, je suis très fier d’être cité (collé) par l’auteur de Pierrot avec une constance qui n’est pas moins remarquable que celle qu’il apporte à vous flanquer Céline au nez. Pas moins remarquable, mais beaucoup moins remarquée par MM les critiques, ou parce qu’ils ne m’ont pas lu, ou parce que ça les agace autant qu’avec Céline, mais n’ont pas avec moi les arguments que Céline leur donne, alors il ne reste que l’irritation, et le passé sous silence, l’irritation pire d’être muette. Dans Pierrot le fou un grand bout de La Mise à mort…, bien deux paragraphes, je ne connais pas mes textes par coeur, mais je les reconnais, moi, au passage… dans la bouche de Belmondo m’apprend une fois de plus cet espèce d’accord secret qu’il y a entre ce jeune homme et moi sur les choses essentielles : l’expression toute faite qu’il la trouve chez moi, ou ailleurs, là où j’ai mes rêves (la couverture de l’Ame au début de La femme mariée, Admirables fables de Maïakovski, traduit par Elsa, dans Les carabiniers, sur la lèvre de la partisane qu’on va fusiller). Quand Baudelaire eut dans Les phares collé un Delacroix, Lac de sang hanté des mauvais anges…, le vieux Delacroix lui écrivit : Mille remerciements de votre bonne opinion : je vous en dois beaucoup pour les Fleurs du Mal : je vous en ai déjà parlé en l’air, mais cela mérite toute autre chose… Quand, au Salon de 1859, la critique exécute Delacroix c’est Baudelaire qui répond pour lui, et le peintre écrit au poète : Ayant eu le bonheur de vous plaire, je me console de leurs réprimandes. Vous me traitez comme on ne traite que les grands morts. Vous me faîtes rougir tout en me plaisant beaucoup : nous sommes faits comme cela…

Je ne sais pas trop pourquoi je cite, je colle cela dans cet article : tout est à la renverse, sauf que oui, dans cette petite salle confidentielle, noire, où il n’y avait qu’Elsa, quand j’ai entendu ces mots connus, pas dès le premier reconnus, j’ai rougi dans l’ombre. Mais ce n’est pas moi qui ressemble à Delacroix. C’est l’autre. Cet enfant de génie.

Voyez-vous, tout recommence. Ce qui est nouveau, ce qui est grand, ce qui est sublime attire toujours l’insulte, le mépris, l’outrage. Cela est plus intolérable pour le vieillard. A soixante et un ans, Delacroix a connu l’affront, le pire de ceux qui distribuent la gloire. Quel âge a-t-il, Godard ? Et même si la partie était perdue, la partie est gagnée, il peut m’en croire.

Comme j’écrivais cet article, il m’est arrivé un livre d’un inconnu. Il s’appelle Georges Fouchard, et son roman, De seigle et d’étoiles ce qui est un titre singulier. Je l’ai lu d’une lampée. Je ne sais pas s’il est objectivement un beau livre. Il m’a touché, d’une façon bizarre qui avait trait à Delacroix. On sait de celui-ci, que tous les ans, avec deux amis (J.B. Pierret et Felix Guillemardet), depuis 1818, il fêtait, à tour de rôle chez l’un chez l’autre, la Saint-Sylvestre. On imagine ce que ces réunions périodiques, dont il nous est resté des dessins de Delacroix, supposaient d’espoirs, de projets, de confidences, de discussions… Guillemardet meurt en 1840, Pierret en 1854. Ni l’un ni l’autre ne sont devenus grand’chose. Delacroix finira seul cette vie, sans ses amis de jeunesse.

Or, dans De seigle et d’étoiles, le roman tourne autour de trois amis, Bouju, Gerlier et Frédéric, qui ont formé une sorte de groupe à trois, Mach 3, qu’ils l’appellent. Le roman, c’est ce que cela devient et ce que cela ne devient pas. Tout recommence, je vous dis. L’anecdote varie, et c’est tout. Votre jeunesse, jeunes gens, c’est toujours la mienne. Et Bouju écrira, presque pour finir, cette lettre, ce désespoir de lettre, parce qu’après tout Mach 3 c’est simplement trois pauvres types inadaptés. Drôle ce chiffre trois, pour Delacroix, pour moi. Et Bouju écrit tout de même, sans doute pour optimiser, comme il dit… quel âge a-t-il, Bouju, à cette minute là ? Et Fouchard lui, il a trente-cinq ans quand paraît son premier roman, comme dit le prière d’insérer. J’insère. Mais Bouju qui s’intitule le braillard de l’Anti-Système dit encore : Vingt, vingt-cinq bouquins, nous écrirons si c’est nécessaire pour réveiller ce petit déclic qui marque des soubresauts dans les foules de tous les pays. Si vous ne comprenez pas, allez donc faire de la bicyclette, ça vous fera les mollets…

Quel rapport, ceci qui vient après une sorte de bilan de la destinée d’un Rimbaud, quel rapport cela a-t-il avec Pierrot le fou, avec Godard ? Combien y- a-t-il déjà de films de Godard ? Nous sommes tous des Pierrot le fou, d’une façon ou de l’autre, des Pierrot qui se sont mis sur la voie ferrée, attendant le train qui va les écraser puis qui sont partis à la dernière seconde, qui ont continué à vivre. Quelles que soient les péripéties de notre existence, que cela se ressemble ou non, Pierrot se fera sauter, lui, mais à la dernière seconde il ne voulait plus. Voyez-vous tout cela que je dis paraît de bric et de broc : et ce roman qui s’amène là-dedans comme une fleur… Si j’en avais le temps, je vous expliquerais. Je n’en ai pas le temps. Ni le goût d’optimiser. Mais pourtant, peut-être, pourrais-je encore vous dire que tant pis pour ce qu’on était et ce qu’on est devenu, seulement le temps passe, un jour on rencontre un Godard, une autre fois un Fouchard. Pour la mauvaise rime. Et voilà que cela se ressemble, que cela se ressemble terriblement, que cela recommence, même pour rien, même pour rien. Rien n’est fini, d’autres vont refaire la même route, le millésime seul change, ce que cela se ressemble…

Je voulais parler de l’art. Et je ne parle que de la vie.

 
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Publié par le juillet 18, 2011 dans CINEMA, textes importants

 

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